CHRONIQUES DE LA DRÔLE DE GUERRE #2 /
Ali Babar Kenjah PETITE SÉMIOLOGIE DU CONFINEMENT

Distanciation sociale / gestes barrières

Dans l’impossibilité de contenir l’épidémie, comme en Chine ou dans les économies fortes de l’Europe du Nord, la société française est condamnée au confinement, c’est-à-dire à la stratégie du pauvre.
La catastrophe vient sauver l’oïkos colonial Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale
L’anthropologue Edward T. Hall, un des maîtres de l’école de Palo Alto, a été un des premiers à théoriser la distance physique des corps dans l’interaction comme une fonction « silencieuse » du langage. Dans son essai La dimension cachée (1966), il propose le concept de proxémie pour traiter de ce champ de la communication sociale centré sur la conception que nous nous faisons de l’espace organisé du corps parlant. Deux éléments structurent cette approche : 1) notre construction permanente d’un territoire « corporel » plus ou moins ample, s’accrochant à nous telle une « bulle » ; 2) une série codifiée de distances appropriées à nos différents types d’interaction. Ces distances sociales sont principalement au nombre de quatre :
– Distance intime [entre 15 et 40cm] zone confidentielle d’accès privé
– Distance personnelle [proche : entre 45 et 75cm / lointain : entre 75 et 125cm] zone de la bulle
– Distance sociale [proche: 1,25m-2,10m/loin: 2,10m-3,60] interactions amicales ou entre collègues – Distance publique [proche : 3,60m-7,50m / lointain : +7,50m] prise de parole en public ou en groupe
Bien évidemment ces mesures sont relatives à la société étasunienne qui sert de référence à l’auteur. L’apport majeur de Hall est d’avoir démontré la construction culturelle de ces distances ainsi que leur fonction communicationnelle. Les distances sociales parlent, et elles parlent la langue de leur pays.
L’injonction sanitaire d’observer une « distanciation sociale » de 1m dans les interactions, dans le cadre d’une prévention individuelle en termes de « geste barrière », pose plusieurs questions : un décret institutionnel peut-il produire des effets dans un champ de pratiques défini culturellement ? Quelle est son efficacité « technique » réelle ? La distance prônée a-t-elle été « calculée » (la distance impose un écart minimal de 1m, moindre que la tolérance usuelle. Elle semble poser que la relation sociale usuelle serait l’effusion permanente) ? S’appuie-t-elle sur le dispositif culturel préexistant ou vient-elle le perturber ? S’agit-il simplement d’éviter de s’amalgamer en foules (de manifestants) ? Comment cette consigne conforte-t-elle (ou pas) les stigmatisations liées aux différentes formes d’exclusion sociale ? La proxémie ne suffit-elle pas à garantir une vigilance culturelle à organiser les distances prophylactiques ? J’observe bien la distance, mais qui la fera respecter par les autres ?
En réalité le problème réside moins dans les habitus familiers que dans la gestion des flux urbains. La ville moderne est nourrie par la foule. Mais la foule est désormais frondeuse et contagieuse.
Dans une société coloniale autrefois esclavagiste, les distances sociales renforcent la stigmatisation des corps racisés ou socialement subalternes. Les codes implicites charrient des relents d’apartheid et d’énormes ressources sociales et symboliques sont consacrées à s’assurer que seuls « ceux qui se ressemblent » puissent s’assembler entre pairs. Fanon décrit excellemment la dichotomie de la ville coloniale, produit de la séparation politique, raciale et sociale des corps (Les damnés de la terre, 1961). En Martinique, où la mobilité sociale reste largement tributaire des héritages généalogiques, la reproduction des comportements d’évitement et de mise à distance sociale conduit au confinement résidentiel des élites dans quelques poches de prospérité sécurisée. Le comportement qualifié de konparézon illustre la prégnance des réticences, prétendument statutaires, à déchoir en « prenant mains » (pran men) avec gens de moindre réputation (pour les hommes) ou de moindre respectabilité (pour les femmes). Le confinement social est aux Antilles, plus qu’ailleurs par surjeu mimétique, la règle des élites, souvent plus proches de l’actualité métropolitaine que du quotidien de leurs compatriotes. La colonialité a produit toutes les gammes de l’apartheid.
D’autant que cette notion de confinement, qui renvoie nécessairement à un imaginaire du foyer et de l’aménagement intérieur de la vie intime, est historiquement compliqué à concevoir dans le cadre social et fonctionnel hérité de notre usage de la case créole traditionnelle.
Le type le plus courant de l’habitat populaire martiniquais traditionnel, la case en bois, était typiquement constitué, jusqu’à très récemment, d’un espace de 3m sur 3m séparé en deux (le plus souvent par un drap) entre l’office et la chambre, entièrement occupée par la kabann (literie) et l’armoire. La cuisine et « les toilettes » étaient à l’extérieur. Chaque conjoncture de prospérité adjoignait une « chambre » à ce noyau. Cette disposition excluait toute animation intérieure durant la journée, l’espace de vie étant organisé à l’extérieur. A tel point que toute activité diurne à l’intérieur de la case était immédiatement suspecte et suscitait une présomption de vol (de nourriture) ou d’activité sexuelle illicite. Le repli domestique dans l’espace intérieur est relativement récent à la Martinique au niveau des classes populaires, il date du développement de l’habitat social à partir du milieu des années 1960. Les contingences climatiques et les ressources de l’économie informelle de subsistance contribuent à faire persister l’espace extérieur comme cadre élargi de l’économie domestique. Désormais la rue a remplacé les lakou et leurs ombres à palabre. L’espace intérieur, autour du salon, est resté marqué par l’idéal de « la vie de château » (ainsi que le démontre les travaux de William Rolle sur les intérieurs de Volga-Plage), sacralité figée qui « stérilise » un espace uniquement voué à une représentation votive sous naphtaline et qui n’a pas l’ergonomie d’une fonction d’échanges intimes. L’espace familial de la conversation est encore largement positionné (quand cela est possible) sur la véranda extérieure.
Dans les quartiers populaires, la vie sociale se confond avec la rue, notamment pour les jeunes qui ont développé (outre une économie de survie) une poétique urbaine rebelle aux injonctions normatives de la société assimilée. J’observe que dans mon quartier des Terres-Sainville, à Fort-de-France, où s’étalent trafics et prostitution, l’obligation du confinement est vécue comme la énième règle d’un jeu du chat et de la souris, où le chat de l’ordre dominant est condamné par la masse grouillante des souris, prêtes à risquer le lavi (la liberté) d’une ou deux sacrifiées pour que le groupe survive en exprimant le plain-chant de la culture populaire nègre : La faim, la ruse, la colère (Ina Césaire).
Enfin, comment ignorer, mais il y faudrait un volume entier, que le confinement est un geste barrière contre la chair et le lyannaj de notre réalité politique, désormais soumise aux comités scientifiques et à la bonne parole jupitérienne. Le politique est la polis, la cité. Sans l’agora et le forum, sans la place et le marché, sans possibilité de se rassembler il n’y a pas de lien politique. La visioconférence peut être utile à la politique, le lien politique exige le partage du sang, le baiser fraternel ou le tjèk dread.

