Ce texte de Jeanne Wiltord, écrit après les événements sociaux de 2009, invite à une réflexion profonde sur la situation des départements d’Outre-Mer. À travers une analyse psychanalytique et sociologique, l’auteure explore la manière dont les héritages coloniaux, les fractures sociales et les tensions identitaires continuent d’influencer la vie politique et sociale dans ces territoires. Elle met en lumière l’absence de parole légitime dans ces sociétés, où les manifestations populaires, telles que celles observées dans les DOM en 2009, ont révélé une demande de reconnaissance profondément enracinée dans l’histoire coloniale.
En s’appuyant sur des concepts psychanalytiques et des exemples concrets, Madame Wiltord démontre que le malaise social n’est pas uniquement économique, mais également symbolique. Les réponses politiques aux crises successives ont été perçues comme une simple gestion des symptômes, laissant de côté une véritable prise en compte des souffrances et des attentes profondes des populations. Le texte invite à repenser les relations entre la France hexagonale et ses départements d’Outre-Mer, en soulignant la nécessité d’une parole réparatrice et d’une reconnaissance qui dépasse les solutions économiques superficielles.
La publication de cet article dans la Revue lacanienne en 2009 a permis de jeter un éclairage pertinent sur ces dynamiques complexes.
Aujourd’hui, à travers cette réédition transmise par Madame Wiltord à notre rédaction, nous redonnons la parole à ces analyses qui restent d’une grande actualité.
Les DOM : une chance (perdue) de parole ?
Par Jeanne Wiltord
Les manifestations sociales en Guyane, en Guadeloupe, en Martinique et à la Réunion ont fait entendre la virulence du malaise complexe dans les sociétés des départements d’Outre-Mer. Premières colonies françaises, nées de la première expansion du capitalisme marchand européen, structurées par une colonisation esclavagiste et racialisée, ces sociétés subissent les effets de la mondialisation d’une économie libérale débridée, alors même que les conséquences des relations coloniales à travers lesquelles elles se sont structurées continuent d’y être repérables. Elles s’engluent dans un malaise que les solutions jusqu’ici proposées n’ont pas pu pacifier.
Des questions restées en souffrance
Pour certains, articuler le malaise social actuel à l’histoire coloniale qui a eu lieu il y a plusieurs siècles ne ferait que réactiver des conflits passés et faire revenir dans le présent des revendications d’un autre temps : « À force de parler d’une chose, on la fait exister. »
Ce pouvoir magique attribué à la parole peut éclairer l’analyse de ce qui, faute de n’avoir pu se dire, ne cesse d’insister sans arriver à se constituer comme passé. Les conversations les plus banales sont très souvent l’occasion de références aux différences de couleur de la peau et les échanges vite passionnels font entendre des questions restées en souffrance.
Nous avons engagé, depuis plusieurs années en Martinique, avec des psychanalystes de l’Association lacanienne internationale un travail sur ce malaise repérable au niveau du lien social comme au niveau de modalités subjectives dont la fréquence est significative. Prenons garde de considérer ce malaise comme exotique.
À la résurgence actuelle du questionnement identitaire répond dans l’Hexagone une valorisation de repères visibles. Des expressions telles que « France multicolore », « minorités visibles », « Mozart noir » (pour ne pas nommer le chevalier de Saint-Georges, compositeur, musicien du xviiie siècle, né en Guadeloupe et resté méconnu parce que mulâtre), la publicité accompagnant la présence de journalistes « noirs » à la télévision y trouvent un écho consensuel qui nous indique la fascinante séduction que peut exercer, pour chacun, la jouissance du donné à voir. Ce privilège donné à un élément visible du corps masque les difficultés complexes posées à l’idéal républicain par l’intégration de Français dont l’immigration s’inscrit dans l’histoire coloniale.
La violence du malaise qui secoue les DOM est l’occasion d’entendre la « modernité » de questions qui ont commencé à se poser en d’autres temps, dans « l’ailleurs » des colonies et qui sont restées impensées dans les anciennes métropoles européennes. Elles y font retour à travers les mouvements migratoires causés par la mondialisation. Édouard Glissant parle ainsi d’une créolisation du monde et propose certains outils pour penser cette nouvelle identité, plurielle et non plus à racine unique.
