À l’occasion de la soirée d’ouverture des Rendez-vous aux Jardins 2025, le poète et écrivain Manuel Norvat a livré un texte fort, en écho au thème national “Jardins de pierres, pierres de jardins”. Dans cette prise de parole sensible et profondément ancrée dans l’imaginaire caribéen, il explore la charge symbolique, spirituelle et politique des pierres qui peuplent nos paysages et nos récits.
Roche gravée, pierre à prières, pierre de case ou de fertilité… La parole de Manuel Norvat convoque toutes les dimensions de la pierre dans nos cultures. Plus qu’un simple hommage, son discours interroge notre rapport à la terre, à l’histoire, et à la transmission. Nous vous proposons ici la version intégrale de ce texte, tel qu’il a été prononcé le 5 juin 2025 dans les jardins de la DAC Martinique.
Discours de Manuel Norvat
Bonsoir, mesdames, messieurs, la société.
La matière littéraire témoigne combien la Caraïbe est un lieu du monde où la relation avec les pierres entre dans la composition d’une pensée du monde, et les restitue au sein du vivant-merveilleux.
Oui, ces pierres de la relation font signe dans l’imaginaire de la Caraïbe. Toutes les pierres du monde se sont retrouvées là. En obole ou en symbole, en offrande ou en signification. Elles pourraient se lister dans un inventaire à la Perse : pierres trois-pointes, roches gravées, par quoi la nature devient livre ; pierres incandescentes, en variante oubliée du Graal, lots de roches sous les cases ; pierres-lest pour les navires ; pierres sacrées de l’hindouisme créole ; twa-woch-difé, pié tonnnè, roches-à-bondieu ; pierres d’autel vaudou ; roche verte contre les morsures de serpent ; roche pour la fécondité des arbres et des humains.
Cette masse minérale, sous toutes ses formes, c’est l’inconscient du vivant. Une mondialité fractale avec laquelle nous co-existons.
Oui, nous sommes sujets à l’inoptique des pierres, merveilles sous la vue, sous le conscient. Avec Patrick Chamoiseau, la mémoire s’enroule dans la quintessence de la pierre. Méditation profonde, quelquefois irriguée d’humour créole.
C’est assez dire que le Négrillon, le personnage de “Antan d’enfance“, tenait “une grosse pierre à la main”, censée fracasser un vieux rat dit « l’Effilé », lequel, en final de compte, ne se souciait guère du Négrillon. “Il fallait des heures de guet, la pierre portée à bout de bras, au-dessus du vide”. Il est dit que “la pierre ne lui écrasa pas le crâne”. Une relation hors prédation ayant fini par s’établir entre le Négrillon et l’Effilé. Manière de dire comment les différents se relient.
Dans Emerveilles, en particulier dans le conte Petite fleur et la roche – C’est dire encore combien le réel se prête au compagnonnage de l’animé et de l’inanimé – Patrick Chamoiseau nous entretient d’une roche enchaînée, une bombe volcanique menaçant de tomber sur la ville de Saint-Pierre, à la fois menace et attraction.
Après des tentatives de la fixer par les habitants de la ville, la roche se mit à pleurer, ou à soupirer, ou à éprouver on ne sait quel regret. On la vit frémir un peu plus, faisant tomber les cordes, faisant glisser les chaînes, retomber les ferrailles.
On la vit miroiter comme si elle devenait une chair tendre, couverte d’une peau vivante. On vit pousser derrière elle une toute petite fleur. La petite fleur et la titanesque roche semblaient reliées par de minuscules racines. Ces racines étaient pleines de sentiments d’alliance.
Dans L’Esclave vieil homme et le molosse, le personnage de l’esclave fugitif bute dans son marronnage sur la pierre. La rencontre est fusionnelle. Je m’effondre contre elle, ma peau épouse la mousse ancienne, et le sens et le sang virent le bloc immémorial. La densité, sa densité, insondables épaisseurs.
Il s’agit, le comprend alors, d’une bombe volcanique voltigée en des temps anciens. Je crois être affalé sur une pierre vivante. La pierre est amicale. J’ouvre les bras pour la serrer contre moi.
