Comment devenir bon élève face au Covid-19?
Le système de gestion de crise en Corée du Sud.

16 avril 2020 | Par Luc Pierron, co-coordonnateur du pôle santé de Terra Nova
Dans une approche comparée des stratégies de prévention et de lutte contre le Coronavirus, la Corée du Sud est régulièrement prise en exemple. En effet, au 10 avril 2020, 208 décès ont été rapportés pour près de 10 450 cas, soit un taux de létalité de 2 % (pour rappel, la France se situe à plus de 10 %) avec un niveau de dépenses de santé plus faible que la moyenne des pays de l’OCDE, et notablement plus faible que celui de la France.
À titre de rappel, les piliers du modèle coréen sont les suivants : dépistages gratuits proposés massivement ; “contact tracing“ (recherche de toutes les interactions récentes à moins de 2 mètres) intrusif et obligatoire, pour suivre les cas confirmés ou suspects, en fonction d’un croisement des données combinant géolocalisation des téléphones, vidéosurveillance et traçabilité des cartes bancaires[1] ; et surveillance stricte des quarantaines, en particulier grâce à une application mobile[2], le tout sans intervention judiciaire.
[1] http://english.chosun.com/site/data/html_dir/2020/03/03/2020030300633.html
[2] https://www.technologyreview.com/2020/03/06/905459/coronavirus-south-korea-smartphone-app- quarantine/

Toute violation des termes de la quarantaine est sanctionnée par une amende pouvant atteindre 2 500 $. De surcroît, des listes de cas confirmés sont publiées régulièrement par le Korea Center for Disease Control (KCDC), intégrant de nombreuses données personnelles (âge, sexe, quartier de domiciliation et lieu où l’infection a eu lieu)[3]. Pour certaines villes, la recension des cas confirmés peut aussi comprendre d’autres informations telles que la structure qui l’emploie et ses antécédents de voyage sont relayées et même traduites en anglais pour les habitants étrangers[4]. L’impact de ces mesures sur les libertés publiques, on le voit, est beaucoup plus fort que celui que pourrait avoir l’application “StopCovid“ telle qu’elle est actuellement présentée par les pouvoirs publics en France.
Toutefois, la présente note n’a pas vocation à revenir sur l’intégralité des dispositifs mis en place en Corée dans la prévention et la lutte contre la pandémie de Covid- 19. Nous avons voulu plus particulièrement nous concentrer sur l’un des angles morts du débat public actuel : le système de gestion de crise coréen.
Le pays a connu, coup sur coup, deux catastrophes mal anticipées et mal gérées : le naufrage du Sewol en 2014 et l’épidémie de MERS (syndrome respiratoire du Moyen-Orient) en 2015. Dans le premier cas, l’état d’impréparation des autorités, les informations contradictoires diffusées et l’absence de coordination dans les réponses de premiers secours ont conduit au décès de 304 passagers (surtout des adolescents) et membres d’équipage. L’incompréhension de l’opinion a été telle qu’en réaction le Premier ministre, Chung Hong-won, a démissionné et le corps des garde-côtes a été dissout. Dans le second cas, la Corée s’est révélé le principal foyer d’épidémie après le Moyen-Orient, conduisant à des pertes humaines (38 décès pour 186 cas confirmés et 16 693 individus isolés ou placés en quarantaine) ainsi qu’un désarroi majeur au sein de la société coréenne. Par exemple, à Séoul, 35 patients infectés avaient pu quitter le lieu de leur prise en charge médicale, sans savoir qu’ils étaient contaminés et avec le droit de se déplacer librement à travers la ville…
[3] https://www.theguardian.com/world/2020/mar/06/more-scary-than-coronavirus-south-koreas-health-alerts- expose-private-lives
[4] https://www.institutmontaigne.org/blog/coronavirus-lasie-orientale-face-la-pandemie-coree-du-sud- depistages-investigations-ciblees-et-la