Gardons-nous aussi de réduire ce malaise à la vie chère que tous reconnaissent. Car, faut-il en maintenir la lecture au seul niveau économique, alors qu’il reste marqué par une hantise identitaire cent soixante ans après l’abolition de l’esclavage et que ces ex-colonies sont des départements français depuis 1946 ?
La fragile émergence d’une parole
Pendant les quinze premiers jours, la puissante mobilisation populaire organisée par les Guadeloupéens du Lyonnaj Kont pwofitasion a fait entendre un remarquable changement du rapport à la parole qu’il me paraît important de souligner. Il pose en effet la question du lieu d’où peut se fonder la légitimité d’une parole. Majeure dans toutes les sociétés colonisées, cette question se pose avec une virulence particulière dans les sociétés des DOM, nées d’un mode de colonisation particulière.
À la différence de ce qui est habituel, la mobilisation n’a commencé ni en « bloquant », ni en « barrant » les rues. Pendant environ deux semaines, des manifestations populaires massives ont fait entendre des revendications, sans violence injurieuse et sans exaction. Pendant plusieurs jours, les représentants de ce collectif ont tenu un discours cohérent, articulé, exigeant des interlocuteurs dont l’autorité pouvait apporter réponse à la gravité des enjeux qui les mobilisaient. Et cela a d’abord pu se dire à travers une représentation collective, pendant plusieurs jours et sans passage à l’acte violent.
Avons-nous pris la mesure de l’importance du fragile moment qui a ainsi marqué la pratique sociale ? Pouvons-nous mesurer les conséquences de l’absence de réponse de l’autorité nationale pendant ces deux semaines ? Mesurons-nous celles que peut avoir la parole non tenue d’un représentant de l’État, pour des sociétés qui sont nées de la disqualification de l’autorité symbolique de la parole ?
Certaines expressions peuvent nous faire entendre la complexité de la question en jeu. Le mot lyannaj met l’accent sur la force du lien social si problématique dans ces sociétés. Mais c’est une force qui renvoie à la puissance d’une attache plus qu’à la force symbolique d’un lien. La traduction « abus de position dominante », que D. Joseph-Ducosson, pédopsychiatre guadeloupéenne, a proposé du mot pwofitasion, fait entendre la dimension d’abus constitutive de la relation réelle et aussi fantasmée entre maître et esclaves. Dans la gwadloup sé tan nou sé pa ta yo, la dimension persécutrice du yo est audible dans cet énoncé qui affirme l’appropriation d’un espace où il est possible de se tenir sans crainte. Mais l’Histoire nous a appris quelles violences meurtrières surgissent quand sont confondus lieu symbolique et espace géographique.
Appuis symboliques ou imaginarisés ?
C’est à travers certaines modalités de rapport aux mots que les humains peuvent structurer un lien social apaisé et qu’un locuteur peut trouver un lieu légitime pour sa parole. Dans le contexte historique de ces sociétés, trouver le lieu de légitimité d’une parole est problématique car un tel lieu ne se soutient pas d’une présence réelle, mais d’un appui symbolique trouvé dans la langue parlée. De quel lieu peut s’autoriser une parole si l’acte de dire lui-même peut ne pas paraître sans risque ? Telle la référence imaginaire, banale, au pouvoir magique d’une parole, qui contraint à ne pas prononcer certains mots, remplacés par des périphrases. Pratique de la ruse et du détour. Telle la difficulté à parler sans le recours à un autre : l’acte le plus anodin est fait « pour l’autre » (fais ça pour moi… Je fais ça pour toi) ou sans sa présence réelle. Ou encore, la valorisation sociale du « oui » dans les discussions : « wi pa ni poutchi » (« réponds oui on ne te posera plus de questions ») sous-tendue par la préoccupation de plaire à l’interlocuteur. Pensons à la difficulté à tenir un débat, les désaccords faisant surgir une relation latente de rivalité imaginaire avec tout interlocuteur. Souvenons nous aussi de la difficulté à établir un dialogue social (elle ne concerne pas uniquement les descendants des affranchis), de la tradition du « bloquer, barrer » dans les mouvements sociaux, de la propension à agir avant de dire.
