Par Ariane Chemin
Pour Le Monde.
Il y a quelques semaines, mère Marie Ferréol a été renvoyée des dominicaines du Saint-Esprit. Elle assure n’avoir aucune idée de la « faute grave » dont l’Eglise l’accuse, qui donne à cette sanction rarissime des relents de procès en sorcellerie.
Avec sa guimpe blanche, son voile noir et son rosaire pendu à la ceinture, mère Marie Ferréol semble échappée de La Religieuse (1966), le film de Jacques Rivette. Cette religieuse des dominicaines du Saint-Esprit garde sur son visage les restes de la bonne humeur qui, depuis cinquante-cinq ans, fait sa personnalité, mais elle a perdu 10 kg en quelques semaines, ses cheveux ont blanchi et elle se dit « terrorisée » depuis le 22 avril. Ce jour-là, le cardinal Marc Ouellet, l’un des hommes les plus influents de la curie romaine, a signé son décret de renvoi définitif de la communauté catholique dont elle est membre depuis trente-quatre ans.
Cette sanction, assortie d’une interdiction de toute vie communautaire, est rarissime, on en compte moins d’une dizaine par an dans le monde. C’est encore plus rare quand le motif n’est pas celui de « mœurs scandaleuses ». « Jamais je ne me consolerai de me voir arracher mon habit, confie la religieuse, réfugiée dans une abbaye d’Auvergne où, sur les conseils de son avocate, elle a fini par accepter de rencontrer Le Monde, samedi 22 mai. Je tremble d’être définitivement chassée de ma vocation, qui est ma raison de vivre. » Il ne lui reste, en effet, que quelques jours avant l’expiration du délai d’examen de sa supplique (une lettre de deux pages) et de l’épais recours qu’elle a déposés auprès du pape. Surtout, elle assure n’avoir aucune idée de la « faute grave » dont on l’accuse et qui donne à cette affaire des relents de procès en sorcellerie.
A l’abbaye Saint-Wandrille (Seine-Maritime), en 2016. AFP
« Mère Marie Ferréol sait très bien ce qu’elle a fait. » Dom Nault est un grand homme brun au visage émacié mais toujours souriant, même lorsqu’il lâche ce genre de formules. Il nous reçoit dans la sublime abbaye normande Saint-Wandrille, près d’Yvetot (Seine-Maritime). Les amoureux d’histoire et de littérature savent que c’est ici, au tout début du XXe siècle, que s’étaient installés la comédienne Georgette Leblanc et l’écrivain Maurice Maeterlinck, futur Prix Nobel. Lui traversait le réfectoire et la salle du chapitre à patins à roulettes pour se détendre entre deux poèmes, tandis qu’elle montait des spectacles de théâtre dans les ruines de l’abbaye. Jean-Charles Nault préfère dire « que ce lieu est habité par la prière depuis quatorze siècles et que quarante moines y ont été canonisés ». Avant d’ajouter : « Tout ceci nous oblige. »
« Audits externes »
Dom Nault s’éloigne régulièrement de son abbaye pour mener des visites canoniques dans diverses communautés monastiques françaises. Et aussi, plus rarement, des visites apostoliques, commandées, elles, par le Vatican. « Des sortes d’audits externes, si vous voulez. Le droit canonique a tout inspiré. » C’est ainsi qu’en 2020 le pape en personne l’a « chargé », explique-t-il, de l’inspection des dominicaines du Saint-Esprit. Cet institut regroupe une centaine de religieuses qui rayonnent autour de la maison-mère de Pontcallec, dans le Morbihan, et de cinq autres communautés. L’ensemble est à la fois « intello » et très « traditionnel » : latin obligatoire dès la 6e, enseignement de préférence philosophique et littéraire (l’école ne prépare pas au bac scientifique), comme à Saint-Pie-X, son école de Saint-Cloud (Hauts-de-Seine), où Marion Maréchal, la nièce de Marine Le Pen, fut élève et a « trouvé la foi », dit-elle, durant les messes en latin.
En 2020, la mission d’inspection que dom Nault partage avec une « collègue », l’abbesse de Sainte-Marie de Boulaur (Gers), est placée sous la responsabilité du cardinal canadien Marc Ouellet. Les vaticanistes connaissent bien ce conservateur proche de l’ancien pape Benoît XVI, qui règne depuis l’été 2010 sur tous les diocèses de la planète. Préfet de la Congrégation pour les évêques, c’est lui qui fait les carrières des uns et des autres.
