La période, en cours , allant d’avril à juin, est toujours propice à faire ressurgir , chaque année, le débat sur les événements historiques qui caractérisent cette période, en 1848, relativement à l’esclavage. Et , en particulier, une série de dates « s’affrontent » pour capter des évènements de portées différentes.

 

Il y a d’abord la date de l’abolition de l’esclavage et de sa commémoration : Depuis la loi n° 83-550 du 30 juin 1983 relative à la commémoration de l’abolition de l’esclavage et en hommage aux victimes de l’esclavage, cette date est fixée, par décret :           le 27 mai en Guadeloupe, le 22 mai en Martinique, le 10 juin en Guyane, le 20 décembre à la Réunion, et le 27 avril à Mayotte.

Depuis, plusieurs lois sont venus « ajouter des dates » aux précédentes : c’est le cas de la loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. Cette loi, dite « Loi Taubira », du nom de la députée de Guyane qui en a été la rapporteure, a été adoptée au Parlement le 10 mai 2001.

Et, depuis 2006, la France commémore officiellement, le 10 mai, la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions.

Mais il y a, aussi, la loi, plus récente, n°2017-256 du 28 Février 2017,  qui stipule que : « La République française institue la journée du 10 mai comme journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, et celle du 23 mai comme journée nationale en hommage aux victimes de l’esclavage. » Il s’agit d’un texte du titre VII- dispositions relatives à la culture- de l’article 75, dans le b) du 2° de cet article, de la LOI n° 2017-256 du 28 février 2017, dite de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique.

Faut-il ajouter qu’à SaintMartin, la commémoration a lieu le 27 mai, même si, recherches historiques à l’appui, certains voudraient voir retenir le 28 mai. Par contre, à St Barthélémy, la date officielle de commémoration de l’abolition c’est le  9 octobre.

On ne peut s’empêcher, pour compléter cette « farandole » de dates, de signaler les deux dates internationales de commémoration de l’abolition de l’esclavage : le 2 décembre, pour l’ONU ; et le 23 août pour l’UNESCO.

Des dates de commémorations qui reviennent, à nouveau, au-devant de l’actualité nationale, en France.

L’actualité de ces dates vient d’une information parvenue, ce 26 avril 2021, dans les rédactions des journaux , où on note que : « Le Président du Comité Marche du 23 mai 1998 (CM98), soutenu à l’unanimité par son conseil d’administration, a décidé de démissionner du conseil d’administration de la Fondation pour la Mémoire de l’esclavage (FME). » Fondation présidée, par l’ancien Premier Ministre, Mr Jean-Marc Ayrault.

Notons que ce président démissionnaire, c’est le Dr Emmanuel Gordien, Médecin hospitalier, originaire de Guadeloupe, virologue, exerçant à l’hôpital Avicenne de Bobigny.

La circulaire de la discorde.

À l’origine de sa décision, il y aurait la circulaire n° 6257/SG du 16 Avril 2021, intitulée « Commémorations nationales 2021 de la mémoire de l’esclavage », signée par le Premier Ministre. Un texte qui, selon CM98, entérine l’idée qu’il n’y a qu’une seule date qui mérite d’être commémorée officiellement en France, celle du 10 mai ; et que par conséquent le souvenir de celles et ceux qui ont été victimes des crimes contre l’humanité que furent la traite et l’esclavage, dont la date de commémoration nationale est le 23 mai, est secondaire.

Dans cette circulaire du 16 avril 2021, il est en effet demandé aux préfets : « d’organiser le 10 mai la cérémonie commémorative prévue dans chaque département de l’hexagone par le décret n°2006-388 du 31 mars 2006 … ». Puis dans le paragraphe suivant, il est demandé à ces mêmes préfets de diffuser ladite circulaire à l’ensemble des maires de leur département et de les inviter, « à organiser une cérémonie similaire, ou toute autre initiative, notamment culturelle … soit le 10 mai, soit le 23 mai, soit à une autre date choisie par la municipalité … entre le 27 avril et le 10 juin ».

On serait, en fait, ici, sur deux registres différents, quoique complémentaires : celui, que les autorités voudraient national : il s’agirait surtout de la commémoration des abolitions ; et celui de l’hommage aux victimes de l’esclavage, dont les autorités tendraient à laisser les commémorations aux instances locales. Ce qui ne serait pas du gout de CM98.

Je m’étais amusé, l’année dernière, en confinement, d’une polémique, à propos de ces dates, entre deux personnalités locales.

