Un pays imaginaire, des personnages appartenant à un peuple minoritaire opprimé par l’autre peuple, majoritaire, dudit pays ; un sage guérisseur, une héroïne intrépide, et toutes ces incarnations évoluant dans un monde relevant du genre littéraire qu’est la fantasy : tels sont, à peine esquissés, quelques traits principaux de Cœur de Cerf, œuvre de fantasy caribéenne et premier roman publié de Cécile Marre, la journaliste martiniquaise bien connue. Entretien avec une autrice pleinement habitée par les pouvoirs de l’écriture… .  

Le livre

Antilla : Sais-tu pourquoi tu écris ?

Cécile Marre : (sourire) Je sais que dès que j’ai su écrire, donc dès l’enfance, j’ai commencé à écrire des histoires. C’est peut-être une façon pour moi de mettre de l’ordre dans le chaos de l’existence, de trouver un sens à la vie en général, à ce qui peut nous dépasser au quotidien et qu’on ne peut pas nécessairement appréhender quand on est journaliste. Quand tu fais du journalisme tu restes cantonné.e à une réalité extrêmement segmentée, mais quand tu écris tu peux ouvrir toutes les écoutilles ; du coup les significations sont plus vastes que ce que tu peux appréhender dans la vie quotidienne. En fait je me trouve beaucoup plus intelligente en écrivant que quand je parle (rires) ; je comprends beaucoup plus de choses, donc ça me donne envie de continuer.

Ce caractère très segmenté de la pratique du métier de journaliste explique t-il en partie ton goût pour la fantasy, donc pour le surnaturel, la magie et autres légendes ?  

Ce n’est pas impossible. J’ai écrit deux autres romans, qui n’ont pas été publiés et n’étaient pas de ce genre-là, mais depuis l’âge de 30 ans j’écris majoritairement du surnaturel. A 30 ans j’avais déjà dix ans de journalisme donc oui, j’avais peut-être ce besoin de sortir de la réalité cadrée.

Qui sont tes influences littéraires, fantasy incluse ?

Dans la science-fiction il y a par exemple Richard Matheson et Robert Heinlein ; en fantasy il y a Robin Hobb, qui est pour moi l’un des meilleurs écrivains vivants ; il y a des auteurs classiques comme les sœurs Brontë, Gabriel Garcia Marquez et John Steinbeck ; dans la Caraïbe il y a Joseph Zobel et Jacques Roumain ; et plus récemment Michael Roch, dont j’aime beaucoup le travail sur la langue. Ce sont souvent des auteurs et autrices qui écrivent des histoires avec des personnages très forts, mais j’en oublie beaucoup d’autres.

« C’était extrêmement émotionnel, à tel point que j’ai écrit 25 pages, d’un seul coup… » 

En tant qu’autrice connais-tu des « difficultés » récurrentes dans l’acte d’écrire ? Pannes d’inspiration ou perfectionnisme exacerbé ?

Tu dis autrice et c’est important car je pense que c’est encore plus difficile pour les femmes, dans le sens où nous avons tendance à penser que de toute façon on va faire de la m….. . Et donc qu’il nous faut être hyper perfectionnistes.

Comme une sorte d’injonction intériorisée à faire « aussi bien que les hommes » ?

Oui. Il y a trente ans il y avait beaucoup moins de femmes autrices qu’aujourd’hui. Et on est encore en lutte contre cette espèce d’infériorisation collective. Alors l’inspiration n’est pas une difficulté pour moi : au contraire, trop de trucs se bousculent, je vais dans trop de directions à la fois donc je suis obligée d’élaguer, et de me dire de ne pas tout mettre dans un seul livre (rires).

J’ai le sentiment qu’il y a eu une sorte de rencontre, personnelle, entre cet animal, le cerf, et toi : je me trompe ?

C’est complètement inconscient et non maîtrisé : mon personnage principal m’est ‘’venu’’ avec le cerf transparent par-dessus son visage. Et je n’ai vraiment aucune explication ; j’ai peut-être vu des cerfs quand j’étais petite… .

Tu as vu cette image de ton personnage et du cerf dans un rêve, ou tu étais éveillée ?

J’étais au travail, je venais de finir de bosser et tout à coup cette image est pour ainsi dire venue sur moi. C’était extrêmement émotionnel, à tel point que j’ai écrit 25 pages, d’un seul coup, une fois rentrée chez moi. Ce personnage m’est donc venu, et le monde décrit dans le récit s’est construit autour de lui.

« L’une des joies et merveilles de l’écriture c’est que tu peux utiliser tout ce qui t’arrive » 

Cécile Marre

Le pays que tu décris dans Coeur de Cerf est imaginaire, mais ça a dû être difficile de t’échapper de l’influence de ta connaissance vécue de la Martinique, non ?

