À retrouver dans l’émission

AVOIR RAISON AVEC… par Julie Gacon

De France culture

Épisode 1 : Un pacifiste de la première heure.

La figure intellectuelle et publique de Noam Chomsky émerge dans les années 60, sur les cendres de la vieille gauche américaine décimée par le maccarthysme. Il sera parmi les premiers à soutenir les mouvements de dissidence au sein de l’armée, contre la guerre du Vietnam.

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Noam Chomsky à la Bibliothèque universitaire de Boston pour une intervention autour sur la guerre civile au Laos en février 1971• Crédits : Cary Wolinsky/The Boston Globe via Getty Images – Getty

Il est rare qu’Avoir raison avec s’intéresse à des figures encore vivantes de la pensée ; plus rare encore que l’émission se consacre à des personnalités aussi controversées que Noam Chomsky.

Chomsky, on l’adore… ou on le hait. Même si on ne l’a pas lu. 

Quoiqu’il en soit, on ne peut pas avoir lu tout Chomsky, tant l’homme est prolifique, et aujourd’hui encore à bientôt 93 ans. Fécond, et complexe : Chomsky est d’abord un linguiste, père de la grammaire générative ; c’est aussi un économiste, un politiste, un critique des médias (la Fabrication du consentement paru en 1988 est son œuvre la plus étudiée)… 

Il est aussi un militant.  Pas seulement ce militant intransigeant et rigide de la liberté d’expression qui a défendu l’indéfendable : le droit à s’exprimer du négationniste Robert Faurisson… C’est surtout un militant de la paix. Figure intellectuelle et politique qui s’est forgée à la fin de la Seconde guerre mondiale et surtout pendant la guerre du Vietnam, son apport est monumental pour la pensée critique de ce dernier demi-siècle.

Partout où il va Noam Chomsky, continue à faire salles combles… en 2010 à Paris, il avait fallu installer des hauts-parleurs dans la rue, devant le Collège de France tant étaient nombreux ceux qui voulaient assister à sa conférence.

Au cours de ces cinq épisodes nous évoquerons donc ses fulgurances, aussi bien que ses ambivalences ou ses errements… Sans jamais lui faire dire ce qu’il n’a pas dit.

Quand la Seconde guerre mondiale éclate, Noam Chomsky a 13 ans et il a déjà développé une conscience politique et une analyse du fascisme. Il a écrit son premier article à 10 ans sur la défaite de Barcelone dans le contexte de la guerre civile espagnole. Noam Chomsky fait partie d’un milieu juif immigré, modeste et extrêmement cultivé. Il est déjà inséré dans les réseaux sionistes de gauche.     Ambre Ivol

A la fin des années 40, le mouvement pacifiste ne va pas très bien. Il sera très largement décimé par le maccarthysme, qui va attaquer en profondeur tous les opposants à la guerre froide. La tradition pacifiste, très présente sur les campus dans les années 30, sera décimée car on va accuser les militants de manquer de patriotisme. Progressivement, la guerre du Vietnam permettra à ces oubliés des années 50 de retrouver une seconde jeunesse, et Chomsky deviendra un des leaders de l’anti-bellicisme américain des années 60.    Romain Huret

Au sein de ce mouvement anti-guerre extrêmement diversifié, très hétérogène et riche aussi dans ses formes d’expérimentation qui se déclinent sur plus d’une décennie…, il y a deux “ailes”. Il y a l’aile radicale, incarnée par Chomsky et Howard Zinn et d’autres, dont l’implication remonte au début des années 60. Ce sont des personnes qui sont pour l’arrêt unilatéral des bombardements, pour un retrait immédiat des troupes américaines de l’Asie du Sud-Est et du Vietnam en particulier. L’aspect moral est extrêmement important dans leur grille de lecture, avec une légitimité considérée comme indiscutable du combat nationaliste vietnamien. Il s’agit pour eux d’analyser l’interventionnisme militaire étasunien sur le temps long de l’histoire de cette nation. L’autre aile et plus libérale et se préoccupe davantage du coût de la guerre.      Ambre Ivol

2021

SÉRIE

AVOIR RAISON AVEC… NOAM CHOMSKY (5 ÉPISODES)

Épisode 2 : Le père de la linguistique générative.

Refusant les théories comportementalistes qui avaient alors le vent en poupe aux Etats-Unis, Noam Chomsky soutient qu’il existe une structure profonde et universelle à la base du langage humain. Conçue à la naissance de la cybernétique, son approche a un côté « mathématique ».