Attestation
L’imposition d’un permis de circuler est attentatoire aux libertés. Mais ici le plus important réside dans son mode d’administration. A ce titre, le dispositif mis en place par le gouvernement français dans le cadre de l’urgence sanitaire joue le rôle fondamental d’un accord de cogestion de la crise entre l’organisation étatique sécuritaire et chaque citoyen-ne considéré-e dans la singularité de son confinement. C’est un magnifique exemple – quoique limite trop voyant – de cet incorporation diffuse du biopouvoir caractérisant le passage contemporain des sociétés disciplinaires (19ème et 20ème siècles) aux « société de contrôles » (M. Foucault, G. Deleuze). Les anciens lieux et dispositifs de dressage et de relégation se dématérialisent et s’incorporent pour nous suivre à vie. La prison se privatise en bracelet électronique, l’université en « mooc » (et la formation en droit permanent), l’entreprise en télétravail et l’hôpital public, tel que nous l’avons connu, bientôt supplanté par les « onze vaccins »…
En faisant des citoyens les coproducteurs du dispositif administratif organisant la restriction de circulation, le but du gouvernement est de rendre chacun complice de son propre enfermement, en octroyant une marge symbolique d’ « autonomie » (et d’adhésion à sa politique) aux usagers de l’espace public. Il se dédouane ainsi de l’inévitable accusation d’autoritarisme, exhibe le masque du respect de la responsabilité de chacun. Mais sous couvert d’ordre bienveillant et de responsabilité partagée, se mettent en place une politique de revanche sécuritaire sur les quartiers populaires (d’où émanent les seuls échos de violence policière confinée) et un système de racket public, modulé à la tête du client, qui a potentiellement rapporté (8 avril) plus de 70 millions d’euros à Bercy.
En tant que produit de la technocratie sécuritaire, désormais « politiquement cogérée », l’attestation de circulation est la plus récente héritière de la police des corps post-esclavagiste, laquelle précisait (arrêté Gueydon, Martinique 1855) que ceux qui ne pourraient justifier de leur activité (au service d’un patron) seraient considérés comme « vagabonds ».
Le fait que vous disposiez, ou non, d’un accès internet, d’une imprimante, d’un smartphone ou de la possibilité de télécharger le format exigé mesure opportunément votre degré de citoyenneté (et non la fameuse fracture numérique). On me dit qu’il est possible de se faire une autorisation manuscrite. Pourquoi n’en avoir pas fait la norme ? En dépit des promesses répétées, certains éléments liés au téléchargement de l’attestation laissent ouverte la voie à des formes de géolocalisation, au fichage et au flicage généralisé des citoyens.

