Emblème incontournable du carnaval martiniquais, la bwadjak est bien plus qu’une simple voiture restaurée pour défiler. À travers elle, Claire-Emmanuelle Laguerre met en lumière la capacité des Martiniquais à résister, à se réinventer et à affirmer leur identité culturelle face aux défis contemporains. Héritage d’une tradition populaire, elle incarne un véritable processus de résilience collective, où l’art, la mémoire et la transmission se mêlent pour préserver un patrimoine en constante évolution.
Tout ce qui brille n’est pas or.
La tradition des bwadjaks : symbole de résistance ou de résilience ?
Claire-Emmanuelle Laguerre, PhD.Docteure en Neurosciences, enseignant-chercheur associée, psychologue clinicienne et directrice d’établissements médico-sociaux
Dans le cadre de ses travaux sur la résilience collective, elle a choisi de mener une étude participative à la Martinique en période de carnaval. Dans un aller vers l’univers de la bwadjak, une vieille voiture restaurée pour les festivités, la chercheure a tenté de mettre en lumière les caractéristiques de la résilience martiniquaise en démontrant l’importance de la créativité dans l’émancipation des âmes.
Les corps sont chauds, les corps sont bouillants
Les corps sont beaux, les corps sont mouvants
Alors s’il est aisé de penser au carnaval comme une fête, une fête fortement plébiscitée par le Martiniquais à travers le continent (carnaval de Bordeaux, Toulouse et Montpellier sans parler de celui qui se déroule en juillet à Paris), il est moins aisé de le penser comme étant indispensable à la survie de notre Être, de notre Nous.
Les corps sont siwo, les corps sont chantants
Les corps sont kako, les corps sont dansants
Le carnaval appelle à cette mise en musique. Il permet cette mise en mouvement. À travers ces corps mouvant à l’unisson, il se laisse percevoir une harmonie des peuples.
Le mouvement des corps permet d’apprécier les ressources des Martiniquais dans le sens où il transforme et symbolise. Le corps devient cet allié qui favorise l’expression de soi et offre une mise en communication. C’est ainsi que durant le vidé, nombreux sont ceux qui cherchent à passer un message à travers leurs costumes que ceux-ci soient modernes ou traditionnels. Bien des fois le peuple a été empêché dans sa verbalisation et le carnaval a été et est le lieu par excellence pour libérer la parole. Une parole libératrice, puissante et émancipatrice puisqu’elle se crée dans l’unité et dans cette concertation tacite. Elle dénonce et valorise. Elle vient rappeler le Nous.
Ce Nous est présent à travers chaque acteur du carnaval.
Les esprits sont chauds, les esprits sont bouillants
Les esprits sont badauds, les esprits sont présents
Le carnavalier martiniquais participe au défilé. Il joue un rôle clé dans cette mise en scène à ciel ouvert des affres de la vie. Il affirme un Nous se distinguant de l’Autre par son authenticité. Aucun autre carnaval ne permet à la population de débouler dans le même temps que les personnages emblématiques défilent. Ces derniers offrent un spectacle époustouflant par leur ingéniosité. Et d’ingénieux : les bwadjaks !
Les esprits sont autos, les esprits sont luminescents
Les esprits sont a bô, les esprits sont initiants
Un parcours initiatique s’ouvre à nous dès lors que la décision de faire une bwadjak émerge. Une épopée qui révèle un aller vers, un dépassement de soi d’autant plus lorsque les connaissances en matière de mécanique sont inconnues. Méconnaissance du tuning, méconnaissance de l’ingénierie automobile mais une profonde admiration pour l’art associée à un chouïa de dextérité graphique. Et quand les événements heureux et malheureux doivent être extériorisés en images pour une meilleure appréhension de son environnement, quoi de mieux qu’un projet « Fanm Jodi », détournement satirique d’un célèbre magazine hebdomadaire français. Le numéro 2, à l’instar du premier, veut vivre sur chaque pan d’une ancienne voiture avec un thème prédéfini. En 2025, la Martinique brille de mille feux avec la mise en valeur de l’artiste féminine qui fait rayonner la Martinique à travers le monde : Jocelyne Béroard. Tenant à la main le flambeau olympien, elle allume le chaudron sur le Malecon et enflamme la bwadjak. Se dévoilent alors la beauté de l’île avec sa Miss France et sa Montage Pelée. Toutefois, les flammes peuvent être ravageuses à l’instar de la flambée des prix ou encore des armes à feu circulant sur notre territoire. Sur un même véhicule, la Martinique est racontée. Chacun, en découvrant la bwadjak Fanm Jodi (cf. photos), peut se laisser toucher par une histoire. C’est là la beauté de toutes les bwadjaks qui se veulent respectueuses de la tradition.