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Noam Chomsky dans son bureau du MIT en octobre 1987• Crédits : Ulf Andersen/Getty Images – Getty

Tout part d’un émerveillement.

Un tout petit enfant qui n’en est qu’à quelques mois de sa vie sur terre, et de sa découverte du monde, comment peut-il comprendre aussi vite la langue humaine ?

Et nous adultes, comment pouvons-nous acquérir des systèmes de connaissance aussi étendus, quand notre expérience, elle, est à la fois limitée, et fragmentaire.. ?

Il y a quelque chose de magique à ce que deux humains qui se parlent, se comprennent l’un l’autre. Noam Chomsky n’emploie jamais le mot « d’innéisme », mais c’est bien ce que l’on comprend en le lisant…

Chomsky, dont le père lui-même était linguiste, crée un département de linguistique au MIT dans les années 50. Son premier livre sur le sujet paraît en 1957, Syntactic structures. En France, c’est l’université Paris-8, Vincennes, qui enseignera les principes de sa grammaire dite « générative ».

Et si Noam Chomsky s’est toujours défendu de faire un lien entre son travail sur le langage et ses prises de position militantes, beaucoup chercheront à déceler dans ses théories scientifiques, une explication de sa vision du monde.

Pour montrer que la taille de l’ensemble des phrases d’une langue n’est pas finie, Chomsky raisonne à peu près de la manière suivante. Prenons un exemple tiré de Syntaxic Structures (1957)  Prenez la phrase qui a été utilisée par Chomsky et que la version française traduit par : “Les idées vertes dorment furieusement”. Le choix de cet exemple était destiné à justifier la thèse selon laquelle la grammaticalité d’une phrase doit être distinguée de son sens, puisque celle-ci a un sens très bizarre, très mystérieux. (…) À partir de cette phrase, vous pouvez en former de plus compliquées : “Chomsky a dit que les idées vertes incolores dorment furieusement”. C’est aussi une phrase française. Puis “Julie croit que Chomsky a dit que les idées vertes incolores dorment furieusement”. Puis “Pierre se demande si Julie croit que Chomsky a dit”, etc. Il n’y a pas de limite (…) et c’est une observation qui n’avait jamais été faite avant lui.    Pierre Jacob

Ce qui est particulier dans le travail de Chomsky, c’est qu’il avait connaissance des travaux de la logique mathématique, des mathématiciens, en particulier les logiciens des années 30-40, dont les grands noms sont ceux de Gödel, Alan Turing, Church etc. Des logiciens qui se sont intéressés et qui ont joué un rôle fondamental dans la naissance de l’informatique théorique et de l’intelligence artificielle. Et ce qu’a compris Chomsky, c’est qu’il y a dans ces travaux logiques un concept, le concept de récursivité, qui peut de manière abstraite permettre de comprendre comment un mécanisme fini, dans le cerveau d’un locuteur adulte, peut engendrer un ensemble potentiellement infini de phrases à partir d’un stock fini de mots.     Pierre Jacob

Les travaux formels de Chomsky sur l’organisation hiérarchique arborescente des grammaires des langues humaines, a peu de rapport avec ses travaux sur la manufacture du consentement et sur les procédés grâce auxquels l’idéologie dominante s’impose à la population.    Pierre Jacob

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Épisode 3 : La critique chomskyenne des médias : auto-censure et propagande en démocratie.

Dans “La Fabrication du consentement”, Noam Chomsky analyse les mécanismes de production des savoirs légitimes dans la presse des pays libres. Paru en 1988, son ouvrage propose un cadre de réflexion, basé essentiellement sur les questions de capital et de propriété, pour penser les medias.

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Noam Chomsky sur une fresque dans le cadre d’un programme de peintures murales à Philadelphie en 2013• Crédits : Frédéric Soltan/Corbis via Getty Images – Getty

On sait de Noam Chomsky… qu’il ne regarde pas la télé. Il écoute peu la radio, essaie parfois de se brancher sur BBC World service… En revanche, il lit beaucoup la presse. Ses amis du monde entier lui envoient continuellement des articles, qu’il compulse et archive scrupuleusement, ainsi que tous les titres que compte la presse américaine, avec un intérêt plus personnel pour le très libéral International Herald Tribune (quand il existait encore sous ce nom –  “Si je ne devais lire qu’un seul journal” avait-il dit un jour, “ce serait celui-là”-.