Lire aussi: Pour le pape François, la difficile réforme de la curie
A la fin du mois de juillet 2020, les « visiteurs » – c’est ainsi qu’on appelle ces « chargés d’audits », en l’occurrence dom Nault et sa « collègue » – débarquent donc pour dix jours au couvent de Pontcallec, dans les environs de Vannes. Les dominicaines du Saint-Esprit ont l’habitude de se retrouver chaque été dans ce château austère transformé en couvent. L’endroit, tout de granit et de mousses, est noyé au milieu d’une forêt. Les deux « visiteurs » entendent une à une, pendant une heure, les sœurs de l’institut, auxquelles le cardinal Ouellet a demandé, de Rome, de préparer des réponses à des questions formelles, par exemple sur le bien-vivre-ensemble, l’exercice de la gouvernance, la formation des novices, le rythme de vie à l’heure où les monastères se vident, etc. « Rien à voir, au départ, avec cette sœur », assure dom Nault, toujours aussi souriant.
Le poids du soupçon
« Cette sœur », comme il dit, c’est mère Marie Ferréol, entendue comme les autres dans le cadre de l’« audit ». Lorsqu’elle est entrée dans la communauté, à l’âge de 21 ans, Sabine Baudin de la Valette, petite brunette issue d’une famille auvergnate de huit enfants, sortait de deux khâgnes au lycée parisien Louis-le-Grand et d’une maîtrise d’histoire médiévale. « Une très bonne latiniste, se souvient son ami l’écrivain et historien de l’art Adrien Goetz. On devinait qu’elle avait toutes les qualités pour devenir une formidable enseignante. »
De fait, rebaptisée mère Marie Ferréol, elle est vite devenue l’une des personnalités de la communauté. En 2014, elle enseigne à Pontcallec et vit au plus près l’évolution de la communauté, en particulier l’arrivée, cinq ans plus tard, à la tête de la structure d’une nouvelle prieure générale : mère Marie de Saint-Charles, la sœur de Nicolas Bay, un des dirigeants du Rassemblement national, proche des identitaires. En 2020, Marie Ferréol quitte la maison-mère de Bretagne pour Draguignan, dans le Var, où elle enseigne l’histoire, la géographie, le latin, la littérature et la doctrine chrétienne aux élèves de lycée.
Lire aussi: A Lille, un couvent hors du temps
Revenons à la fameuse « visite » de l’été 2020… Lorsque vient son tour de s’exprimer devant les deux « chargés d’audit », la religieuse rappelle sans détour et avec franchise la crise que l’institut a traversée sept ans plus tôt : débats autour de la figure et de la réputation du fondateur (en 1939), le père Berto, querelles autour d’exorcismes illicites et de pratiques d’« intrusion psychospirituelle exercées sur certaines novices » qu’elle avait, à l’époque, « choisi de dénoncer » elle-même auprès de sa supérieure puis de l’évêque de Vannes…
Dès ce premier entretien, elle devine qu’un soupçon bizarre plane autour de sa personne : les deux auditeurs se lancent des « œillades » complices, au point qu’elle se met à pleurer. Heureusement, ils s’en vont et personne n’entend plus parler de leur mission. Quinze jours plus tard, pour la fête du 15 août, le cardinal Ouellet, l’homme qui a diligenté l’enquête à distance, vient même passer une petite semaine de repos à Pontcallec. Le décor lui rappelle-t-il le Québec ? A l’évidence, il apprécie l’esprit de cette maison. Depuis plus de dix ans qu’ils ont fait connaissance, il a d’ailleurs noué des liens d’amitié avec l’une des religieuses, mère Marie de l’Assomption, une autre personnalité de l’institut.
Deux lectures de saint Thomas d’Aquin
Le cardinal canadien admire cette femme de 46 ans, dans la vie civile Emilie de Vigouroux d’Arvieu, intelligente, grande bûcheuse, parfois décrite comme un rien autoritaire ou envahissante, qui enseigne la philo en terminale (elle y est aussi prof principale) et – détail pittoresque – n’est autre que l’arrière-petite-fille de l’écrivain catholique Paul Claudel. Au fil de séjours à Saint-Wandrille, où se tiennent en été des rencontres théologiques, de visites à Rome avec ses élèves ou de sessions linguistiques, elle est devenue la partenaire théologique, la secrétaire, voire la chauffeuse de Mgr Ouellet, le conduisant aussi bien à l’aéroport que chez l’ostéopathe ou au Puy du Fou. Il est même convié à séjourner dans la villa de bord de mer que la famille d’Arvieu possède à Carteret (Manche).
