Publié par fxg

Interview

Interview. René Bélénus, historien, auteur de la contribution intitulée « Destins croisés entre Saint-Domingue et la Guadeloupe en 1802 ».

 

La faute de Napoléon, c’est quoi ?

Il y a une contradiction entre ce que Bonaparte a fait en France et ce qu’il a fait dans les colonies. En France, il s’est appliqué à faire un compromis entre les acquis de la révolution et l’Ancien Régime. Il rétablit l’ordre partout mais accepte de préserver des acquis de la Révolution. Dans les colonies au contraire, il veut porter la hache sur tout ce qui symbolise la révolution, en particulier l’abolition de l’esclavage. Pas question de compromis il veut le retour à la situation d’avant 1789 ! C’est ça la faute de Bonaparte parce qu’il n’a pas le même comportement dans les colonies que sur le territoire français. Cette distinction peut s’expliquer par sa négrophobie. On a beaucoup d’éléments qui nous permettent d’affirmer que Bonaparte est négrophobe, mais en plus il est entouré de racistes invétérés comme le général de Lauzières ou Barbé-Marbois du lobby colonial qui sont des gens très écoutés. Napoléon suit leurs instructions parce qu’il pense qu’en rétablissant l’esclavage tout va repartir comme avant 1789.  C’est la faute à Bonaparte et c’est le crime contre l’humanité bien sûr, même si c’est une terminologie très moderne.

Comment célébrer le bicentenaire de la mort de Napoléon ?

Dans le discours franco-français, on va surtout retenir ses victoires et son œuvre. On ne peut pas nier qu’il a réalisé une œuvre tant au plan constitutionnel, institutionnel etc, sauf que, vu de l’extérieur, on observera que les réactions en Italie, en Espagne, en Allemagne, en Russie ne sont pas les mêmes et je ne parle même pas de l’Angleterre… De leurs points de vue, Napoléon est un général occupant, un tyran qui a semé la mort, versé le sang partout. Dans nos colonies, le problème est identique ! La guerre de la Guadeloupe, c’est quand même 4000 morts, soit à l’époque 10 % de la population.

En quoi consiste votre participation à cet ouvrage collectif ?

J’ai comparé les deux expéditions militaires punitives que Bonaparte a dépêchées, celle du Général Leclerc, son beau-frère, à Saint-Domingue, et celle du général Richepance en Guadeloupe. Il y a beaucoup de similitudes même si tout n’est pas coordonné dans le temps Saint-Domingue c’est à partir de décembre 1801 tandis que la Guadeloupe c’est au mois de mai 1802.

L’une a abouti à l’indépendance de Saint-Domingue deux ans plus tard, l’autre au rétablissement de l’esclavage. A quel moment la Guadeloupe a manqué son destin ?

A Saint-Domingue, il y a la possibilité de s’organiser de résister, il y a suffisamment d’espace et surtout la grande différence c’est que l’esclavage a vraiment été aboli depuis 1793 par Sonthonax. Tandis qu’en Guadeloupe, certes Victor Hugues a fait la guerre contre les anglais pour abolir l’esclavage, mais dès le lendemain, il a instauré un régime de fer où il n’y a pas de place pour la liberté. A Saint-Domingue tout le monde s’est battu pour la liberté alors qu’en Guadeloupe la rébellion de 1802 n’est qu’une affaire de mulâtres, d’officiers mulâtres et blancs. A cela s’ajoute le fait qu’en Guadeloupe il manquait un chef aussi prestigieux que Toussaint. Ce dernier a pu fédérer auprès de lui, même si Leclerc a su diviser ses généraux et les dresser contre lui après. En Guadeloupe, les rebelles sont divisés. Rebelles entre guillemets puisque Pelage qui est le chef du gouvernement provisoire à l’initiative de ceux qui ont expulsé le capitaine-général Lacrosse, a pris l’engagement, en même temps que Delgrès, de remettre le pouvoir au premier émissaire envoyé du Consulat, en l’occurrence Richepance. Delgrès est sur la même ligne puisqu’il envoie deux délégations à Pointe-à-Pitre pour accueillir Richepance. On raconte que le soir de l’arrivée de Richepance, les partisans de Lacrosse ont battu, déshabillé, humilié des soldats noirs dans les rues de Pointe-à-Pitre. Cette rumeur est arrivée aux oreilles de certains comme Ignace, Massoteau et Codou. Ils se sont dit que Richepance était venu rétablir l’esclavage. Ils se sont enfuis, ont marché une bonne partie de la nuit jusqu’à Petit-Canal, ont traversé le grand cul-de-sac marin, descendu toute la Côte-sous-le-vent jusqu à Basse-Terre où ils rejoignent Delgrès. C’est Ignace qui fait basculer Delgrès dans la rébellion et lorsque les navires de Richepance se présentent devant Basse-Terre le 10 mai, Delgrès fait tirer le canon. C’est le début de ce qu’on va appeler la guerre de la Guadeloupe qui va durer 18 jours et se terminer tragiquement au Matouba.

