La départementalisation passée au crible de la méthode historique

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Sylvain Mary, professeur agrégé d’histoire à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye (Cergy Paris Université/Université Paris Saclay) où il dispense entre autres un cours sur les Outre-mer français, vient de publier chez Sorbonne université presses sa thèse de doctorat en histoire. Intitulé « Décoloniser les Antilles, une histoire de l’Etat post-colonial (1946-1982) », cet ouvrage présente l’intérêt d’offrir au lecteur un bilan critique des quarante premières années de la départementalisation des « vieilles colonies ». « Si la départementalisation des Antilles, prévient son éditeur, a triomphé du vent contraire des indépendances, son histoire ne s’apparente pas à un parcours linéaire retraçant la rencontre entre un Etat républicain, qui aurait fait fructifier l’héritage abolitionniste de 1848, et une population prédisposée à l’assimilation du fait de sa culture politique. Par de nombreux aspects, cette histoire s’avère plus complexe. »

Sylvain Mary a soutenu sa thèse en décembre 2018, devant un jury composé de cinq enseignants-chercheurs dont Jean-Pierre Sainton (professeur à l’université des Antilles) qui a endossé le rôle décisif de rapporteur. Quand il n’était encore que doctorant et attaché temporaire d’enseignement et de recherche à la Sorbonne, le jeune historien a été chargé de mission au sein de la Commission Stora.

A l’heure où l’Appel de Fort-de-France lancé par les présidents des collectivités départementales d’Outre-mer au président de la République doit être discuté bientôt à l’Elysée, l’ouvrage de Sylvain Mary est plus que jamais d’actualité.

FXG


INTERVIEW

« Sur la question statutaire, l’Etat s’est un peu décrispé »

Comment la question de la départementalisation des vieilles colonies se pose-t-elle aux dirigeants français par rapport au reste de l’Empire colonial ?

La question de la réforme du monde colonial, du point de vue des autorités métropolitaines, se pose dès 1944 dans le sillage de la conférence de Brazzaville. La question du statut des vieilles colonies intervient dans ce cadre global, mais ce n’est pas un sujet perçu comme le plus important, ni urgent pour les autorités coloniales de la France libre. La Seconde guerre mondiale est passée par là. Il y a eu l’effort de guerre des colonies pour le déploiement de la France libre. La conférence de Brazzaville en janvier 1944 est la réunion autour de De Gaulle d’un petit comité d’administrateurs ou de gouverneurs coloniaux, dont Félix Eboué et Henry Laurentie. Leur réflexion débouchera après un cycle de rencontres qui se poursuivront à Alger puis à Paris, sur la création de l’Union française lors de la Constitution de la IVe République. Ces initiatives et réflexions gouvernementales pour réformer l’Empire rencontrent des demandes par le bas des élus des quatre vieilles colonies. On ne sait pas encore si ce sera une départementalisation puisqu’on évoque alors des provinces d’Outre-mer. La démarche est d’emblée assez empirique… On se rend compte que ce n’est pas un sujet central, mais pour l’État un sujet à traiter parmi d’autres en ce qui concerne le monde colonial. Du reste, le statut de l’Algérie qui est réformé à la même époque, est plus urgent.

Ce qui explique que la IVe République ne va jamais réellement se préoccuper de faire prospérer la loi de départementalisation ?

Les dirigeants de la IVe République ne perçoivent pas d’urgence. Pour eux, ce statut demandé par les élus locaux, c’est déjà pas mal ! L’administration qui suit ce dossier sur quinze ans n’est pas très étoffée. Un petit bureau au ministère de l’Intérieur qui est rattaché à cette grande direction « Algérie et départements d’outre-mer » suit vraiment le dossier DOM. Le ministère de la France d’Outre-mer, rue Oudinot, n’est plus compétent, tandis que chaque ministère est censé avoir un référent DOM. Tout est très éclaté avec un turn-over important. Tout ça montre que ce n’est pas le grand sujet du moment.

Est-ce que la création de l’Organisation des Nations unies a une influence sur cette réforme ?