Lorsque, le 13 décembre 2019, mère Marie de l’Assomption soutient sa thèse de doctorat sur le thème « Nature et grâce chez saint Thomas d’Aquin », c’est la fête et le cardinal fait le voyage depuis Rome. Dès 7 h 15, il célèbre une messe à l’école Saint-Pie-X de Saint-Cloud, puis bénit la statue de Notre-Dame des Ecoles dans la cour du secondaire, avant le grand raout à Paris. Marie de l’Assomption a choisi une vaste salle tenue par les dominicains, rue de la Glacière (13e arrondissement), plutôt qu’une pièce exiguë à la Sorbonne. « C’était l’événement mondain du “tradiland” », raconte un participant. Mgr Ouellet était assis au premier rang.
Curieusement, c’est donc ce cardinal que le pape a chargé de superviser les deux « visiteurs » de la communauté, à l’été 2020. « Naïves », comme le dit l’une d’elles, les sœurs se réjouissent d’abord de savoir que Mgr Ouellet, qui les connaît et les apprécie, est chargé de cette mission. Elles ne comprennent pas tout de suite ce qu’il y a d’étrange à voir un préfet de la Congrégation des évêques mener cette inspection chez elles, alors que celle-ci aurait dû être confiée à la Congrégation pour la doctrine de la foi, qui a vigilance sur les instituts traditionnels.
« Je ne vois pas de quel conflit d’intérêts vous voulez parler ! », bondit dom Nault quand on l’interroge sur cette proximité entre le cardinal et les sœurs, ou plutôt une certaine sœur, mère Marie de l’Assomption. Lui-même est l’auteur d’un ouvrage intitulé Le Démon de midi, consacré à l’« acédie », le mal qui saisit des croyants fervents et les dégoûte de leur propre vie spirituelle. L’auteur de la préface ? Le cardinal canadien Ouellet. C’est d’ailleurs chez lui, à Saint-Wandrille, que celui-ci a rencontré Marie de l’Assomption, qui fréquente, comme Marie Ferréol, les rendez-vous théologiques de l’abbaye. L’une et l’autre n’ont pas la même lecture de saint Thomas d’Aquin. Serait-il possible que l’arrière-petite-fille de Claudel en fasse un objet de querelle et un enjeu de pouvoir ? Sollicitée, elle n’a pas répondu aux demandes d’entretien du Monde.
« Mauvais esprit »
A l’automne, coup de théâtre : dom Nault annonce qu’il livrera dès le 27 octobre les premières conclusions de la visite apostolique de l’été, autrement dit les résultats de « l’enquête », devant toutes les mères. Celles-ci sont étonnées : elles n’ont pas l’habitude de se retrouver à la Toussaint dans la maison de Pontcallec. Elles s’interrogent d’autant plus que la visite apostolique, leur précise-t-on, n’est pas terminée. Qu’y a-t-il donc de si urgent ? Pourquoi cette convocation ? A midi, dans le réfectoire où elles déjeunent en silence, une sœur pose discrètement un petit papier devant l’assiette de la supérieure de Marie Ferréol. Cette dernière est attendue par la prieure générale, chargée de la mener dans une pièce de l’autre aile du château, où l’attendent les deux « visiteurs ».
« Dom Nault m’annonce alors que nous allons prier ensemble l’Esprit saint, car il doit m’annoncer quelque chose de violent », raconte mère Marie Ferréol. Il lit un décret d’« exclaustration » (exclusion) pris quelques jours plus tôt par le cardinal Ouellet en personne, pour trois ans renouvelables, et le commente tout haut : « Toutes les sœurs se plaignent de vous, vous manifestez un mauvais esprit, vous avez un comportement délétère depuis de longues années, c’est accablant. » Le tout est assorti d’une interdiction de communication avec sa communauté (pas de téléphone, pas d’Internet, pas de visites). Dom Nault explique que l’heure est aux mesures « médicinales », à l’obéissance. Elle doit faire pénitence et « prendre un chemin de vie et non de mort », ajoute-t-il, en citant le Deutéronome.