Le 22 mai 2020, je rédigeais, en effet, une petite « confination » – c’est ainsi que j’appelle mes réflexions en confinement – qui s’adressait, plus particulièrement à M.Yves- Léopold Monthieux,(YLM) à propos de sa contre-chronique : « L’esclavage ne doit pas être la carte de visite de la Martinique »

J’avais trouvé très intéressant le débat qu’avait YLM avec Daniel Marie-Sainte(DSM), ancien syndicaliste et homme politique actuel, sur la question de l’abolition de l’esclavage ; et cela m’avait même, intellectuellement, beaucoup amusé .

Amusant , en effet, me paraissait, ce débat d’intellectuels chevronnés s’échangeant des arguments pleins de formalisme, de juridisme, d’historicisme, et de citations, dans une passionnante démarche d’historicité, à propos de la date de l’abolition de l’esclavage à la Martinique.

Démarche d’historicité puisque les débatteurs cherchaient à indiquer, ce qui , de leur point de vue, est établi par l’Histoire (historicité) à propos de la date de l’abolition de l’esclavage à la Martinique :

Pour DMS, la date « historique » de l’abolition de l’esclavage, c’est le 22 mai, ou plutôt, le lendemain, le 23 mai, date de la proclamation, à Saint-Pierre, de cette abolition, par l’arrêté du Gouverneur Rostoland , suite aux émeutes de la veille, dans la ville.

Pour YLM, l’historicité de l’abolition de l’esclavage à la Martinique serait autour du 27 avril 1848, date de la signature du décret du gouvernement français portant abolition de l’esclavage sur ses territoires .

Les arguments des deux protagonistes tiennent parfaitement la route.

Pour YLM, ce serait, une conception idéologique de l’histoire, introduite par l’historien Martiniquais, Armand Nicolas, dont les ouvrages font références, qui aurait fait, des émeutes du 22 mai 1848, le point de départ d’un processus qui a abouti, au lendemain, par un arrêté du Gouverneur proclamant l’abolition, déjà obtenue, en droit, par le décret du 27 avril1848.

Mais, DSM avance alors un argument juridique et formel : ce décret , à la date du 22 mai n’était pas notifié, publié et proclamé à Saint Pierre. « en droit français pour que l’Acte soit exécutoire, il ne suffit pas qu’il soit signé, il faut qu’il soit également notifié aux personnes concernées. Dixit DSM »

Contre-argument juridique, tout aussi formel, sous forme de rappel de YLM : «  je te rappelle que la décision du gouverneur Rostoland n’était pas un décret mais un arrêté, qu’un arrêté ne remplace pas un décret et que le décret ou l’arrêté ne sont pas « notifiés » lorsqu’ils sont de portée générale. Leur publication suffit, comme pour la loi. Dixit YLM »

Notre amusement, ici, venait du fait que les débateurs avaient tous les deux raison, chacun voulant rester sur son registre d’historicisme, lequel voudrait que l’histoire , par elle-même, serait capable d’établir des vérités. Puisse que tout dépend de la manière dont on aborde cette « science du temps, bâtie sur des documents », qu’est l’histoire.

C’est ainsi que, pour YLM, l’histoire de l’abolition de l’esclavage à la Martinique serait écrite « selon un cahier des charges rédigé par des politiques » ; Cahier des charges que rejetteraient, selon lui, les jeunes historiens et historiennes du pays. Ces derniers feraient de l’histoire un récit écrit par lequel ils et elles s’efforceraient de faire connaître les temps révolus ; non pas dans un récit, au sens littéraire, où les faits, les évènements, pourraient être mis dans un ordre arbitraire ou spécifique, démarche qui serait à l’opposé de l’histoire. Celle-ci étant aussi un récit, mais où, les faits, les évènements seraient mis dans un ordre chronologique et cohérent ; Dans une démarche où le métier d’historien serait moins près du politique, mais plus proche de celui du juge ou du détective-enquêteur. En fait, un métier de chercheur, comme les autres, avec cette démarche scientifique moderne qui cherche à imposer à tous les objets du savoir un modèle intellectuel uniforme, emprunté aux sciences de la nature ou physique. Même si, rappelons-le, tout de même, selon Schopenhauer, ce philosophe qui a notamment posé la question de la scientificité de l’histoire :        ,   « l’histoire  est une connaissance sans être une science ».

Pour DMS, « à l’histoire écrite par les maîtres colonisateursmoi je préfère chercher à découvrir “celle qui a été vécue par nos ancêtres esclaves et, surtout, à rendre hommage à leurs mémoires ! » On est, ici, dans une autre démarche, où on admet que l’histoire n’est pas toujours « neutre » ; DSM rappelle même, à sa manière, ce proverbe africain qui dit que « les histoires de chasse seront toujours écrites à la gloire des chasseurs tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens ».