Activités essentielles.
Le confinement général n’autorise, en principe, qu’une forme d’exception : celle qui participe de ce qu’on qualifie d’ « activités essentielles ». En consultant le texte de la loi du 20 mars 2020, qui fixe le cadre légal du dispositif d’état d’urgence sanitaire, nulle part je n’ai trouvé la liste de ces activités essentielles. L’avancée régulière du chantier d’un bâtiment HLM, en face de chez-moi, questionne régulièrement mon entendement de ce qui devrait être qualifié d’« essentiel » durant une phase de crise globale. Ce gouvernement favorable aux puissances d’argent a-t-il réellement voulu le confinement général ? La sévérité croissante réservée aux citoyens récalcitrants contraste étonnamment avec la tolérance qu’on accorde par principe aux entreprises (dont on soupçonne que beaucoup cumulent les avantages du chômage partiel et du télétravail). L’illisibilité du gouvernement sur ce qu’il considère comme essentiel n’a pu se résoudre qu’à la fréquente révision de la liste des secteurs interdits d’activité. Tout ce qui n’est pas fermé est ouvert, telle est la règle observable
A quel niveau de responsabilité serait-il le plus pertinent de poser la question des activités essentielles ? Ou encore, quel niveau de centralisation imposer aux différents dispositifs d’urgence et quel niveau d’articulation avec les ressources et autorités locales serait le plus socialement efficace ? L’exemple italien semble déconsidérer définitivement l’option décentralisée et purement régionaliste, a priori trop soumise aux stratégies politiciennes et aux pressions clientéliste des intérêts locaux. Cependant l’option française d’une hyper-centralisation pyramidale sur le modèle de la « nation en armes », outre l’ambiguïté permanente de sa rhétorique, place l’ensemble de la population à la merci d’un commandement incompétent.
La part essentielle de l’initiative citoyenne, privée et locale, dans la capacité de résilience de la société française oblige à (re)penser les flux décisionnels entre le niveau central étatique (perçu comme garant de l’unité solidaire globale) et l’échelle de la proximité, du quotidien, du voisinage et des urbanités de la vie courante (garante du lien social affectif). Or les écarts qui préexistaient à la crise n’ont pas été abolis par décret, notamment dans les quartiers populaires où cohabitent massivement chômeurs de la démerde et agents subalternes du système. Pour ces deux catégories, éloignées des cimes embrumées d’où phosphorent les premiers de cordée, confinement ou pas, the show must go on !
Peut-on traverser une crise en s’organisant de manière « humaniste » ? Cela s’appelle l’anticipation…
Le fait de poser cette problématique des « activités essentielles » débouchera à terme sur une véritable réflexion concernant ce qui, en période normale, devrait être considéré comme constituant un socle d’activités fondamentales pour la survie communautaire et qui, à ce titre, devrait être préservé des spéculations privées et géré collectivement, pour le profit de tous. Les « communs » constituent ce champ des activités patrimoniales interdites aux délocalisations et à la privatisation.
La problématique des « activités essentielles » appelle celle des « communs », vieux terme des campagnes européennes désignant l’ensemble du patrimoine villageois ou communautaire assurant les ressources primaires de la collectivité : la source, les pâturages, le moulin, les bois et rivières etc. Ce terme de « communs » a donné sa racine à la « commune » , et au « communisme » que Karl Marx transformera plus tard en idéologie révolutionnaire (ces deux déclinaisons convergeant dans l’imaginaire de la Commune de Paris). La réflexion sur l’autonomie alimentaire et sanitaire, imposée par la crise actuelle, offre des bases pragmatiques à un retour aux valeurs collectivistes mises à mal par l’effondrement de l’empire stalinien dans les années 1990.
Les activités essentielles sont celles qui nous sont indispensables au quotidien, servies par mille petites mains attelées aux tâches invisibles, dans les soutes de la machine capitaliste. Ces classes subalternes, sans cesse plus précarisées par l’accumulation des richesses, gagnent aujourd’hui une visibilité qu’on voudrait entourer de reconnaissance. Et certainement, beaucoup seront médaillés… Mais qui aura noté l’importance pléthorique des hommes et femmes racisé-es au sein de cette infanterie qu’on envoie au casse-pipe sans protections ? Dans les EPAHD, dans les hôpitaux, les services de voirie, la Poste, la police, les transports, dans les prisons, aux caisses des grandes surfaces, je vois partout les indigènes de la République, ces « damnés de la terre », assurer les conditions d’une possibilité de confinement plus ou moins général. Eux-mêmes confinés à vie aux minima sociaux, au salaire minimum, souvent à moins que le smic, ces subalternes racisé-es de l’ordre libéral restent largement invisibilisés dans la relation des événements par les médias fascinés par le cinéma que projette le « haut commandement », focalisés sur la partie supérieure de la pyramide (les professeurs, les experts, les directeurs)… Je note toutefois le tweet d’une certaine « Sophie Louvard » (sic), relayé sur ma page FB, qui s’offusque et s’interroge : « Y’a que Mohamed interne aux urgences !… sérieux elle est où la France ???? »
Kenjah.

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