Il n’y a pas de lien direct, car l’intérêt de l’ONU pour les départements français d’Outre-mer n’intervient qu’au courant 1946. Ce serait une légende dire qu’on a départementalisé pour couper court à tout, mais il n’empêche qu’a posteriori, la départementalisation deviendra un argument pour dire que, dès 1947, que les vieilles colonies ont été décolonisées : des préfets ont été installés, l’administration coloniale remplacée et le tout rattaché au ministère de l’Intérieur.

Qu’est-ce qui fait que les DOM vont enfin prendre de l’importance aux yeux de Paris ? Est-ce l’arrivée de De Gaulle au pouvoir en 1958, l’émergence des premiers mouvements autonomistes ou encore la Révolution castriste de 1959 ?

La réponse est dans votre question ! Il y a plusieurs éléments… Au départ quand l’opinion des Antilles commence à se retourner contre la départementalisation, dès la fin des années 1940, puis en 1956 avec les premiers mots d’ordre de sortie du cadre départemental avec les partis communistes et avec Césaire, l’Etat ne s’en inquiète pas vraiment. Il y a plus urgent et plus grave dont l’Algérie qui occupe bien plus l’opinion métropolitaine. Lorsque l’on parle des Antilles, c’est pour parler de la pauvreté endémique, de département endormi, mais il n’y a pas vraiment de prise de conscience très nette que le souffle mondial de la décolonisation pourrait emporter les Antilles.

Quand apparaît cette prise de conscience ?

A partir de 1958, quand on se rend compte, au moment du référendum, que derrière la question posée, « acceptez-vous la Constitution de la Ve République ?», se cache indirectement une autre question : « Voulez-vous garder le statut de département adopté en 1946 ? » Entre le mois de mai et le mois de septembre 1958, il y a de très grandes craintes qu’il y ait un rejet de la nouvelle Constitution dans les DOM et que ça ouvre la porte à remise en cause du statut avec en tête la peur de l’exemple algérien. Et comme en plus, Césaire a créé son propre parti, le PPM, le parti communiste renforce sa revendication d’autonomie…

Et puis intervient l’émeute de décembre 1959 à Fort-de-France…

Il y a quelque chose de très fort avec cette émeute qui impressionne même si elle est relativisée assez vite. On se demande si ce n’est pas le début d’un cycle de révoltes urbaines appelées à se répéter…

Cette révolte qui fait dire à Frantz Fanon : « Le sang coule aux Antilles… » ?

Alors Fanon n’est pas très lu aux Antilles à cette époque, si ce n’est quelques jeunes et quelques intellectuels, mais oui, les gens commencent à faire le parallèle entre ce qui se passe aux Antilles et ce qui se passe en Algérie. Jusque-là, la question antillaise n’existait pas vraiment. On pouvait estimer que le statut de 1946 avait tout réglé. Et là, s’ajoute encore la révolution cubaine qui pourtant n’est pas une menace, et tout ça converge ! Un certain nombre de hauts fonctionnaires donnent l’alerte. Ils ont en commun d’être presque tous passés par l’Algérie. Je les recense dans le chapitre 5 : préfets, secrétaires généraux de préfecture, secrétaires généraux des DOM, conseillers du ministère rue Oudinot… Il y a beaucoup de porosité entre les deux territoires…

Et il y a Foccart !

Foccart contribue au sein de l’appareil d’état à mettre la focale sur les Antilles, à rappeler sans cesse dès lors que la question algérienne est en voie d’être réglée que l’enjeu est de conserver les Antilles, parce qu’il est sincèrement convaincu lui que les Antilles sont une partie de la France.

C’est ainsi que va être instauré en Outre-mer « l’ordre gaullien » ?

