Géopolitique du sport (Outre-Terre, N° 8)


Michel Korinman , Alfred Wahl , Patrick Clastres , Benoît Heimermann , Collectif

1Lors du congrès de Neuchâtel, le 25 novembre 1975, le président du Comité international olympique (CIO ), Juan Antonio Samaranch, déclare : « Nul doute que les compétitions sportives, et en particulier les Jeux Olympiques, reflètent la réalité du monde et constituent un microcosme des relations internationales. » De fait, ce point de vue s’est largement répandu chez les observateurs politiques depuis avril 1971, date à laquelle une équipe américaine de ping-pong va en Chine alors que ce pays n’entretient pas de relations diplomatiques avec les États-Unis.

Cette très insignifiante page de l’histoire des sports est immédiatement célébrée comme césure historique. Et se retrouve même dans les encyclopédies à l’entrée « diplomatie du ping-pong ». Plus de doute : il y a un rapport immédiat entre sport et problèmes internationaux, d’autant que, selon le président Nixon, « en jouant au ping-pong, nos deux pays ont effacé les incompréhensions du passé ».

2Rien de nouveau cependant pour les initiés. La renaissance des Jeux Olympiques en 1896 était imprégnée d’une volonté de pacifier les rapports entre les nations. Déjà les Jeux de l’Antiquité s’ouvraient sur l’instauration d’une trêve au sein du monde grec.

3L’objectif de départ, c’est la promotion d’un esprit antinationaliste et de la fraternité entre les sportifs : d’où la fondation de fédérations nationales par sport pour aménager les relations sportives entre les nations. Mais tout de suite il s’agit de relations internationales presque ordinaires : les compétitions vont reproduire symboliquement les rivalités entre les nations, ou encore internes à ces dernières ; elle ne sont qu’« euphémisation » d’affrontements plus violents par le biais des règlements.

4L’utopie supranationale n’a pas résisté longtemps aux réalités. Les toutes premières confrontations internationales sont aussitôt chargées d’enjeux politiques. Il existait tout juste quatre équipes de football-association à Paris, en 1893, que l’une d’elles envisage de rencontrer une équipe de Strasbourg, alors allemande. Aussitôt, un dirigeant de l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques (USFSA ), la fédération omnisports, signale qu’« avant d’accepter de jouer une telle rencontre, surtout à Strasbourg, il faudrait d’abord être sûr de la remporter ». Ainsi, pour ce représentant d’une instance soucieuse de se placer hors du champ politique, le prestige de la France est en jeu.

5De son côté, l’écrivain Charles Maurras, futur directeur de l’Action française, en un premier temps inquiété par la volonté de fraternisation internationale, se rassure vite. Il se réjouit à l’avance, en 1896, de l’échec annoncé du « cosmopolitisme sportif » ; le sport va encore exaspérer les passions patriotiques : « Maintenant les peuples vont se fréquenter directement [par le sport], s’injurier de bouche à bouche et s’engueuler cœur à cœur. La vapeur qui les a rapprochés ne fera que rendre plus faciles les incidents internationaux. »

6Certes, on ne procède pas encore au décompte minutieux des résultats, mais c’est parce que les rencontres internationales entre sélections nationales sont encore rares. Les hymnes nationaux, par contre, sont exécutés, ce qui n’est pas conforme à l’esprit originel du sport.

7Le gouvernement français sera un des premiers à développer une véritable politique sportive au lendemain de la Grande Guerre, une section Tourisme et sport étant créée en 1920 au sein du ministère des Affaires étrangères et rattachée au Service des œuvres françaises à l’étranger (SOFE ). Les athlètes sont donc considérés comme des ambassadeurs, au même titre que les artistes, et ils bénéficient de subventions en matière de compétition à l’étranger. « Le sport est devenu une affaire d’État », déclare Gaston Vidal, directeur du Service de l’éducation physique. Un rapport du SOFE de 1921 propose d’intégrer dans « les films cinématographiques de propagande pour l’étranger quelques épisodes de grands matchs où la France s’est classée première ». Les victoires sont désormais perçues comme des indices de la vitalité d’un peuple et en tant qu’atout des régimes.