De façon plus spécifique, ce personnage emblématique du carnaval à lui seul renvoie à la dynamique collective de la Martinique. Nous pouvons y percevoir certains processus psychiques explicatifs du collectif. Si la transmission est encore prégnante favorisant le maintien de ces autos dans les parades de la capitale, il n’en reste pas moins que son histoire et ses origines sont floues. Certains diront que ce sont les habitants des communes qui récupéraient de vieilles voitures pour se rendre au carnaval de la ville puis, une fois les festivités terminées, ils les laissaient sur le bas-côté. D’autres revendiqueront la paternité de ces véhicules dans les quartiers populaires foyalais. La mémoire collective est ici fragile facilitant ainsi les attaques contre un symbole identitaire d’une population ayant trouvé, à l’époque, des ressources pour témoigner de leur créativité aussi bien artisanale qu’artistique. Le témoignage d’une débrouillardise martiniquaise. Celle qui dérange tant elle met en avant cette capacité à faire en toute autonomie dans le respect des uns et des autres.
C’est ainsi qu’il faut faire taire…Taire ces moteurs qui grondent, taire ces personnes qui inventent, taire la création. Face à cette menace du musellement, comme tout individu ou communauté, le conducteur de la vieille auto a plusieurs choix : la résignation, la résistance ou encore la résilience.
La résignation ne peut pas être ici mise en évidence bien qu’il serait tentant de développer le concept d’impuissance acquise (Peterson, Seligman, 1984) lorsqu’il s’agit de comprendre les dynamiques antillaises tant les tentatives de génocide culturel s’observent. L’impuissance acquise voudrait que le groupe, bien qu’il ait les capacités à agir et réagir, n’éprouve plus aucune velléité à faire valoir sa culture dans un environnement où les situations d’injustice et de maltraitance institutionnelle se répètent. Avec l’expérience de la bwadjak, l’injustice se mêle à la maltraitance lorsque les institutions ont du mal à adapter les règles de sécurité routière à la coutume. La loi d’assimilation continue ses incohérences favorisant la division au sein même de la population qui adopte alors des comportements passifs ou hostiles. L’hostilité est perceptible durant les mois préparant le carnaval lorsque certaines voitures à pot d’échappement modifié sont de sortie. Le sourd du quartier sait que le carnaval approche comme le villageois connaît l’heure de la journée à l’écoute des clochers d’église. Certains qualifieront ces autos de « bwadjak mawon » en référence au marronnage mais cette qualification vient mettre à mal l’idée juste de cette lutte pour la liberté. Le comportement hostile de ces voitures qui pétaradent vient plutôt rappeler le concept d’amour anthropophage (Laguerre, 2024) dans le sens où elles nuisent davantage à la quiétude de la communauté qu’elles en défendent la culture. Aussi, ces comportements hostiles conduisent à une certaine invisibilité sociale dans le sens d’une perte du Moi social. Ils sont perçus par les institutions comme indésirables ce qui les conforte dans leur processus d’acculturation.
Si le débat est nécessaire pour l’évolution des civilisations, la transmission culturelle l’est tout autant car elle permet d’asseoir des valeurs communes. Dans le contexte actuel, celle qui peut être annihilée prioritairement, en imposant des règles éloignées de la réalité (ex. un contrôle technique sans contre-visite de moins de trois pour tout véhicule non modifié), est celle du courage. Il faut bien du courage à une communauté pour s’affirmer dans un contexte d’uniformisation et de mondialisation. Faire valoir ses spécificités demeure un défi qui consiste à lever les peurs du rejet et de l’abandon. D’ailleurs, ce besoin de faire preuve de courage pour exprimer et s’exprimer culturellement vient signifier véritablement un dysfonctionnement institutionnel.
Pour sortir (ou ne pas y entrer) de cet amour anthropophage, le bwadjakeur a dû se réinventer. Il connaît son importance émancipatrice. Il sait le rôle clé qu’il joue dans le processus de résilience collective. Il ne se contente pas de résister à la pression exercée pour faire disparaître cette figure du carnaval. Il sait dépasser cette résistance en y ajoutant une dynamique adaptative favorisant la survie de son emblème.
La bwadjak permet ainsi de faire la distinction entre la résistance et la résilience bien que la frontière soit ténue. La résilience est un processus. Dans celui-ci, la résistance est une des étapes puisqu’il s’agit de faire face à une situation stressante, de l’encaisser et d’y résister pour la surmonter. En l’occurrence, la situation-problème à laquelle la bwadjak est confrontée relève d’assauts contre la culture et la tradition. La question qui peut être posée : la résistance est-elle nécessaire et fructueuse dans ce contexte précis ? L’objectif sociétal demeure la survie des figures emblématiques du carnaval de la Martinique, la survie de la tradition avec un vaval calciné le mercredi des cendres, des chants dénonciateurs et libérateurs, des déboulés accompagnés de groupes à pied. La mission carnaval de la ville Fort-de-France tente d’œuvrer dans ce sens en mettant en place un dispositif valorisant, entre autres, les bwadjaks notamment celles qui pétaradent.
