Moran Kerinec (Reporterre)

La pêche à l’aimant consiste à retirer de l’eau des déchets métalliques. Elle sert aujourd’hui à nettoyer les bas-fonds du Rhône et de la Saône. Cependant, ce loisir n’est pas sans risque pour la vie aquatique.

  • Lyon, reportage

« Crochet ! » L’injonction claque dans l’air. « L’aimant est coincé, je crois que c’est une moto. Utilise ton crochet pour l’aider à remonter. » Des mains s’activent, des cordes se tendent dans l’eau de la Saône. La manœuvre est complexe, il faut une dizaine de minutes et de bras pour extirper de la rivière un butin attaqué de rouille. « Belle prise, non ? » demande Agnès, avec un soupir d’aise après l’effort. À ses pieds, les vestiges d’une vieille bécane au moteur envahi par une colonie de moules.

Quai Fulchiron, à Lyon, un groupe singulier de pêcheurs a déballé aimants, crochets et gants de protection. Chaussures de sécurité aux pieds, les membres de la très fraîche association Nettoyons Lyon, mènent une session de dépollution des eaux de la capitale rhodanienne. La pêche à l’aimant a longtemps été un loisir individuel du paysage local, sans structure pour l’appuyer. Sa pratique fédère désormais une communauté d’une soixantaine de participants. Deux à trois fois par semaine, ils se réunissent pour draguer les fonds du Rhône et de la Saône, qui font confluence à Lyon.

Les aimants utilisés pour la pêche aux déchets peuvent tirer selon les modèles des poids de 800 à 1.600 kg.

« Ça mord ? » s’enquiert, taquin, un adolescent. À l’heure de la sortie des lycées, une dizaine d’étudiants observent les pêcheurs. « On peut essayer ? C’est un aimant ou un crochet ? » interroge l’un d’eux. « On associe les deux : d’abord l’aimant pour détecter et tirer les déchets, puis le grappin pour aider à les remonter. Prend une paire de gants, je vais te montrer, répond un pêcheur. Ça, c’est un aimant capable de soulever 1.400 kilos, fais attention. »

« De la sensibilisation par des actions de nettoyage »

Après un mois de pêche intensive, le butin s’élève à 131 trottinettes électriques, 57 vélos, 19 caddies, 134 barrières et 14 scooters et motos. « On a à peine couvert la Saône et un bout du Rhône pourtant… » sourit Nicolas Navrot, membre fondateur de Nettoyons Lyon. Téléphone, mobylette, gaufrier, microscope, porte-cierge ou jerrycan à essence… Un inventaire à la Prévert gît au creux des eaux. « On trouve de tout, c’est magnifique », dit Agnès, d’un air goguenard. Portière, pare-chocs et pot d’échappement… Les vestiges d’une auto au fond des flots ? « Plutôt des pièces détachées de voitures jetées en amont, et qui ont glissé avec le courant. Certainement des histoires de fraude à l’assurance », présume Nicolas.

Situé à la confluence du Rhône (à l’est) et de la Saône, Lyon a longtemps profité de cette position de transport fluvial stratégique. Les fonds des deux cours d’eau ont gardé les souvenirs de cette activité économique et du développement de la ville.

Le loisir a pris son essor à Lyon au creux de l’été, à l’occasion d’une partie de pêche à l’aimant par un quatuor d’amis. Les photos postées sur les réseaux sociaux ont de l’écho, et les pêcheurs proposent depuis à ceux qui le souhaitent de les rejoindre pour nettoyer les eaux lyonnaises. « J’avais remarqué pas mal de trottinettes et de déchets à fleur d’eau lors du déconfinement, j’avais envie de dégager tout ça. J’ai vu passer l’initiative sur les réseaux sociaux, et je les ai contactés pour essayer avec eux », raconte Agnès. Ludique et sportive, la pratique à un aspect défouloir. « C’est mieux que la salle de sport », assure Arthur. T-shirt blanc maculé de vase, informaticien de métier, le jeune homme trouve un côté épanouissant dans la pêche à l’aimant : « Je suis déjà engagé dans l’association Conscience et impact écologique, mais je souhaitais m’investir davantage pour ma ville. »

Après chaque remontée, les pêcheurs de déchets détachent leur aimant de leur prise.

« La base de ce groupe, c’est de la sensibilisation par des actions de nettoyage,explique Nicolas Navrot, les gens qui vivent à proximité n’ont pas toujours conscience de la masse de déchets dans les fleuves. Les enfants sont toujours très touchés par ça : quand on leur dit qu’il y a des gens qui vont consciemment lancer des trottinettes, ça affecte leur vision du fleuve. » En surplomb sur les bords de la Saône, quelques flâneurs observent les pêcheurs de déchets. Habitué à communiquer, l’un d’eux part à leur rencontre expliquer la démarche et répondre aux questions.

