CRÉOLISATION ( Repéré sur le site de Inter-Entreprises:https://www.interentreprises.com/)

Pour Pierre-Yves Chicot, la démesure semble être la manière de penser et d’agir du moment.


Dans “Poétique de la Relation”, l’une des œuvres les plus magistrales d’Edouard Glissant, la relation est “comprise à la fois comme processus et idéal des liens tissés entre identités, véritable acception du creuset à reconnaître dans la quête réciproque, la rencontre finalement, des cultures entre elles. C’est elle qui détermine la nécessaire mutation des humanités, des cultures ataviques aux cultures composites, de l’identité racine à l’identité rhizome”.

Edouard Glissant est passé de vie à trépas, mais sa pensée révèle encore une fois, s’il en était encore besoin, à quel point l’esprit l’emporte sur la matière et ô combien l’éternité est un bien charnel que l’on peut toucher.

Dans la culture antillaise et guyanaise, francophone par la domination et francophile par l’assimilation, le concept de “créolisation” peut être présenté “comme pivot mobile et dynamique” pouvant essaimer dans l’espace mondial, car rendant compte du contact des cultures entre elles.

Mary Gallagher a écrit sur la créolité de Saint-John Perse et a choisi Édouard Glissant comme préfacier. Ces deux poètes issus de deux humanités prétendument différentes se rejoignent sur ce qui est savoureusement appelé “Poétiques archipéliques” (May Chehab) qui témoignent, à la vérité, de l’unicité de l’humanité. Le monde est un chapelet de pays à l’image d’un archipel qui comporte des différences, mais qui n’est pas l’indifférence.

L’amour entre les hommes est bien le témoignage que nous livrent les Martiniquais Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau en nouant un dialogue littéraire avec le Guadeloupéen Saint-John Perse, dépassant les données d’une simple investigation critique.

Penser “la mondialité”

Mondialité rime avec fraternité. Aussi, Saint-John Perse, blanc caribéen né en Guadeloupe, converse en temps décalé avec Édouard Glissant, l’afrodescendant martiniquais, tous les deux peignant leurs œuvres poétiques en usant de la langue française.

La créolisation qui fait débat aujourd’hui dans la société française hexagonale tout en étant marqueur identitaire des sociétés colonisées participe d’un processus de transformation issu d’une interaction entre les cultures. La “créolisation” est plutôt imprévisible dans ce qu’elle peut offrir et en est même tellement vivante dans sa façon d’être féconde dans la création. Alors que le métissage est, selon Laurent Ott, “mécanique, automatique et réducteur”, la créolisation transposable dans le domaine social rend compte du mouvement, à l’image du vitalisme social chanté par Henri Bergson. Rien n’est figé. Tout est mobile dans l’espace-temps.

La mondialisation, dont la matrice est d’abord économique et financière, n’est pas la mondialité. La mondialité ne confine pas à l’asymétrie, au profit oligarchisé, à l’uniformisation de toutes les différences des groupes et des personnes. Pour les laudateurs de la mondialisation, la planète n’est qu’une agrégation de marchés domestiques dont la performance singulière doit être mesurée par des indicateurs arbitraires, un terrain de jeu pour les puissants s’attelant à étouffer l’émergence, a fortiori l’éclosion de tout mouvement de résistance de ceux qu’ils considèrent comme les infrapuissants.

La mondialisation est l’ennemi de la mondialité en ce que la culture n’est qu’un produit marchand comme un autre. Pourtant, la culture est inassignable, car elle est toujours appropriable, même si elle n’est pas nôtre, car constitutive d’un fort lien entre les hommes. La mélodie venue de la vallée de l’Omo en Éthiopie peut faire vibrer des cœurs en Inde, en Asie et en Europe, etc. C’est la démonstration à la fois de l’unité ontologique du genre humain ainsi que de sa diversité. Cette “uni-diversité” n’est pas visible à la vue des racialistes, singulièrement occidentaux, bâtisseurs de concepts nauséabonds et semeurs de graines de haine dans les esprits sur le sol de bien des nations.

La mondialité, pour sa part, lutte contre la folklorisation des différences, les poncifs par essence réducteurs, les automatismes qui nient la complexité des êtres, des trajectoires, des situations, des choses et des environnements.