Les résistances pourraient être un levier communautaire face à l’inversion de la hiérarchie des valeurs. En effet, il s’agirait de pouvoir se détacher des influences extérieures, de s’abstraire du bien chantant ou bien pensant le désordre, de poursuivre ce processus de résilience collective bien amorcé depuis l’arrivée du carnaval aux Antilles. D’ailleurs, le génie du Martiniquais se retrouve ici, dans sa capacité à faire de cet instrument colonial une véritable ressource émancipatrice.
La bwadjak ne résiste pas. Elle vient signifier la capacité du Martiniquais à rentrer dans un processus de résilience. Sommairement, la résilience permet le changement positif sans passer par les armes, la destruction. Elle garde sa force de résistance car il s’agit de maintenir ses spécificités notamment culturelles tout en s’adaptant au contexte qui ne cesse d’évoluer.
La bwadjak vient rappeler que le Martiniquais est. Ce dernier, avec son auto décorée et tunée, trouve un espace de liberté où il pense et se panse. Il vient se raconter et raconter l’histoire collective. Il symbolise, sublime et donne du sens. Il parvient à apprécier la simplicité du quotidien en conduisant de vieilles automobiles. C’est ainsi qu’il vient tordre le cou au symbole du matérialisme par excellence. Au quotidien, la voiture renvoie à cette exacerbation de l’appartenance : « pa menyen loto mwen » accompagnés de kou d’zié si ce n’est plus. Elle met en avant l’extériorité qui freine les processus psychologiques adaptatifs (ex. gestion des émotions). La bwadjak quant à elle, invite à l’intériorité puisqu’elle offre la possibilité de parler de soi à travers l’art. Durant les défilés des jours gras, les badauds sont happés par cette envie irrépressible de monter sur le capot et le toit du véhicule. Certains s’amusent à faire de l’autostop. D’autres profitent pour se rafraîchir ou reposer les ampoules aux pieds. Le matérialisme laisse place à l’humanisme.
La bwadjak favorise l’émerveillement des petits et des grands. Elle interroge et fascine. Elle approuve la participation intergénérationnelle dans sa mise en beauté. Lors de ses défilés, elle accueille les manifestations de joie des spectateurs qui interprètent, décrypte ce qu’ils visualisent. L’art demeure émancipateur.
La bwadjak offre cette possibilité de cette mise en confiance. Elle appelle à une constante adaptation. Elle mobilise les vertus de la patience. Une patience qui est de mise dès le début de la préparation de la vieille voiture jusqu’à la conduite durant le défilé des jours gras. Aucune planification des réparations mécaniques ne fait face à la fumée blanche sortant du capot le jour du test de confirmer le samedi gras. Associée à cette patience, une parfaite gestion émotionnelle garantit la réussite. Un calme devient nécessaire lorsque les carnavaliers traversent sans crier gare ou lorsqu’ils décident de surprendre sur le capot. La liberté appelle à la responsabilité.
La bwadjak permet d’accepter la réalité des épreuves à traverser. En acceptant cette réalité aussi difficile soit-elle, un lâcher-prise s’ouvre à soi, délivrant alors des capacités inexploitées ou insoupçonnées et des opportunités inattendues voire inespérées. Elle s’ouvre à l’humilité et au dépassement de soi.
La bwadjak autorise d’être présent à soi et aux autres. Elle convie à un véritable esprit de partage. Partage de connaissances et de bons plans. Elle permet la générosité, l’entraide et le désintéressement. Elle favorise la rencontre d’âmes. Sur sa route, la bwadjak croise un Claude, un Jonathan, un Eddy, un Sébastien ou encore un Grégory qui acceptent d’embarquer « a bô » . Un peu plus loin, elle est remorquée à l’aide d’un Willem, d’un Steve et d’un Alain qui nourrissent la même ambition, faire vivre la tradition martiniquaise.
Les âmes sont liées, les âmes sont fraternelles
Les âmes sont muées, les âmes sont éternelles
Et à la veille du 100ème anniversaire de la naissance de Frantz Fanon, nous ne pouvons que reprendre sa conclusion : « Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ».
Celle-ci résume parfaitement le parcours initiatique du Gran déboulé des jours gras…corps, esprit, âme.
Références
- Peterson, C., M.E.P. Seligman (1984). Casual explanations as a risk factor for depression: Theory and evidence. Psychological Review 91: 347-374.
- Laguerre, C-E. (2024). Entre misère et souffrance : la Martinique face à ses libertés inachevées. Antilla : https://antilla-martinique.com/entre-misere-et-souffrance-la-martinique-face-a-ses-libertes-inachevees/