De ses lectures et recensions, Noam Chomsky a fait un livre, co-écrit avec Edward Herman et paru en 1988 sous le titre « La fabrication du consentement », réédité et complété en 2002, et qui reste une référence pour une partie de la gauche qui veut comprendre les mécanismes de production des savoirs légitimes, ou considérés comme tels.

Chomsky n’aime pas dire qu’il a construit une « théorie » pour « des considérations aussi banales », il préfère parler de « cadre de réflexion ». Et s’attarde sur les structures de propriété des médias, lesquels médias jouent d’après lui le rôle de serviteurs des puissants groupes qui les financent.

Seuls les médias en démocratie l’intéressent, parce que la propagande y est d’après lui plus « crédible et efficace » que dans les dictatures. Et à tous ceux qui l’accusent d’encourager au complotisme, il prévient d’emblée que ce serait une attaque trop commode.

Chomsky décrit le modèle de propagande à partir de l’analyse de cinq filtres. Évidemment, la concentration et la financiarisation la plus lucrative possible des grands médias. Mais aussi la régulation par la publicité, la pression que celle-ci exerce sur les programmes et sur l’information. (…) Un troisième filtre qui sont les sources d’information.  Il fait une analyse de la situation américaine de ce point de vue, mais qui n’est pas sans rapport avec la situation française. Et enfin, dans cet ouvrage 88 et qui, pour cette raison, date un peu, l’anticommunisme. On pourrait dire la même chose sur le fanatisme islamique aujourd’hui. Enfin, bref, ce qui constitue le consensus dominant.      Henri Maler

L’un des intérêts de la démarche de Chomsky, c’est d’en finir avec des légendes hagiographiques sur l’indépendance des journalistes – que je ne récuse pas totalement par ailleurs. Mais il y a une dépendance structurelle des journalistes. Cela ne veut pas dire que tous les journalistes sont malhonnêtes et font n’importe quoi, évidemment. Mais ce que je récuse, ce sont les accusations de complotisme à l’égard de Chomsky. Le deuxième intérêt de la démarche de Chomsky, c’est au contraire de mettre en évidence que ce sont des phénomènes institutionnels et structurels qui conditionnent la manipulation médiatique. Et pas du tout la volonté individuelle qui procèderait des filtres en question. Ce sont des filtres institutionnels pour la plupart d’entre eux. Ces manipulations sont justement efficaces, en raison des contraintes et des conditionnements structurels qui pèsent sur l’univers des médias.      Henri Maler

Parmi les études de cas qui sont les études de cas proposées par les deux auteurs, il y a les “victimes dignes d’intérêt” et les victimes “non dignes d’intérêt”. Et il met en évidence cela à propos de plusieurs cas, notamment un assassinat absolument terrible du prêtre Popieluszko, en Pologne, auquel les grands médias américains ont consacré énormément d’articles, à la fois en quantité et en qualité – des recherches, des enquêtes, etc. Et dans le même temps, ils sont restés quasiment silencieux sur les assassinats perpétrés par les dictatures latino-américaines alliées des Etats-Unis (Guatemala, Nicaragua, un peu partout en Amérique latine). De quoi s’agit il? En l’occurrence, il ne s’agit pas de relativiser, ou a fortiori de nier. Il s’agit de mettre en évidence la façon dont fonctionnent les filtres médiatiques.     Henri Maler

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Épisode 4 : Dénoncer, pour éclairer quoi ?

Quand Chomsky se fait fort, dans sa critique des médias, de démasquer leurs mensonges et contre-vérités, ses détracteurs alertent sur le risque d’activer un pur et simple antidémocratisme.

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Noam Chomsky au 3e Forum Social Mondial à Porto Allegre au Brésil en 2003• Crédits : MAURICIO LIMA – AFP

« Ah, cette presse, que de mal on en dit ! Il est certain que depuis une trentaine d’années, elle évolue avec une rapidité extrême. Les changements sont complets et formidables. Il suffit de comparer les journaux des premiers temps du… Second Empire, muselés, relativement rares, d’allure doctrinaire, aux journaux débordants d’aujourd’hui, lâchés en pleine liberté, roulant le flot de l’information à outrance »

Dans un ouvrage collectif paru en 1889, La Morasse et autres nouvelles, Emile Zola (pourtant « pour » et « avec » la presse comme il le précise), se dit néanmoins inquiet…. Inquiet de la « surexcitation nerveuse dans laquelle elle tient la Nation ». Une observation et un reproche que l’on pourrait très bien formuler aujourd’hui. Noam Chomsky lui, pense au contraire qu’elle l’endort… Que les journalistes pris comme un tout, auraient tellement intériorisé les principes de soumission et de conformité à l’orthodoxie, qu’ils se retrouveraient, consciemment ou non, à sans cesse dissimuler la vérité sur certains sujets essentiels.