Je n’ai pas essayé de m’en échapper mais d’utiliser cette connaissance vécue. La Martinique est énormément présente dans le texte – déjà par l’environnement, la végétation etc. – et par des thématiques de discrimination(s) entre les peuples qui apparaissent dans le livre. Mais je m’échappe de ces influences en refusant de les enfermer dans un pays spécifique, sinon d’autres problématiques viennent et m’enfermeront. L’une des joies et merveilles de l’écriture c’est que tu peux utiliser tout ce qui t’arrive : même l’expérience d’attendre un bus très longtemps quand il fait chaud ou quand il pleut, peut t’aider à décrire un personnage qui est en train de patienter dans une queue interminable car des soldats le surveillent – c’est le cas dans mon livre -, ces sensations physiques que j’ai vécues en attendant le bus peuvent donc servir à rendre mon personnage plus incarné. Donc rien de ta vie n’est inutile, même le plus trivial.

Dans certaines critiques de Cœur de Cerf j’ai vu le mot « spirituel » qualifier ton texte : ce mot te convient ?

Oui, ça me fait plaisir. Je n’ai pas cherché à écrire un texte spirituel mais c’est venu avec le personnage principal, Eïvan, qui est un guérisseur et un être spirituel, donc c’est assez logique. Et comme j’ai moi-même une pratique spirituelle c’est normal que ça ressorte. Mais ce n’est pas un texte spirituel dans le sens où les gens vont aller y chercher des réponses ; je n’ai aucune prétention à apporter des réponses. Dans beaucoup de livres il y a des phrases qui vous ‘’scotchent’’ et vous font voir la vie d’une autre manière. Le texte nous permet d’entrer dans des réalités qui ne sont pas celles dans lesquelles on vit au quotidien, et le fait d’entrer dans la tête de quelqu’un d’autre agrandit notre espace et notre esprit. Donc si je peux faire ça pour les autres comme on l’a fait pour moi, tant mieux (sourire).

« En Martinique il y a beaucoup de blessures sur lesquelles on ne se penche jamais » 

J’ai l’impression que le thème de la guérison imprègne ton récit : c’est exact ?

Absolument, je pense même que c’est ce qui définit Cœur de Cerf. Le guérisseur en est le personnage principal, avec la thématique de guérir le monde, se guérir soi-même et guérir les autres. On est dans une période de l’humanité où ça devient de plus en plus urgent. Et en Martinique il y a beaucoup de blessures sur lesquelles on ne se penche jamais. Des exemples récents : nous avons été tellement déchirés durant la ‘’crise Covid’’ ; il y a eu ces fortes tensions, fin 2021, avec les barrages ; le fait d’avoir du mal à nourrir ses enfants à cause des prix qui augmentent, etc. On ne se penche jamais sur toutes ces blessures, notamment parce que dans le monde occidental, dans les réalités individuelles et familiales c’est toujours ‘’marche ou crève’’. On ne prend pas le temps de se dire, par exemple, qu’il s’est passé quelque chose de très difficile donc comment adoucir l’impact, dans mon cœur et dans le monde, de ce qu’il s’est passé ? Comment puis-je faire en sorte que ‘’demain’’ les choses aillent mieux, qu’on se traite mieux les uns les autres et que la sensibilité soit davantage respectée ?

Coeur de Cerf diffuse ces messages-là, non ? Des messages qui sont peut-être thérapeutiques ?

Oui et si ça fonctionne tant mieux car ça faisait partie de ce que je voulais faire passer, car ce personnage est un guérisseur et que c’est quelque chose auquel je crois. Tu sais, je trouve que la littérature, particulièrement française, est trop sombre, même si je ne voulais pas non plus écrire un texte où tout aurait été rose et joyeux : il ne s’agit pas de nier les douleurs du monde. Mais une fois ces douleurs prises en compte tu fais quoi ? Tu peux essayer de voir qu’il y a aussi des beautés, des choses poétiques, des choses qui nourrissent et qui guérissent.

As-tu envie d’écrire de futurs textes et de les voir également publiés ?

Complètement. Mon parcours de journaliste ne va pas tarder à se terminer parce que j’ai commencé à travailler très tôt et que je pourrai partir plus tôt que d’autres. J’ai développé le journalisme davantage que l’écriture, alors que l’écriture était là avant. Donc sur les prochaines années ce serait pas mal que j’inverse la tendance (sourire).

Y-a-t-il des récurrences dans les retours des lecteurs ? Si oui lesquelles ?

Ils me parlent beaucoup de poétique, de spirituel, et me disent que le personnage d’Eïvan est touchant. Une autre chose m’a fait plaisir : quelqu’un m’a dit que c’était intéressant car les livres de fantasy sont très généralement situés dans un médiéval européen, et que Cœur de Cerf se situe dans un médiéval caribéen.

Propos recueillis par Mike Irasque

*En Martinique Cœur de Cerf est disponible à la librairie Kazabul, à la Fnac et à Cultura.

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