Ces remarques banales indiquent les conséquences sur la constitution du lien social et sur la structuration des subjectivités d’une distorsion des lois de fonctionnement de la parole et du langage, introduite par la colonisation. Les pratiques socialisantes de la parole (contes) ou les pratiques ludiques sur la lettre (tim-tim), qui avaient pu contrebalancer certains effets délétères de cette distorsion, ont été remisées aux oubliettes par l’arrivée des technologies modernes de l’information qui privilégient l’image (télévision, Internet).
Ces sociétés se sont en effet structurées à partir du privilège imaginaire donné à un trait de différence de couleur de peau au détriment du trait de différence symbolique, introduit par la parole et le langage et qui pacifie le rapport des humains à une jouissance mortifère. La dimension de l’altérité s’est ainsi trouvée altérée au profit de la recherche du même et de la constitution ségrégative de groupes homogènes.
La peau, sa couleur, sont encore dans les histoires singulières les lieux d’un investissement érotisé majeur. N’est-ce pas à travers les marques visibles du métissage que se fait le repérage imaginaire d’un père qui n’a pas transmis son nom ? De quel lieu peut se soutenir la légitimité symbolique d’une parole quand celle-ci se supporte de traits imaginaires ?
Il est nécessaire d’en passer par certaines opérations subjectives pour se dégager en particulier de l’emprise de la jouissance mortifère que procure la violence. Souvenons-nous de la nécessité encore très fréquente pour une grande majorité d’adultes, d’avoir recours aux coups, là où l’autorité de leur parole défaille. Il y a aussi à traverser le temps de la ruse nécessaire, afin de trouver le lieu, « l’habitation » symbolique d’où peut se soutenir sa parole propre et son désir.
Le rapport de diglossie entre la langue française et la langue créole complexifie la réponse. Qu’un locuteur « parle bien » une langue n’implique pas qu’il se soutienne d’un lieu symbolique dans celle-ci. Il n’est pas rare qu’il y soit comme invité, conforme et emprunté et que la langue créole, « la muette », comme dit J. Coursil, travaille l’autre langue sans que cela soit audible par des oreilles peu attentives.
Trouver une place légitime dans la langue française
Trouver une place légitime dans la langue française qui s’est imposée dans l’imaginaire comme celle du maître colonial, ne va pas de soi. C’est l’enjeu de la violente controverse qui a opposé, dans les années 1950, Césaire, des intellectuels francophones de la Caraïbe, à un écrivain tel qu’Aragon qui n’a pu en entendre l’importance.
Cet enjeu a jusqu’ici été méconnu par les politiques mises en place par l’État en réponse aux manifestations récurrentes du malaise dans les DOM. Elles ont toujours répondu en apportant aux populations la satisfaction de certains besoins. Mais elles ont méconnu qu’au-delà de l’obtention immédiate d’un objet, toute demande recèle et dissimule une demande de reconnaissance. Tant que cette dernière, qui spécifie les humains, n’est pas entendue, elle ne cessera pas de se relancer pour tenter de trouver les mots que l’autre (les gouvernements successifs en l’occurrence) peut entendre.
Ces réponses ont entretenu une collusion avec le système économique de pwofitasion mis en place au temps de la colonie. Elles ont maintenu les populations dans une position infantilisante de dépendance et d’assistanat et ont relancé un appel compulsif à la consommation d’objets déversés par le marché libéral. « Mé sa ki rivé nou ? rien ki boudin nou nou ka sonjé », s’étonnait une Martiniquaise à la radio (« Que nous est-il arrivé ? Nous ne pensons plus qu’à notre ventre »). Mais parce qu’elles n’ont pas pris en compte la demande de reconnaissance, ces réponses n’ont pas cessé d’accroître le ressentiment de ces populations envers la France et de creuser chaque fois un peu plus, le lit d’impasses imaginaires. Une mécanique infernale a ainsi été entretenue avec ces départements.