Dans les deux cas , les critiques qui ont émergé concernent la bonne organisation en réponse à une urgence sanitaire ou à un accident : fonctionnement ministériel en silos, faible coordination entre les échelons national et local, communication de crise chaotique[5], manque d’informations à destination des citoyens, manque de moyens pour le KCDC, législation inadaptée, retard technologique, manque de compétences et d’équipes spécialisées… Après ce double traumatisme ayant mis en évidence des défaillances collectives majeures et ayant induit une virulente défiance vis-à-vis du gouvernement et des institutions publiques, l’amélioration des services d’urgence, en santé notamment, est apparue comme une priorité nationale.
C’est alors que les autorités coréennes ont opéré une transformation complète de leur système de préparation et de réponse aux crises, autant sanitaires que pour l’ensemble des catastrophes identifiables (séisme, canicule, etc.). Cette transformation repose sur les éléments suivants :
Refonte de la législation en matière de contrôle des maladies infectieuses, de sécurité et de gestion des catastrophes, à travers l’adoption d’une loi-cadre (Framework Act on the Management of Disasters and Safety), qui se veut un schéma unique et intégré de gestion crise, comprenant des déclinaisons par type de crise ;
Recentralisation du pilotage ministériel avec la création d’un nouveau ministère de l’Intérieur et de la Sécurité, visant à coordonner l’ensemble des capacités de réponses aux urgences, au niveau national comme local. Son organisation interne est découpée en bureaux, chacun spécialisé sur un type de catastrophe, ce qui permet de coordonner plus facilement la réponse aux crises avec les autres ministères impliqués[6]. Un centre opérationnel (National Disaster and Safety Control Center) dispose des leviers d’action en amont (préparation), durant (réponse) et en aval (sortie) des crises. En cas de maladie infectieuse ou d’urgence sanitaire, le ministère de la Santé et du Bien-être est en première ligne, sous la responsabilité du ministère de l’Intérieur, en particulier de Public Health Disaster Response Division.
[5] Non-révélation des noms des hôpitaux où l’infection s’était propagée, changement à plusieurs reprises de version des faits, informations contradictoires à destination du public ou transmises avec retard, etc.
[6] Chaque ministère est d’ailleurs en charge de la réalisation d’un manuel de gestion de crise, pour son périmètre de compétence, évalué annuellement par le ministère de l’Intérieur

Le Korea Center for Disease Control (KCDC) est le principal centre opérationnel placé sous la tutelle du ministère de la Santé. Il tient notamment le rôle de tour de contrôle, en centralisant l’ensemble des données fournies par les institutions[7] et le personnel exerçant dans le secteur médical au sein du Notifiable Infectious Disease Surveillance. Sur les cinq dernières années, le KCDC a été renforcé de façon importante sur le plan des ressources humaines (nouvelles divisions, équipes spécialisées), de son budget, de ses méthodes d’évaluation des risques[8] et par la mise en place en son sein d’un Emergency Operation Center, véritable centre de commandement et de contrôle des contre-mesures en cas d’épidémie. Le Premier ministre préside quant à lui le Central Safety Management Committee, chargé de décider les orientations stratégiques ;
Responsabilisation des autorités décentralisées, compétentes en matière de premier recours et de réponse de proximité, avec l’obligation de mettre en place au sein de leur administration des divisions dédiées à la gestion de crise et de développer des plans de sécurité en cohérence avec les schémas nationaux de prévention, dont un spécifiquement pour la prévention et le contrôle des maladies infectieuses. Selon différents spécialistes de santé publique et de la gestion de crise, une coordination accrue entre les différents échelons administratifs constitue un élément-clé pour améliorer l’état de préparation de la Corée face aux crises. L’allocation des budgets, des ressources humaines, l’élaboration des directives à suivre et l’évaluation des plans de sécurité relèvent du ministère de l’Intérieur et de la Sécurité, qui intervient donc autant sur un plan horizontal (entre ministères) que vertical (du national vers le local) ;
[7] Sont reliés 298 hôpitaux, 256 centres de santé publique, 13 stations de quarantaine et 17 instituts de recherche sur la santé et l’environnement.
[8] Selon un modèle proche de celui mis en place aux Pays-Bas depuis 2008, le National Risk Assessment (OCDE, OECD Toolkit on Risk Governance, 2018)