Pour Chomsky il ne s’agit pas de parler de complot, on l’a vu hier…, mais peut-être davantage de la « confusion » créées par les médias, et ensuite largement diffusées par eux. Mais ce terme de « confusion » voire « confusionnisme » est justement le reproche qui lui est le plus souvent adressé.

Je pense que n’importe quel journaliste honnête est perturbé par ce que dit Chomsky. Il a raison de dire qu’on a insuffisamment couvert en Occident et aux Etats-Unis les crimes américains, ou soutenus par les Américains. C’est sans doute vrai qu’on a insuffisamment couvert le Salvador, insuffisamment couvert la dictature en Argentine et insuffisamment couvert le Timor oriental avec l’invasion par l’Indonésie de Suharto, très soutenue par l’Amérique. Et quand on est un journaliste honnête, on est perturbé par ce qu’il dit là. (…) Mais dans le monde de Chomsky, normalement, le Watergate n’aurait jamais dû exister. C’est le Washington Post, qui n’est pas un petit journal dissident mais qui était au milieu du champ avec des capitaux évidents, qui a fait tomber Nixon.    Géraldine Muhlmann

Des figures comme Noam Chomsky, Norman Mailer sont des enfants de l’immigration. L’Amérique les a accueillis, leurs familles fuyaient les pogroms européens. Et puis ces gens aussi, comme Howard Zinn et peut-être même un peu comme Philip Roth, ont dit à l’Amérique : on ne va pas te lécher la main pour autant. On sera aussi ta mouche du coche et ta mauvaise conscience. Et je peux comprendre ça. (…) Là où je suis moins bon public, c’est dans certaines évolutions tardives de Chomsky, et notamment de son co-auteur Edward Herman dont il signe la préface du livre Génocide et politique (2010). Autant sur le Cambodge je pense que Chomsky ne voulait pas nier les crimes des Khmers rouges, autant sur le Rwanda… C’est effrayant. Herman est un véritable révisionniste.    Géraldine Muhlmann

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Épisode 5 : La liberté d’expression à tout prix ?

A la fin des années 70, Noam Chomsky signe une pétition pour défendre la liberté d’expression du négationniste Robert Faurisson. Il n’a jamais admis avoir fait une erreur. Révisionnisme, confusionnisme, anti-impérialisme « primaire », tels sont les griefs retenus aujourd’hui contre lui. Débat.

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Le président vénézuélien Hugo Chavez brandit un livre de Noam Chomsky à la tribune des Nations Unies à New York le 20 septembre 2006• Crédits : DON EMMERT – AFP

Dans les débats passionnés qui opposent partisans ou détracteurs de Noam Chomsky, tout est souvent affaire de préface. 

La préface qu’aurait accordée Chomsky à un livre de Robert Faurisson, dont on sait aujourd’hui qu’il s’agissait en fait d’une lettre récupérée et utilisée par l’éditeur du négationniste, sans l’accord de son expéditeur.

Autre préface, celle de Noam Chomsky au livre Génocide et propagande paru en 2010, écrit par Edward Herman et qui accumule les contre-vérités, en particulier sur le génocide des Tutsis au Rwanda.

2010, c’est aussi l’année où paraît Raison et liberté, un ouvrage DE Chomsky cette fois et dont la préface, « Chomsky face à ses calomniateurs » est signée par le philosophe Jacques Bouveresse, qui écrit « Dans la période récente, peu d’intellectuels ont été diffamés, intellectuellement ou moralement, au degré où il continue à l’être ».

En France, certains de ceux qui lui étaient fidèles dans les années 70 et 80, les admirateurs du linguiste qu’il était, ont regretté que son œuvre scientifique soit éclipsée par ses textes ou ses films militants… D’autres au contraire ont salué l’espace critique qu’il permettait d’ouvrir, dès lors que les éditeurs voulurent bien le faire traduire.

Nous avions promis au début de cette série de ne jamais faire dire à Noam Chomsky ce qu’il n’a jamais dit ; mais l’objet de ce dernier épisode est de voir comment il est lu, aujourd’hui, comment il est interprété, parfois récupéré, et d’en débattre.

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