Quel est le lien entre la situation à Saint-Domingue et celle de la Guadeloupe ?

Les deux îles ont mené un combat parallèle, l’un va conditionner l’autre. Lorsque Richepance arrive en Guadeloupe, il n’y a pratiquement plus de combat à Saint-Domingue et Leclerc déporte Toussaint en France. Richepance déporte à son tour sur 7 navires les 2000 soldats mis à sa disposition par Pelage. Il essaye de les vendre comme esclave en Amérique centrale. Les espagnols n’en veulent. On retrouve les bateaux à New York, les américains n’en veulent pas non plus… Finalement ces bateaux vont rentrer en France et les prisonniers finiront pour certains au bagne de Brest, d’autres à celui d’Ajaccio. Mais un des navires s’est échoué à Santo Domingo. Les fuyards vont raconter ce qui est arrivé en Guadeloupe et lorsque les rebelles de Saint-Domingue l’apprennent Leclerc écrit à Bonaparte : Ce que Richepance a fait me met dans une situation catastrophique. » Effectivement, la guerre repart au mois de septembre 1802 à Saint-Domingue jusqu’à la victoire et l’indépendance au 1er janvier 1804. Le succès de Richepance en Guadeloupe détermine l’échec de Leclerc à Saint-Domingue.

Vous dîtes que pour des gens comme Delgrès, c’est d’abord la faute à Lacrosse, pourquoi ?

Quand vous lisez la proclamation de Delgrès, il dédouane Bonaparte. Pour lui, tout ce qui se passe est à cause de Lacrosse. Le capitaine général Lacrosse est effectivement responsable de A à Z de tout ce qui se produit en Guadeloupe. Il a été expulsé de l’île et il veut sa revanche. Il va bombarder Bonaparte de courriers pour lui décrire des rebelles assoiffés de sang et qui menacent même son gouvernement en France. Ce n’est pas la seule raison car il faut aussi parler du lobby colonial qui pousse au rétablissement de l’esclavage. Bonaparte n’est pas contre, mais il prend beaucoup de précautions. Il dit toujours que Saint-Domingue et la Guadeloupe resteront libres contrairement aux autres colonies comme la Martinique qui n’a pas connu l’abolition. Qui peut croire qu’il va respecter sa parole ? Comment va-t il gérer un empire colonial où dans certains endroits l’esclavage est aboli et pas dans d’autres ? Il n’y a aucune logique. Ça veut dire que le but est vraiment de rétablir l’esclavage partout, mais il prend des précautions oratoires tant qu’il ne s’est pas assuré la victoire. L’arrêté du 20 mai 1802, c’est à dire la loi du 30 floréal en X qui rétablit l’esclavage dans les colonies est valable pour la Martinique et Sainte-Lucie mais pas en Guadeloupe ni à Saint-Domingue. Mais dès que les premières informations de ce qui s’est passé après le 20 mai en Guadeloupe lui parviennent vers la mi-juillet, il prend l’arrêté du 16 juillet qui rétablit l’esclavage de facto. Et Richepance, le lendemain comme par hasard, prend lui aussi un arrêté local qui, sans mentionner le terme d’esclavage, le rétablit.

Propos recueillis par FXG

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