Camions-citernes, ensemencement de nuages, nouveau canal… Taïwan, soumis à une sécheresse inédite, s’agite. Car la puissante industrie locale de production de puces électroniques, a besoin d’énormément d’eau.

Taipei (Taïwan), correspondance

Réservoirs et canaux sous leur niveau habituel, rivières à l’étiage… À Taïwan, les effets de la sécheresse sont discrets, mais n’en sont pas moins critiques — notamment pour l’industrie de la microélectronique. L’archipel de 24 millions d’habitants situé au large de la Chine est en effet un des leaders mondiaux des semi-conducteurs. On retrouve ce composant de base de tout produit électronique dans les smartphones, les datacenters, les systèmes embarqués des avions de chasse américains… Et Taiwan Semiconductor (TSMC, 台積電), le fleuron national, a une longueur d’avance énorme sur la production des puces dernières générations : il produit environ neuf puces de moins de dix nanomètres sur dix. Problème, avec au minimum 150 000 tonnes avalées chaque jour par le géant TSMC, le secteur a besoin d’eau. Et celle-ci se fait particulièrement rare cette année.

« Pour la première fois depuis cinquante-six ans, aucun typhon n’a touché Taïwan l’an dernier », note le professeur Huang-Hsiung Hsu, du Centre d’étude du changement climatique de l’Academia Sinica. Résultat : la plupart des réservoirs du centre et du sud du pays, au lieu d’être remplis pour affronter la saison sèche, étaient à moins de 30 % de leur capacité à l’automne dernier. Un niveau de précipitations hivernales inférieur à la moyenne a depuis aggravé la situation : le réservoir de Baoshan, qui alimente le parc scientifique de Hsinchu — où TSMC consomme un dixième de son eau —, n’est aujourd’hui qu’à 19 % de remplissage.

Taux de remplissage des deux réservoirs de Baoshan au 5 avril 2021.

Comme à chaque épisode de sécheresse, le gouvernement taïwanais s’est plié en quatre pour rassasier sa précieuse industrie. « Tous les efforts doivent être faits pour stabiliser l’approvisionnement en eau », assurait le 7 mars la présidente taïwanaise Tsai Ing-Wen sur son compte Facebook. Depuis février, un nouveau canal achemine ainsi l’eau de la ville de Taoyuan vers le parc technologique de Hsinchu. L’armée de l’air taïwanaise est régulièrement mise à contribution pour des opérations d’ensemencement des nuages. Les entreprises de semi-conducteurs TSMC et UMCreconnaissent de leur côté faire appel à des centaines de camions-citernes pour garantir la stabilité de leur approvisionnement en eau.

Tweet du ministère de la Défense au sujet de l’ensemencement des nuages : « Il y a plusieurs manières de défendre notre pays. »

Ainsi, la production de puces électroniques qui tournait déjà à plein régime, pandémie oblige [1], s’en tire pour l’heure sans trop de dégâts. « Les problèmes récents de pénuries de puces électroniques, notamment dans le secteur de l’automobile, ne sont absolument pas liés à la sécheresse », décrypte Pascal Viaud, directeur général d’Ubik, entreprise spécialisée dans les partenariats et la coopération industrielle basée à Taïwan.

« Les industriels rachètent aujourd’hui de l’eau initialement destinée à un usage agricole »

Le reste de la société taïwanaise, elle, paye le prix fort de cette sécheresse. Depuis le mardi 6 avril, l’eau courante de plus d’un million de Taïwanais est coupée deux jours par semaine. Depuis l’automne dernier, l’irrigation de 74 000 hectares de champs de riz a été suspendue — soit 25 % du total des champs irrigués à Taïwan, la plus grande surface jamais concernée par une telle interruption depuis deux décennies. « Les industriels rachètent aujourd’hui de l’eau initialement destinée à un usage agricole, dit à Reporterre Jennifer Nien, directrice de l’Union pour la protection de l’eau de Taïwan. Cela n’est pas juste, ce n’est pas aux agriculteurs de porter seuls ce fardeau. »

Rouge : zones concernées par un problème majeur d’approvisionnement en eau. Orange : zones concernées par des coupures d’eau ou par la diminution de la pression. Vert : situation normale.

Les industries sont d’autant plus prioritaires que le secteur des semi-conducteurs est stratégique pour Taïwan, qui se trouve sous la menace constante d’une annexion par la Chine communiste. L’excellence taïwanaise en la matière contribue ainsi à attirer l’attention de la communauté internationale et la protection tacite des États-Unis. « L’industrie du semi-conducteur est cruciale pour Taïwan, assure Pascal Viaud, directeur général d’Ubik. Le parc technologique de Hsinchu sera le dernier endroit où le gouvernement coupera l’eau ! »

Pour les associations et les chercheurs, ces méthodes d’urgence ne sont pas une solution pérenne : ils préfèreraient que les efforts soient concentrés sur la diminution de la consommation d’eau. Alors que Taïwan reçoit normalement trois fois plus de précipitations annuelles que la moyenne mondiale, la demande croissante des industriels, un niveau de consommation domestique élevé (290 litres d’eau/jour/habitant contre environ 140 en France) et des systèmes d’irrigation agricole désuets font tourner le système à flux tendu. Et une année sans typhon suffit à enrayer la mécanique…

« Nous demandons au gouvernement de revoir toute sa stratégie de gestion de l’eau, et pas seulement de trouver sans cesse davantage d’eau pour l’industrie, dit Jennifer Nien. Elle préconise, tout comme le professeur Huang-Hsiung Hsu, une hausse des tarifs de distribution — gelés depuis 27 ans, ils font partie des plus bas au monde. « Les industriels font pression sur le gouvernement pour ne pas augmenter ces tarifs, poursuit la militante. Pourtant, une partie de ces prélèvements pourraient servir à financer la rénovation des systèmes d’irrigation de l’agriculture. »

Pour le professeur Huang-Hsiung Hsu, ces efforts sont d’autant plus pressants que le changement climatique devrait multiplier les épisodes de sécheresse. « Les études sur le changement climatique à Taïwan suggèrent des printemps plus secs et une diminution du nombre de typhons, qui seront plus violents, explique-t-il à Reporterre. La crise actuelle doit faire office de leçon face à ce qui nous attend. »

Les semi-conducteurs, un composant de base de tout produit électronique.

Pour pallier le problème sans entraver la compétitivité du secteur, le gouvernement préfère de son côté tabler sur une amélioration des infrastructures de stockage et de distribution de l’eau, et lance à tour de bras des projets d’usines de désalinisation. TSMC investit pour sa part massivement dans la réutilisation de l’eau. « TSMC est un exemple en matière de réutilisation de l’eau », reconnaît Jennifer Nien. Elle souligne que TSMC est en mesure de réemployer l’eau « jusqu’à cinq fois ». L’entreprise, qui prévoit la construction de nouveaux sites de productions pour ses puces de dernière génération, sait que son image est en jeu.

Un rapport de l’université d’Harvard estime pourtant que ces nouveaux semi-conducteurs exigeront en moyenne 1,5 fois plus d’eau que les versions précédentes, ajoutant que « la rapidité avec laquelle les produits électroniques sont aujourd’hui remplacés tirera la demande vers le haut ». « On n’a pas assez d’eau et on continue de construire des zones industrielles, dit Jennifer Nien. Si on ne règle pas ce problème dès maintenant, on se dirige vers un véritable casse-tête. »

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