C’est à cette confrontation que nous assistons aujourd’hui. La brillante écrivaine Léonora Miano nous décrit une société française hexagonale où évoluent tant de Guadeloupéens, de Guyanais, de Martiniquais, en état actuel d’implosion : construction fumeuse d’un racisme anti-Blancs, retour à un vocabulaire colonial authentique, conquérant, et possiblement meurtrier, à l’image de l’expression d’ensauvagement, laissant penser qu’il y a les sauvages et d’autres qui ne le sont pas. En 1928, au début du siècle dernier, le statut de la Cour permanente de justice internationale distinguait les principes généraux reconnus par les nations civilisées, suggérant bien sûr que certaines ne le seraient pas. Après que cette classification eut été abandonnée, on a assisté à un retour de l’ordre ancien qui vilipendait la fraternité et qui s’érigeait en contempteur de la mondialité avec une résonance internationale.

“Géopoétique” mondiale

Le retour de la “peste” en ce début du XXIe siècle, qu’elle ait été inventée dans un laboratoire ou qu’elle soit l’œuvre de la nature démontre de manière magistrale et incontestable à quel point les hommes sont réduits au même état d’êtres fragiles. Les aventures spatiales réussies, la révolution de l’intelligence artificielle, la tentative d’établir avec succès une connectivité entre l’homme et la machine. De l’Occident à l’Orient, du septentrion au midi, la simplicité de l’acte de respirer qui maintient la vie est insolemment contrariée.

Pendant que des esprits étriqués suprémacistes s’acharnent à souffler sur les braises belliqueuses, cette atemporelle pensée issue de l’œuvre de Camus nous rappelle à quel point l’essentiel est ailleurs : “Face aux souffrances comme à la mort, à l’ennui des recommencements, La Peste recense les conduites ; elle nous impose la vision d’un univers sans avenir ni finalité, un monde de la répétition et de l’étouffante monotonie, où le drame même cesse de paraître dramatique et s’imprègne d’humour macabre, où les hommes se définissent moins par leur démarche, leur langage et leur poids de chair que par leurs silences, leurs secrètes blessures, leurs ombres portées et leurs réactions aux défis de l’existence” (le mot de l’éditeur Gallimard sur La Peste d’Albert Camus).

La géopoétique mondiale se révèle, dans le contexte de la peste covidienne, à la fois une et diverse. Une, parce que tous les espaces nationaux sont perméables au mal (a dit). Et diverse, car, ô surprise pour les tenants de la supériorité des uns sur d’autres, “les réactions aux défis de l’existence” sont souvent mieux assumées par les pays au produit intérieur brut plus faibles.

La peste covidienne nous invite à une réflexion profonde et humaniste sur les comportements adoptés par une société lorsqu’on restreint ses droits, y compris son droit à voir l’autre comme son semblable, comme son égal. Dans ces contextes troublés s’élèvent ce qu’on peut appeler des combattants de l’amour, des résistants au culte de la détestation de l’autre.

Dans La Peste, les résistants sont ceux qui luttent et mettent leur vie en danger pour sauver celle des autres (les soignants) ; les négationnistes, ceux qui refusent de voir le mal se propager ou qui érigent le droit à la mort en doxa (André Comte-Sponville) ; les opportunistes, ceux qui profitent du drame pour s’enrichir pour les uns et restreindre les espaces de libre expression citoyenne pour les autres. Et quand, enfin, la maladie régresse, Albert Camus rappelle : “Les habitants, enfin libérés, n’oublieront jamais cette difficile épreuve qui les a confrontés à l’absurdité de leur existence et à la précarité de la condition humaine.”

Il faut espérer que Camus ait encore raison à l’issue de la peste covidienne tant la vanité de l’homme du début du XXIe siècle peut renverser l’humilité. En effet, la démesure semble être sa manière de penser et d’agir. Les glaciers s’effondrent, mais il n’en a cure. Les zones désertiques progressent, peu lui chaut. La ressource aquifère se raréfie, il est sarcastique. L’érosion marine ronge ou dévore le littoral, il s’entête. La folie automeurtrière de l’homme semble procéder d’une inconscience probablement rarement atteinte qu’aujourd’hui parce que c’est l’existence même de l’espèce qui s’effrite.

Dans ce contexte, l’intention poétique des “Nations Premières” ou des “Peuples Racines” peut être présentée comme une contribution salutaire pour sortir de la ligne directrice de celles qui ont plongé le monde dans l’égarement. L’espoir d’un monde meilleur nous renvoie à la métaphore des grands vents qui nettoient après avoir brûlé la végétation. Ainsi s’exprime Saint-John Perse :

“C’étaient de très grands vents, sur toutes faces de ce monde,
De très grands vents en liesse par le monde, qui n’avaient d’aire ni de gîte,
Qui n’avaient garde ni mesure, et nous laissaient, hommes de paille,
En l’an de paille sur leur terre… Ah ! oui, de très grands vents sur toutes faces de vivants !” (Vents, Gallimard, 1968).

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