Débat de dates et réalités de la fin de l’esclavage.

Mais, voilà que ce débat de dates, à la limite, dérisoire, devient plus que pertinent quand on passe des aspects formels aux aspects réels. Les aspects formels peuvent être vite tranchés : A l’évidence YLM a probablement raison. « Sans le décret du 27 avril 1848, il n’y aurait pas eu d’arrêté du 23 mai 1848 ! Et même s’il y a eu des « libérés de fait » dès avant le décret d’Abolition et que Le 22 mai 1848 n’était pas une émeute organisée , comme il le dit. Mais, tout aussi évident,DSM a aussi raison. Tous les peuples ont un « récit national ». Quand ce récit est raconté par d’autres, il contribue souvent à maintenir ces peuples dans la domination des autres. Pas seulement parce que l’incompréhension du présent de certaines sociétés résulte bien souvent de l’ignorance de leurs passés, pour reprendre le mot de l’historien Marc Bloch, mais parce que, aussi, les peuples dominés, par ignorance de leurspassés, ont souvent du mal à concevoir la construction de leur avenir, et donc de leur propre histoire.

On ne peut donc pas dire « qu’il ne s’est rien passé le 27 avril 1848 » ; alors que ce sont précisément les héritiers deceux qui ont établi le texte de droit de 1685 sur l’esclavage qui pouvaient prendre un texte de droit pour son abolition en 1848. Mais dans ce récit historique, vu du côté des héritiers de ceux qui ont subi le texte  de 1685, le texte, de 1848, à sa signature, a-t-il mis fin, aux réalités de l’esclavage ? Et quand DSM dit que lorsque le texte du 27 avril « est parvenu sur le territoire de Martinique, en juin 1848, il n’y avait déjà plus d’esclaves sur le sol martiniquais », il dit vrai sur le plan juridique formel. Mais, l’esclavage, a-t-il, effectivement, pris fin à la Martinique, en Avril, en Mai, ou en juin 1848, parce que l’abolition était juridiquement intervenu ? Si on se contente de débattre de l’abolition, on s’arrête sur l’histoire, principalement, du point de vue de ceux qui l’ont raconté jusqu’ici ; Débattre du commencement de la fin réelle de l’esclavage et de son éradication, c’est commencer à concevoir et écrire souvent une autre histoire.

N’ayons pas peur de contribuer à réécrire cette part de l’histoire de France qui nous concerne.

Une telle démarche demeure encore tabou, dans bien des peuples dominés qui ont d’abord été  coupés de leurs histoires ; qui ensuite ont vu des pans entiers de leur histoire occultés ; et qui, enfin ont été victimes de cet épistémicide venu frappé le savoir produit en leur sein.

Et en annonçant son vœux que l’esclavage ne soit pas « dans la carte de visite de la Martinique » YLM serait, comme beaucoup de Martiniquais : dans ces démarches d’occultation, et ou de culpabilité, vis-à-vis de l’esclavage ; Pour ces Martiniquais « il faut aller de l’avant », « il faut dépasser l’esclavage » il faut arrêter d’en parler, d’y faire référence, etc, etc. On peut toujours cependant, parler de l’abolition. C’est un processus, un acte, qui met surtout, en avant les abolitionnistes, les pays des abolitionnistes. Au point que l’histoire racontée par le Mémorial Acte, en Guadeloupe ne peut se comprendre qu’en sachant que c’est une histoire racontée plutôt par des Européens, qui l’ont financé, que par des Guadeloupéens, qui au moins, ont la chance, il faut l’espérer, de pouvoir en profiter.

Contrairement à ce que dit YLM il faudrait plutôt faire entrer leur histoire dans l’histoire des Martiniquais. Ce qui signifie y introduire, aussi, mais pas que, l’esclavage, dans le « récit national de la France », avec, tout naturellement, ses souffrances, ses résistances, ses résiliences, ses défaites et ses victoires, ses faits, ses personnages, ses héros, ses idées. On en est encore loin. Il ne serait peut-être pas nécessaire de déboulonner des statuts de Schoelcher, de Colbert, ou de l’impératrice Joséphine, si on commençait par inclure dans le récit national français, ne serait-ce que ces aspects dits « régionaux », (Vendée, Bretagne, Corse, Alsace, etc.) constitutifs de la Nation Française.
Fort de France le 27 avril 2021
José NOSEL

Administrateur territorial retraité

Ancien chargé d’enseignement universitaire

                                                              

 

 

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