Lire aussi: Le cardinal Becciu, l’un des plus puissants du Vatican, est sanctionné
Mère Marie Ferréol objecte qu’elle n’a jamais reçu aucun avertissement, qu’elle ne se reconnaît pas dans le portrait dressé d’elle et qu’elle entretient des doutes sur l’impartialité du cardinal Ouellet, étant donné ses liens avec dom Nault et l’une des sœurs. « Mauvais esprit ! », rétorque l’enquêteur dom Nault. « J’obéis, mais je ne reconnais pas ma culpabilité », lui répond-elle, demandant seulement d’aller chercher ses affaires à Draguignan. Refusé. Elle réclame au moins de rencontrer l’aumônier de Pontcallec, qu’elle apprécie tant : en vain. On l’attend, elle doit quitter l’abbaye illico. « Nous lui offrions un nouveau départ, un temps de renouveau, de retraite, de réflexion personnelle dans un cadre porteur et bienveillant, et elle a accepté la proposition et nous a même remerciés pour la délicatesse dont nous faisions preuve », commente aujourd’hui dom Nault. « C’est vrai, soupire la religieuse. J’étais sonnée, et, que voulez-vous, je suis d’un naturel poli… »
Plaintes en Auvergne et en Bretagne
Dans la salle de réunion du château où elles patientent, quelques mères notent son absence mais n’imaginent pas la scène qui se joue un peu plus loin. Pas davantage le discours à venir. Précédé de la mère prieure, au visage sombre et figé, dom Nault articule d’une voix lente son exposé, dont la première partie est consacrée aux « manquements à l’esprit religieux », à l’obéissance et à la docilité. « Avant de lâcher sa bombe », résume une membre de l’assistance. Marie Ferréol est accusée de « mensonge et de dissimulation » et jugée responsable d’avoir « instillé un climat de suspicion et de peur » dans la communauté. « C’était atroce. J’étais tétanisée », témoigne une religieuse.
Mère Marie Ferréol, à Cournols (Auvergne), le 22 mai. PASCAL AIMAR / TENDANCE FLOUE POUR « LE MONDE »
A l’entrée du domaine, un véhicule attend la supposée fautive. Un couple de laïcs inconnus l’embarque. Elle n’a pas été autorisée à faire ses adieux et n’a même pas le temps d’aller récupérer son bréviaire dans la chapelle. La mystérieuse voiture a déjà pris la direction de l’emblématique abbaye de Solesmes, dans la Sarthe, célèbre pour ses chants grégoriens. « J’étais recroquevillée sur le siège arrière. J’ai dit au moins dix chapelets. » Sur place, l’« exfiltrée » de Pontcallec est dirigée vers Sainte-Cécile, « l’abbaye aux dames », « habituée à ce genre de cas », d’après dom Nault. Sa pénitence lui interdit de converser avec les bénédictines. C’est comme si elle avait reçu une lettre de cachet et se trouvait dans une prison d’église. Dans sa cellule, la religieuse pleure « soixante-douze heures sans s’arrêter », avant de se reprendre. Bien que coupée du monde, elle s’attelle à des « carnets de prison » et décide de se « battre pour la vérité ».
Le décret du cardinal précise qu’elle ne doit pas révéler le lieu de son assignation. Soucieuse de sortir au plus vite de ce mauvais « cauchemar », Marie Ferréol obéit. Mais sa famille s’inquiète de son silence subit : son frère installé à Miami, ses sœurs restées en Auvergne… L’une d’elles a également pris le voile des dominicaines du Saint-Esprit et, le 30 octobre, adresse un e-mail à ses frères et sœurs pour expliquer que, sur décision du « Saint-Siège », il a été demandé qu’une « discrétion absolue » entoure la retraite de leur sœur. Judith, une autre sœur, laïque celle-là, bondit. « Je n’y crois pas une seconde, déclare-t-elle au Monde. Le même jour, j’envoie un mail à Marie Ferréol : “Est-il vrai que tu ne veux pas qu’on prenne contact avec toi ?” Je ne reçois aucune réponse. » Le 5 novembre, Judith se rend donc au commissariat du Puy-en-Velay pour déposer plainte, tandis qu’une autre sœur La Valette l’imite à Issoire. Dans la foulée, la supérieure générale est convoquée à la gendarmerie du Faouët, en Bretagne. Une enquête est ouverte par le parquet de Lorient.
Assignée à résidence
En décembre, une avocate versaillaise entre dans l’affaire. Elle-même ancienne élève des dominicaines du Saint-Esprit, Me Adeline Le Gouvello a été saisie par des proches de l’institut, qui l’ont suppliée d’assister Marie Ferréol. La religieuse n’a pas souhaité porter plainte et ne connaît rien au droit en général, et au droit canonique en particulier. « Je vais la rencontrer à Solesmes et trouve face à moi une sœur en état de complet dénuement », raconte l’avocate versaillaise. Entre-temps, la prieure générale des dominicaines, Marie de Saint-Charles, a fini par dévoiler sur le site de l’institut le lieu de résidence de Marie Ferréol, à Solesmes. Elle passe un réveillon de Noël très solitaire, mais non sans cadeaux : le facteur apporte chaque jour des lettres et des colis pleins de biscuits, de chocolats ou de thé pour la mystérieuse recluse, qui se garde prudemment de répondre. « Je n’ai jamais reçu autant de paires de chaussettes », rit-elle en évoquant cette période de fêtes un peu particulière.