« Ça peut être dangereux. Il faut avoir le bon matériel : chaussures de sécurité et gants de protection »

À la vue des détritus humides entassés sur les bords de la Saône, la même interrogation revient dans toutes les bouches : quel destin attend les déchets repêchés ? « Pour les trottinettes électriques, on appelle directement les concessionnaires. En fin de session, on réunit l’ensemble des déchets, et on fait appel à la mairie pour leur indiquer où ils se situent. Ce soir, on va laisser les déchets un peu plus bas, et c’est la barge-déchetterie accostée juste en face qui viendra les chercher demain. Ils sont déjà au courant », indique Nicolas. Les objets les plus insolites ou en suffisamment bon état seront conservés ou recyclés : « On récupère beaucoup de vélos, les pièces en bon état sont envoyées à des associations qui en réparent d’autres avec. » À terme, Nettoyons Lyon compte nouer un partenariat avec une entreprise de location d’utilitaires pour bénéficier d’un fourgon de transport afin d’apporter directement les prises à la déchetterie, et un local pour entreposer les plus remarquables trouvailles.


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Les aimants utilisés pour la pêche aux déchets peuvent tirer selon les modèles des poids de 800 à 1.600 kg.

Soudain, un cri résonne sur la berge : un morceau de ferraille a percé le gant d’un des pécheurs et entamé sa chair. La blessure est bénigne, mais il est envoyé à la pharmacie la plus proche. C’était sa première sortie avec le groupe, et le jeune homme n’est pas à jour de son rappel du tétanos. Nicolas Navrot soupire : « J’avais dit sur le groupe Facebook que c’était obligatoire d’avoir son vaccin à jour avant de participer. » L’incident n’est pas isolé. La semaine précédente, un geste trop rapide vers une canette repêchée, et une seringue s’est planté dans la main d’un participant. Mené en urgence à la pharmacie la plus proche, un test de dépistage est en cours. Le pharmacien de garde s’est montré rassurant : il est peu probable qu’un virus ait pu survivre dans de telles conditions. « Ça peut être dangereux. Il faut avoir le bon matériel : chaussures de sécurité et gants de protection. C’est un des objectifs de l’asso d’avoir une réserve de matériel suffisante pour tous », explique Samuel, l’un des encadrants.

Dans le Grand Est, les Hauts-de-France et en Normandie, les sessions de pêche sont plus hasardeuses. Les terres ravagées par les guerres ont gardé dans leurs chairs des souvenirs détonants. Obus, grenades et munitions émergent régulièrement du fond des rivières. Par mesure de sécurité, le département de la Somme a interdit temporairement la pêche à l’aimant le temps de réglementer un cadre plus strict. Habitué du phénomène, le directeur d’Alsace Nature, Stéphane Giraud, témoigne : « Le risque de tomber sur un obus est réel. Il y a des consignes très strictes : prévenir les autorités, et marquer l’emplacement de la prise. »

« Si on tire des déchets du fond toute l’année, il y aura des conséquences, même s’il sera difficile de les évaluer »

La bonne volonté des participants n’empêche pas de s’interroger : la pêche à l’aimant est-elle réellement bénéfique à la biodiversité des cours d’eau ? « On ne déplace pas impunément de grandes masses sans déranger des écosystèmes. Parfois, la vie sous-marine, tant végétale qu’animale, s’est adaptée à l’objet… et parfois même, elle en dépend ! Retirer un objet massif sous prétexte qu’il est en métal n’est pas toujours une bonne idée », indique la branche « eaux et biodiversité » de France Nature Environnement à Reporterre. Un scepticisme partagé chez Alsace Nature : « Ça part d’un très bon sentiment, mais ce n’est pas sans poser de problème. Si on repêche des barrières métalliques ou des vélos, ça vient racler le fond, arracher les herbiers et compromettre la reproduction des espèces. Si vous grattez les couches de vases, vous exposez des bestioles qui n’ont aucune chance de survie. »

Vélo’v, caddie, barrières de chantier et panneau de signalisation : la pêche d’une après-midi.

Pour limiter les risques d’atteinte à la biodiversité, Alsace Nature organise un unique grand nettoyage annuel des eaux de Strasbourg à l’automne, avec la participation du public et l’aide de la fédération locale de plongeurs. « Si on tire des déchets du fond toute l’année, il y aura des conséquences, même s’il sera difficile de les évaluer. Quand on le fait une fois par an, on minimise les risques, estime Stéphane Giraud. Ce que nous conseillons, c’est de se rapprocher des acteurs liés : pompiers, fédération de plongée, brigade fluviale… Les opérations de grande ampleur permettent de sensibiliser largement. »

L’équipe de Nettoyons Lyon assure avoir conscience de l’enjeu écologique. « Quand on voit que ce sont des zones à risques, on ne va pas y toucher. Nous nous concentrons sur les berges à fond plat destinées aux péniches, en pêchant à la verticale. » Des discussions avec des plongeurs sont en cours, une autre avec un pêcheur disposant d’un sonar… À terme, l’association souhaite investir dans une caméra sous-marine pour délimiter plus efficacement les « zones de pêches ». L’association promet même le développement d’un « pôle scientifique » en son sein, « pour faire des études et avoir la validation en amont d’une action dans des lieux sensibles ».

Une colonie de moules s’est installée sur le dérailleur d’un vélo.

En attendant, l’équipe lyonnaise exerce principalement la pêche visuelle, en repérant les détritus proches de la surface avant d’organiser des sessions de dépollution. La méthode se veut vertueuse, mais il arrive également que l’association sonde les eaux plus profondes à des endroits stratégiques et sans repère visuel évident. Mais vaut-il mieux laisser des trottinettes électriques se détériorer au fond de l’eau ou les extirper au risque de perturber la biodiversité ? À Strasbourg comme à Lyon, personne n’a encore résolu cette équation de la dépollution.

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