La pierre fait signe perceptif, tourne de métonymie par des sous-entendus culturels, en métaphores, en métamorphoses de la signification naturelle, par l’écrivain, jusqu’à s’ériger en récits philosophiques, en paraboles, vers la sphère symbolique, en détours.
La pierre est des peuples, des peuples dont il ne reste qu’elle. Leur seule mémoire, enveloppe de mille mémoires. Leurs seules paroles, grosses de toutes les paroles. Cris de leurs cris. L’ultime matière de ces existences.
Cette pierre-métonyme témoignerait d’une co-existence (Ce sont pierres et humanités qui furent là) qui en appelle à l’histoire des peuples.
La pierre est aussi métamorphose. Passage de la combe de lambi à la poterie, et jusqu’au dernier bout : aux os. La pierre donne accès à un autre degré de conscience. Elle initie un marronnage poétique. « Mes songes sont marronneurs », dit le marqueur de parole, car la pierre est une proposition poétique.
Dire sans l’exclusif des concepts, dire une parole par métaphore — ce que semble vouloir dire la littérature — concourt à changer les imaginaires.
Le dire, s’il participe à l’inter-dit, est parfois en présence de l’interdit. Dire, dans toute sa résonance, c’est d’un côté l’ouverture et de l’autre, le barrage.
Dans ces conditions, dans le même temps d’écriture de L’Esclave vieil homme et le molosse, pour conjurer les réductions explicatives du vertigineux impensable et du Tout-Monde, Patrick Chamoiseau propose dans Écrire en pays dominé, l’idée de Pierre-Monde.
La Pierre-Monde opère comme un talisman, un grigri prophétique capable de déboussoler les absolus. Apprendre à vivre dans l’énigme du monde — c’est ce que j’appelle la Pierre-Monde.
Pierre-Monde, au voisinage du poétonyme Éléné (“Le lieu du monde, nous dit Glissant, où les humanités se rencontreront enfin”). Elle nous permet de vivre et de penser en vigilance l’imaginaire de la mondialité.
Ni manifeste ni programme, la figure de Pierre-Monde mobilise l’esprit et la sensibilité autour du vœu, toujours maintenu, du Divers.
La Pierre-Monde est aussi incarnée par son auteur, “pierre vive”, qui éprouve à la fois, à partir de son lieu, l’exil intérieur et l’ouverture au reste du monde.
La poétique de Patrick Chamoiseau est aussi une politique. En écrivain, il a été, avec une cohorte de scientifiques, un acteur déterminant dans l’inscription de la Montagne Pelée au patrimoine mondial de l’humanité.
C’est que le volcan de la Pelée est la pierre fondamentale d’un éco-système et d’un peuple-nation. Le conteur créole, comme le rapporte Le vent du nord dans les fougères glacées, y forgea son langage.
Dans le nord du pays, sur les renforts de la montagne qui grimpe vers le ciel, là où sont ceux que Patrick Chamoiseau appelle « les grands mornes! ».
Un camaïeu de verts, y dit l’histoire : depuis le vert tendre des cannes de la servilité, au vert plus sombre des grands bois du marronnage.
Une géopoétique y est rattachée par d’autres écrivains, dont Lafcadio Hearn, Raphaël Tardon, Aimé Césaire — lequel se qualifiait volontiers de “peléen”, ou d’homme-volcan, ou encore d’Édouard Glissant.
C’est dire que la roche volcanique nous habite tous.
En final de conte, cette parole — à partir de l’œuvre de Patrick Chamoiseau — est là pour nous rassembler, autour de ce qu’il appelle la Pierre-Monde.
Pierre philosophale, s’il en est, qu’il nous faudrait relier à l’énigme de la littérature, à la matière littéraire, à l’image de sa réflexion dans son dernier livre :
Que peut littérature quand elle ne peut ?
Oui, c’est un honneur qu’il soit parmi nous ce soir, avec tous les arts, tous les artistes de la création. Merci, merci à lui. Merci à vous. Merci.
NDLR : Nous avons fait de notre mieux afin de retranscrire le plus fidèlement que possible le discours de l’Auteur. Si des erreurs existent, nous nous en excusons auprès de vous et de lui.
Philippe Pied