Ainsi que le regrette un observateur dans un récent article paru dans Antilla, l’élite martiniquaise se tait. Au pays de Césaire, de Fanon et de Glissant, les intellectuels sont à ce point silencieux qu’on pourrait se demander si la Martinique pense encore. Mais, finalement, que voulez-vous qu’ils fassent, en face de l’échec de la Martinique, qui est d’abord leur échec ?
Réputés avoir perdu leur identité, les Martiniquais se sont vu appliquer, depuis près d’un demi-siècle, une révolution culturelle en mode de désaliénation – re-aliénation. Issue des mouvements des années soixante et inspirée par les figures totémiques du socialisme, la jeunesse savante représentait toutes les nuances de la galaxie communiste. Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en France, cette opération a connu un succès électoral inédit : près d’un demi-siècle de pouvoir local absolu des autonomistes et indépendantistes, ainsi qu’une probabilité de continuité peu contestable. Mais en fait de révolution, tout ce monde s’est installé avec gourmandise dans l’assimilation, les politiques étant aux manettes et les intellectuels à la culture identitaire et victimaire. L’échec idéologique n’est qu’apparent, car il est contourné par le formatage réussi des cerveaux à la culture du passé et au sentiment victimaire, au repli identitaire et à la soif de bouc-émissaires, au besoin de ruptures sociétales et institutionnelles.
Ainsi, la réalité politique martiniquaise s’est distinguée par des signes qui ne sont pas apparus dans les autres territoires d’Outre-mer. D’abord, comme rappelé ci-dessus, depuis 1983, les assemblées locales ont été dirigées sans interruption par des majorités anti-assimilationnistes. Elles ont paradoxalement été désignées par des électeurs très majoritairement attachés à la France. Par ailleurs, toutes les nuances de la gauche indépendantiste (trotskistes, maoïstes, castristes, jusqu’aux adeptes du mouvement stalinien d’Enver Hoxha, le dictateur de l’Albanie) ont exercé le pouvoir et ont pu peser sur le fait majoritaire. Autre réalité significative que le temps et l’absence de dissentiment semblent avoir transformée en règle : il est admis le principe qu’un Martiniquais ne soit pas ministre de la France. Dernière curiosité, qui pourrait être la première : toutes les décisions politiques prises par le député Aimé Césaire ont été des actes d’intégration à la France, alors que peu de députés français ont eu une aussi longue longévité législative, qu’il a été le leader de l’autonomie en Outre-mer et que peu d’écrivains engagés ont eu, comme lui, des mots aussi durs pour dénoncer le colonialisme. Et c’est lui-même qui tire le bilan, un peu avant sa disparition, par l’acte de reconnaissance exprimé à François Fillon, alors Premier ministre de la France : « C’est grâce à vous que nous survivons. » Mais, peu portée à la repentance, l’élite intellectuelle a peut-être des raisons de se taire, tant elle a été complice des gouvernances successives.
Au vu d’un tel faisceau d’incohérences et d’une telle constance dans leur pratique, la classe politique n’a pas su convaincre les Martiniquais du bien-fondé de l’indépendance ou de l’autonomie. Mais la population ne pouvait pas sortir psychologiquement indemne de cet imbroglio politique. Il en est ressorti un Martiniquais déconstruit, que d’aucuns décrivent comme schizophrène. Et pourtant, la Martinique et sa survie auraient mérité que des voix s’élèvent pour déplorer le constat d’impéritie de la CTM et indiquer un nouveau chemin pour le futur. En effet, de toute part annoncée, une possible débâcle pourrait tout simplement emporter la société martiniquaise, dans un contexte des plus inquiétants : international, français et caribéen.
Mais comme disait Albert Einstein, « On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré. » Ce n’est donc pas demain qu’il sera mis fin aux idées qui ont durablement formaté les cerveaux, non seulement ceux des élus présents et à venir, mais aussi ceux de la population, dans toutes ses composantes. On est aujourd’hui en présence d’un citoyen martiniquais soumis au vocabulaire, au langage et aux réflexes de rupture. Les intellectuels ne paraissent pas prêts à en assumer l’héritage ni à trahir les leurs : ils se taisent.
Fort-de-France, le 3 juillet 2025
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Yves-Léopold Monthieux