Il faut instaurer un nouvel ordre répressif, autoritaire avec un interventionnisme étatique plus fort sur le plan économique et social. Il y a la volonté d’arriver à la convergence du smic métropolitain avec le smic des DOM. On crée une société de consommation importée de manière accélérée… La transformation du cadre urbain, l’encadrement de la jeunesse ! Le général Nemo, créateur du SMA, a tout résumé quand il dit vers 1960 que pour stabiliser la situation aux Antilles, il faut créer une classe moyenne. C’est d’abord ça le premier instrument de l’ordre gaullien, avant même la répression. Par exemple, le nombre de fonctionnaires jugés subversifs qui sont rappelés par l’ordonnance de 1960, c’est 26 pour les quatre DOM en deux ans d’existence. Ce n’est pas massif ! Et parmi eux, il y a beaucoup de métropolitains, des instituteurs, des enseignants… L’Etat mise d’abord sur l’élévation du niveau de vie, de manière un peu artificielle, pour ramener une sorte de consensus sur le statut départemental. A un moment donné, ça aurait pu basculer, c’est vrai… D’où la nécessité d’une élévation rapide du niveau de vie, et puis le Bumidom… Le départ des jeunes, cet aspect démographique joue. Le problème des jeunes, ceux qui sont plus susceptibles d’être ouverts à de nouvelles idées contestataires, est réglé de manière autoritaire. A quoi s’ajoutent des formes de répression sur les mouvements nationalistes naissant. Enfin, surtout à partir de 1967, 68, les autorités sont persuadées que le temps joue en leur faveur…

Les années 1960 ont été marquées par les indépendances de la Jamaïque et de Trinidad-et-Tobago. Quelle a été leur influence sur les Antilles françaises ?

Il faudrait étudier de près l’influence du black power, mais j’ai l’impression qu’aux Antilles, on était plus intéressé par ce qui se passait en Algérie et à Cuba. C’est la tricontinentale. Cuba et l’Algérie sont les grandes stars du tiers-monde Je ne suis pas sûr que les territoires britanniques qui restent dans le Commonwealth fassent figure de modèle.

Comment les Etats-Unis considèrent ce statut des DOM ?

Ils sont, au départ, assez étonnés de cette philosophie de la départementalisation qui ne correspond pas du tout à leur culture politique. Les Etats-Unis ont géré la chose différemment à Porto-Rico avec le statut de 1952 d’Etat associé. Ils ont considéré que pour faire dégonfler le nationalisme, il fallait donner l’autonomie, lâcher du lest. Ils ont du mal à comprendre et se demandent même si cette politique départementaliste trop dirigiste n’alimente pas une contestation finalement. Sauf que, dans les années 1960, après la révolution cubaine, ils finissent par s’en accommoder parce qu’ils comprennent que la départementalisation permet à l’Etat français d’avoir des leviers d’action dans sa politique antillaise.

Vous dîtes que les Etats-Unis s’accommodent du statut des DOM mais qu’ils considèrent aussi qu’à long terme, l’autonomie gagnera les Antilles françaises…

Absolument, mais pendant toute cette période de turbulences, ils s’accommodent de ce statut. Puis, progressivement, dans la deuxième moitié des années 1970, ils adoptent une position plus ambigüe vis-à-vis de la politique française puisqu’on les voit renouer des liens avec des leaders autonomistes, des gens du PPM… Cette philosophie correspond à une phase moins aigüe de la Guerre froide, une forme de détente dans les relations internationales et ils semblent revenir à ce qui était leur position originelle de la fin des années 1940, une forme de circonspection par rapport à la départementalisation.

Entre la présidence de De Gaulle et celle de Pompidou, qu’est-ce qui change dans la relation de la France avec ses DOM ?

Ce sont d’abord les formes de continuité qui l’emportent même s’il y a un assouplissement de « l’ordre départemental » avec la suspension des mesures les plus répressives comme le rappel des fonctionnaires qui est suspendu en 1972. L’ordre gaullien s’assouplit mais sans disparaître.

Foccart reste le maître des horloges ?

Oui, jusqu’en 1974.

Et c’est ce même Foccart qui va empêcher Pierre Messmer de faire aboutir son projet de régionalisation des DOM dix ans avant la décentralisation ?