8C’est aussi au lendemain de la guerre que se produit la première campagne de boycott. L’initiative vient du mouvement sportif anglais qui pousse la FIFA à interdire les matchs organisés avec les fédérations des nations vaincues et même avec celles des neutres qui ne respecteraient pas cette mesure. Le Quai d’Orsay intervenant directement dans le même sens. L’Entente poursuit ainsi la guerre par organisations sportives interposées, et ce notamment en vue des Jeux Olympiques de 1924.

9La France exerce encore des pressions sur le CIO pour obtenir l’organisation des JO de 1924, ce qui froissera l’orgueil de Pierre de Coubertin, non consulté, qui modifie au demeurant la liste des nations invitées, écartant d’emblée l’Allemagne. Ainsi l’état des relations internationales détermine aussi l’ordre sportif. Le mythe de l’apolitisme en prend un coup. Surtout, en donnant le mauvais exemple, les nations démocratiques ont ouvert la voie à ce que se généralise l’instrumentalisation du sport à des fins politiques.

10L’Italie de Mussolini, puis l’Allemagne de Hitler vont en effet prendre le relais avec une intensité redoublée. Pour les deux dictateurs, il s’agit de légitimer davantage leur pouvoir et de démontrer à l’Europe l’efficacité de leurs régimes par rapport aux démocraties. On sait l’ampleur donnée par le premier à la coupe du monde de football de 1934 : la victoire de l’Italie est vécue comme celle du Duce en personne. Les JO de Berlin sont comme le couronnement de Hitler par le monde réuni à l’issue d’une vaste campagne de propagande diplomatique. Mussolini et Hitler ont aussi voulu afficher leur capacité d’organisation et exhiber d’impressionnantes infrastructures suscitant l’admiration du monde entier.

11Au cours des années 1930, le sport européen sera perturbé par la totale inféodation des organisations italiennes et allemandes au pouvoir politique. Les deux régimes usant différemment de celle-ci : l’Italie avec brutalité, l’Allemagne de manière plus sélective. Lorsque des sanctions frappent l’Italie en 1936 pour son invasion de l’Éthiopie, le Duce riposte en interdisant à ses coureurs cyclistes de participer au Tour de France. Le Reich rompt quelques mois après toute relation sportive avec les Pays-Bas lorsque le gouvernement néerlandais qui redoute des manifestations hostiles dans le stade contre l’époux allemand de la princesse Juliana fait annuler un match de football contre l’Allemagne. À l’inverse, lorsque le gouvernement français déconseille à la sélection d’athlétisme, au beau milieu des tensions, de se rendre dans le Reich, le Reichssportführer adresse une invitation particulière aux athlètes, présentant ainsi un visage de tolérance et d’ouverture : véritable manœuvre diplomatique.

12Le gouvernement britannique cherche pour sa part à préserver une séparation entre les deux domaines politique et sportif. Moment délicat en 1935 : la Fédération de football invite la sélection allemande pour un match à Londres ; la gauche travailliste proteste et menace de manifester contre l’arrivée annoncée de 10 000 Allemands de l’organisation Kraft durch Freude (KdF). Cela au moment où la Grande-Bretagne recherche un accord avec Hitler. Déclaration initiale du Foreign Office : « Les matchs de football sont affaire privée, organisée par des personnes privées et le gouvernement n’a pas à s’interposer… » Il n’y aura pas, finalement, d’incidents, parce que les supporters allemands vont adopter un profil bas. Les Britanniques commencent à douter ensuite de cette première appréciation et à se dire disposés à mobiliser eux aussi le sport en guise de riposte.

13Mais même dans les pays démocratiques, nombreux sont ceux qui admirent le maniement de l’arme sportive par les dictatures. Par exemple Coubertin lui-même. Moins, certes, après 1945 dans le cas de l’Espagne franquiste qui n’a plus que le Real de Madrid. Et le ministre du Movimiento, José Soles, de déclarer aux joueurs qui accumulent des lauriers : « Vous aurez fait plus que la plupart de nos ambassadeurs de par le monde. Les gens qui nous haïssaient ont fini grâce à vous par nous comprendre [1][1]L’historienne Angela Teja constate une amélioration de l’image…. »

14L’URSS a beaucoup varié dans son usage politique des sports. À l’origine, elle refusait toute participation aux compétitions internationales officielles, perçues comme véhiculant le nationalisme chauvin et modelées sur le système capitaliste de la concurrence. Elle fondera cependant bientôt l’Internationale sportive rouge (ISR ) en contrepoids de la Fédération socialiste de Lucerne (ISL ) de 1920. Et cherchera à rencontrer d’autres équipes du Sport rouge à l’extérieur [2][2]Les responsables soviétiques sélectionnent les footballeurs,….