En accédant à la demande des populations que les colonies deviennent départements, la République a aussi donné consistance à l’institutionnalisation d’un déni du passé colonial. L’enseignement, que l’école laïque républicaine offrira à tous les enfants sans distinction de couleur de peau, ne fera pas de place à l’histoire de ces sociétés et ne situera aucun humain originaire d’Afrique en position d’idéal. Il faudra attendre 2001 et le vote de la loi dite « Loi Taubira » pour que soit « recommandé » d’accorder à la traite négrière et à l’esclavage « la place conséquente qu’ils méritent ». Les textes d’écrivains majeurs tels que Césaire ne sont pas enseignés et, environ cinquante ans après la départementalisation, le Discours sur le colonialisme a été retiré des programmes du baccalauréat au bout d’un an.
Le déni a aussi opéré au niveau même de l’accession au statut de département qui a maintenu la structure coloniale de dépendance économique à l’ancienne Métropole. Les DOM sont ainsi restés dans l’imaginaire hexagonal, des lieux d’exception où une jouissance fantasmée était enfin possible… Accra, boudins, plages, soleil, rhum, bananes et carnaval.
En mal de mémoire
Le déni ne permet pas la constitution d’une mémoire parce qu’il clive la signification d’un événement ou d’un fait en deux courants contradictoires qui coexistent indépendamment l’un de l’autre. L’un, symbolisé, tient compte de la réalité en même temps que l’autre ne reconnaît pas cette réalité, ne la prend pas en compte. Cette part non reconnue, non prise en compte, va se manifester comme un automatisme et va hanter les conduites et les actes devenus énigmatiques. Ce retour du même qui concerne des scènes, des évènements douloureux (qui seront ainsi paradoxalement commémorés) ne cesse pas de se répéter (ce n’est pas une mise en œuvre volontaire) à travers des passages à l’acte, des violences agies déroutantes, là où les mots ont manqué à dire. N’est-ce pas un tel clivage qui entretient le fonctionnement social que le philosophe guadeloupéen, D. Maragnès, appelle « paradoxe d’une crise-qui-dure » ?
Il y a eu une véritable surdité du politique à ces questions qui, faute d’être lues avec des outils corrects, n’ont pas cessé de se manifester par des explosions sociales récurrentes dans tous les DOM. Cette surdité concerne les élus politiques locaux qui n’ont pas su répondre aux graves questions qui se posent aux populations qu’ils représentent. Que la parole de certains d’entre eux n’ait pas été entendue par le gouvernement n’a pu que la disqualifier un peu plus pour les populations qu’ils représentent.
Il aura fallu quinze jours au gouvernement pour se manifester. Surdité concernant le type de malaise à l’œuvre dans ces sociétés ou stratégie pour laisser aux mécanismes habituels le temps de retourner à leur stérile répétition ? Comment comprendre le silence des médias pendant ces deux semaines et l’insistance avec laquelle ils ont pu présenter ce qui se passe aux Antilles comme une demande d’indépendance et les responsables du LKP comme des « tontons macoutes » ?
De plus en plus nombreux, les habitants des DOM sont à la recherche d’un lieu de légitimité de leur parole. Fragile, l’émergence d’une parole légitime y est toujours hantée par la répétition. Du côté des manifestants, barrages et violences agies ont recommencé. « Nou paka maché enkô » (« nous ne marchons plus » fait jouer l’équivocité signifiante de cette expression dans la langue française). La répétition a aussi déterminé certaines positions du gouvernement.
Si à la complexité et à la gravité du malaise dans les DOM, l’État se contentait de donner des réponses pour l’immédiat, il aura méconnu le nouveau qui, avec difficulté, essaie d’émerger. Il aura méconnu que là où la représentation politique a défailli, le LKP a pu donner au malaise social des mots pendant les deux premières semaines de conflit. La capacité de l’État à y répondre d’une façon innovante opérerait une coupure d’avec les collusions de longue date et les imageries coloniales persistantes. C’est sa responsabilité d’initier un nouveau temps de l’histoire où la France serait enfin capable d’intégrer sa propre diversité. Nous saurons alors si nous sommes réellement arrivés à la fin annoncée d’un cycle historique.