Ce projet aurait pu ouvrir la porte à une profonde décentralisation dès 1972… Ce projet correspondant à la philosophie du ministre de l’Outre-mer Messmer qui avait été le directeur de cabinet de Gaston Deferre au moment des loi-cadre de 1956. Celles-ci avaient été, à l’échelle de l’Union française, une réforme décentralisatrice. Messmer affronte Foccart, Michel Debré et le tout puissant secrétaire général des Dom de l’époque, le préfet Jean-Emile Vié.

Que représente l’arrivée de Giscard au pouvoir en 1974 pour le statut départemental ? Avait-il une vision pour les DOM ?

Je ne suis pas sûr. C’est la poursuite de la départementalisation avec pour mot d’ordre le passage dans une phase économique avec une industrialisation, mais on s’en donne assez peu les moyens. C’est relativement un échec : il n’y a pas suffisamment de création d’emplois industriels à la mesure du nombre de jeunes qui entrent sur le marché du travail. Ce qui pouvait encore faire illusion comme un semblant de décentralisation à la fin des années 1960 apparaît comme une chose qui ne marchera pas, qui ne sera pas suffisant pour qu’on puisse imaginer un développement endogène. On assiste plutôt à un renforcement de la dépendance vis-à-vis de l’extérieur dans ces années-là.

L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 était annonciatrice d’une autodétermination autour du statut et finalement, on s’est retrouvé avec une couche de plus avec la Région monodépartementale…

Même s’il n’avait pas été censuré par le Conseil constitutionnel en 1981, le projet proposé par la gauche n’était pas très audacieux. Ce n’était pas un vrai statut d’autonomie.

Le moratoire d’Aimé Césaire pour la fin de la revendication autonomiste est plutôt bien tombé alors ?

Non, la gauche n’avait pas l’idée d’aller aussi loin. Je crois que les socialistes en 1981 n’ont pas une connaissance fine du dossier DOM et ils avancent prudemment. Ils sont conscients qu’il faut modifier des choses comme l’autoritarisme excessif, la répression, qu’il faut accorder une forme de décentralisation mais ils ne sont pas convaincus qu’il y ait un courant d’autonomie suffisamment fort dans les sociétés antillaises.

La départementalisation a-t-elle réussi la décolonisation des Antilles ?

Les structures de l’Etat sont à peu près identiques à celles d’un département métropolitain, les dispositifs sociaux ont l’air de converger avec les normes métropolitaines. On peut alors parler d’une forme de décolonisation par intégration.  Mais on peut aussi voir autrement la question et considérer que ce statut départemental est en lui-même fondamentalement post-colonial, néo-colonial : il renforce les dominations… Il y a plein de façons de le voir. Mais l’historien n’est pas là pour faire des perspectives…

Votre livre paraît avant l’Appel de Fort-de-France lancé au président Macron par les présidents des cinq DROM pour remettre encore sur la table la relation de l’Etat français avec « les quatre vieilles ». Cela veut-il dire qu’on n’a résolu aucune question depuis 1946 ?

A partir de 1999 avec la Déclaration de Basse-Terre, il y a une convergence par-delà les clivages politiques aux Antilles et en Guyane pour souligner les limites de la départementalisation ; et puis, il y a le discours de Jacques Chirac à Madiana en 2000 qui affirme que le statut départemental a atteint ses limites. Ça, c’est historique du point de vue de la parole de l’Etat. Ça ne s’est pas encore traduit de manière spectaculaire, mais dans les déclarations et les intentions, on a bien entendu le ministre Lecornu qui a lâché le mot « autonomie » de manière provocante et très politicienne. On n’aurait jamais vu cela dans les années 1980. Il suffit de voir la réforme de 1982 et les passions que ça a suscité dans les DOM, à l’échelle nationale entre la droite et la gauche. Aujourd’hui, sur la question statutaire, l’Etat s’est un peu décrispé.

Foccart doit se retourner dans sa tombe…

Et toute cette génération ! Il y a un tournant à la fin des années 1990. C’est la fin d’une époque, la fin de la Guerre froide, l’effondrement du communisme qui était porteur de l’idée d’autonomie, la mondialisation triomphante… Le rapport de l’Etat aux Antilles se comprend aussi au regard de ce contexte global.

Propos recueillis par FXG

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