151924-1925 : émerge l’idée que les compétitions sportives doivent servir les intérêts nationaux de l’URSS; on cesse alors de limiter les relations aux organisations du sport ouvrier international. Des contacts sont noués avec l’Internationale socialiste. En outre, les footballeurs russes rencontrent régulièrement les équipes des États voisins afin de cultiver de bonnes relations internationales, rencontrant un accueil favorable par exemple chez les Turcs qui passent outre aux interdictions de la Fédération internationale de football association (FIFA ) dont l’URSS ne fait pas partie. Les Soviétiques s’efforçant, pour se donner une image positive, de ne pas humilier leurs adversaires encore débutants.

16Après 1930, le chapitre de l’utilisation du sport comme instrument de la lutte des classes est définitivement clos. Le pouvoir soviétique, tout à la théorie du « socialisme dans un seul pays », veut maintenant battre le capitalisme dans les stades européens, par le biais de rencontres organisées par les grandes fédérations internationales et neutres. Certes, l’URSS organise encore des Spartakiades comme celles de 1928 en opposition aux JO d’Amsterdam. Les athlètes qui rentrent de Moscou faisant des conférences enthousiastes, rédigées par des dirigeants politiques, sur la patrie du communisme. À partir de 1934, le sport soviétique devient un moyen d’asseoir le prestige national. L’ISR, qui a longtemps cherché à préserver l’internationalisme prolétarien dans le sport, doit s’incliner avant sa dissolution secrète en 1937.

17Mais le football soviétique reste sourd aux appels de la FIFA et n’y adhérera pas. De même que l’URSS se refuse à intégrer le mouvement olympique. Le sport soviétique présentant ainsi, à la veille de la guerre, un double visage : il cherche à prouver la supériorité d’un système et il est géré, comme en Italie et en Allemagne, de manière dictatoriale.

18Après 1945, la mondialisation du sport s’accélère et devance par là bon nombre d’autres domaines. L’URSS et les pays socialistes font leur entrée dans la FIFA, dans les autres fédérations internationales et au mouvement olympique. La FIFA et le CIO auxquels on adhère en fonction des règles de l’ONU comptent dès lors autant de membres que cette dernière.

19Le sport va, successivement ou simultanément, refléter, hors la belle vitrine de la cérémonie d’ouverture des JO tous les quatre ans, les nouveaux contentieux internationaux : guerre froide, décolonisation et accession à l’indépendance de plusieurs dizaines de pays, poussées sécessionnistes en Europe même.

20Les pays communistes poursuivent au moins deux objectifs. La RDA cherche à prouver la supériorité du communisme sur le capitalisme en devenant l’un des pays les plus dotés en médailles aux JO … et à porter de la sorte des coups au monopole de la RFA sur la représentation de l’Allemagne. La Roumanie se veut à la fois championne du socialisme et du nationalisme, notamment par une domination de jeunes gymnastes préparées précocement et intensivement. Ce qui finit par provoquer des confrontations tendues avec l’URSS. Des dérapages se produisent également entre les joueurs hongrois et soviétiques de water-polo à Melbourne en 1956, de même que plus tard entre hockeyeurs tchèques et soviétiques, l’opinion internationale étant alors mieux à même d’évaluer les rapports véritables entre l’URSS et les pays frères.

21Mieux, c’est toute l’évolution des relations internationales qui se lit en filigrane dans l’histoire des compétitions sportives, importantes ou anodines. Par exemple, en 1954, la victoire de l’équipe nationale d’Allemagne de l’Ouest en Coupe du monde de football avec un retentissement immense dans le pays. Réduits au silence, à la non-existence depuis 1945, les Allemands ressuscitent brusquement avec leur orgueil national : « Wir sind wieder wer ! » (nous voilà de nouveau quelqu’un !). Même s’il faudra attendre 1990 pour que Helmut Kohl évoque le mot de Vaterland, l’équipe nationale de football, dans un pays où la « nation » était proscrite, s’étant toujours nomm

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