Mise en place d’infrastructures de collecte et d’analyse de données numériques, centralisées auprès du ministère de l’Intérieur au sein d’un système d’information dédié[9]. Ce système d’information sert d’outil à la fois d’évaluation des risques (surveillance, détection, analyse) et de communication (information, alerte) à destination des autorités publiques et es citoyens, via des cartes géographiques disponibles en ligne ou par application mobile (Safemap) [10]. La compilation de ces données permet de calculer des indices de sécurité (Safety Index), où chaque collectivité territoriale est évaluée de 1 à 5, par catégorie (accidents de la circulation, incendie, crimes, suicides, maladies infectieuses), en vue de la publication d’un rapport annuel. Une fois les facteurs de risque identifiés au niveau local, les autorités nationales proposent des accompagnements aux collectivités pour mieux les anticiper et les prévenir ;
[9] Le Disaster and Safety Information System, qui intègre 11 systèmes de gestion de crise préexistants et centralise l’information issue de 16 ministères et agences différents, dont le KCDC
[10] Le Public Safety Map Service (http://wwww.safemap.gov.kr) regroupe des informations classées en huit catégories (crimes et délits, circulation, catastrophes naturelles, sécurité pour les plus fragiles, services y compris publics, industries, santé publique et catastrophes d’origine humaine). Il propose également un service d’alerte avec une information en temps réel, dès que l’utilisateur se situe à proximité de l’une des zones, sur la localisation et les coordonnées du poste de police, de la caserne de pompiers, des services d’urgence (abris, hôpitaux), les plus proches.

Sur la base d’analyses de risques plus poussées et des retours d’expérience post-MERS, développement de capacités dédiées pour préparer le pays aux urgences de santé publique. Concrètement, cela s’est traduit par la création d’un système d’alerte unique pour l’ensemble des risques et menaces susceptibles de survenir sur le territoire national. Pour ce faire, un lien permanent est fait avec les sociétés de télécommunication, l’ensemble des médias (radio, télévision), Safemap, mais aussi les citoyens qui peuvent eux- mêmes faire remonter de l’information via leur application mobile. Par ailleurs, la Corée a augmenté à 29 le nombre de ses hôpitaux spécialisés dans les maladies infectieuses, afin de les répartir sur l’ensemble du territoire et de disposer de capacités supplémentaires en chambres à pression négative ou d’isolement ;
Développement des stocks et réserves stratégiques, dans le cadre d’un plan national adopté tous les 5 ans, qui donne des directives à la fois sur le stockage des produits pour contrer les épidémies, mais également sur la gestion et la distribution des stocks (médicaments antiviraux ; équipements de protection individuelle ; vaccins – les stocks contre la variole permettent notamment de couvrir 80 % de la population coréenne). Cinq centres nationaux de stockage sont répartis à travers le pays. Un système de gestion en temps réel des stocks a été introduit ;
Augmentation des ressources humaines spécialisées dans la prévention et la réponse aux catastrophes, grâce à une réforme et un renforcement des équipes d’assistance médicale, la création d’un système de support psychologique à destination des personnels au contact des patients, le recrutement et la formation de spécialistes des maladies infectieuses. À lui seul, le KCDC compte aujourd’hui près de 1 400 personnes dédiées aux maladies infectieuses. 10 équipes de réponse rapide peuvent être déployées en urgence pour des enquêtes épidémiologiques. 366 personnes supplémentaires ont aussi été recrutées par le ministère de l’Intérieur pour renforcer les équipes des centres de santé publique au niveau local ;
Révision des approches de communication de crise, par un renforcement des équipes dédiées et le développement d’une approche intégrée (médias, plateformes en ligne, réseaux sociaux, centres d’appel), notamment pour lutter contre les rumeurs et la désinformation ;

Réalisation d’exercices mensuels de simulation de crise avec l’ensemble des parties prenantes concernées, sur la base de scénarios complexes intégrant 22 types de crise (dont accidents de la circulation, tremblement de terre, larges incendies, accidents chimiques, bioterrorisme ou explosion d’un réacteur nucléaire). Le ministère de l’Intérieur et de la Sécurité organise même un exercice national à l’occasion du Disaster Safe Korea chaque année en mai. En santé, 30 exercices nationaux sont réalisés par an, dont un à très large échelle (en 2018, 100 centres de santé publique étaient impliqués), et les centres de santé publique ont pour obligation d’en effectuer un tous les 2 ans. L’objectif est que les procédures soient connues de tous les personnels mobilisables face à une éventuelle catastrophe et de l’ensemble des citoyens. Il est aussi primordial que les procédures de gestion de crise soient éprouvées en vie réelle pour éventuellement les améliorer et les adapter.
En termes d’investissement, cette transformation de la stratégie des autorités coréennes face aux épidémies n’a pas conduit à une explosion des dépenses de santé dans le pays (+1 point de PIB entre 2015 et 2018, contre une stagnation en moyenne dans d’autres pays de l’OCDE, comme la France, l’Allemagne, les États- Unis ou le Japon).
Les milliards supplémentaires investis seront à comparer au bilan de la crise sanitaire en cours dans les pays plus touchés par la pandémie de Covid-19. Nul doute qu’à l’heure des comptes, le modèle coréen de prévention et de gestion des risques catastrophe pourra servir d’inspiration. Dans le cas de la France, une meilleure appréhension de telles crises par les autorités publiques – nationales comme locales – et plus largement par les citoyens semble indispensable pour y être mieux préparés demain.

OCDE, Reviews of Public Health: Korea. A healthier tomorrow, 2020
OMS, Joint External Evaluation of IHR Core Capacities (Republic of Korea), 2017, https://apps.who.int/iris/bitstream/handle/10665/259943/WHO-WHE-CPI- 2017.65-eng.pdf?sequence=1
Ministry of the Interior and Safety, Integrated Disaster and Safety Information System, 2019, https://www.mois.go.kr/eng/sub/a03/bestPractices1/screen.do KCDC, Standard Operating Procedure for Risk Communication for Public health Emergencies,
2017, http://www.cdc.go.kr/CDC/cms/cmsFileDownload.jsp? fid=51&cid=138103&fieldName=attach1&index=1
Y. Bae, Y. Joo et S. Won, “Decentralization and collaborative disaster governance: Evidence from South Korea”, Habitat International, Vol. 52, pp. 50- 56, 2016, http://dx.doi.org/10.1016/j.habitatint.2015.08.027
M. Cha et al., “Changes to the Korean Disaster Medical Assistance System After Numerous Multi-casualty Incidents in 2014 and 2015”, Disaster Medicine and Public Health Preparedness, Vol. 11/05, pp. 526-530,
2017, http://dx.doi.org/10.1017/dmp.2016.202
M. Park, “Infectious disease-related laws: prevention and control measures”, Epidemiology and Health, Vol. 39, 2017, p.
e2017033, http://dx.doi.org/10.4178/epih.e2017033
K. Kim et al., “Middle East respiratory syndrome coronavirus (MERS-CoV) outbreak in South Korea, 2015: epidemiology, characteristics and public health implications”, Journal of Hospital Infection, Vol. 95/2, 2017, pp. 207-
213, http://dx.doi.org/10.1016/J.JHIN.2016.10.008

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