Par Philippe Pierre Charles
Le premier devoir des nouvelles générations à l’égard des ancêtres est de chercher à les comprendre, à faire corps avec leurs luttes, à étudier patiemment, avec empathie, leurs vies, hauts faits comme faiblesses, succès comme échecs, espoirs comme illusions, tout compris.

 Cet exercice est salutaire à plus d’un titre : il est une bonne introduction à l’histoire qui arrive

 plus facilement à la vérité quand elle regarde depuis le bas de la société, là où on pousse de hauts cris.

 Elle est aussi un bel antidote contre le sectarisme et l’arrogance qui aigrissent l’âme.

 Dans le jugement qu’il porte aux” grands hommes» (expression bien plus courante au masculin,

 hélas !) le peuple est parfois plus sage que les intellectuel-le-s parce c’est lui qui vit d’abord les effets et les méfaits des ” grands” et de leurs politiques. Le peuple n’ignore pas les trajectoires humaines auxquelles il assiste aux premières loges. Ces trajectoires sont lumineuses quand elles sont

 ascendantes, affligeantes dans le cas contraire.

 Schoelcher est partisan de l’esclavage à ses débuts, partageant les préjugés racistes dominants

 de l’époque, mais il n’est pas un cas unique. Les masses l’ont connu d’emblée abolitionniste, ignorant probablement ses premiers écrits mais, à l’inverse tout le monde savait à l’époque, que Bissette pour prendre un personnage beaucoup cité ces temps-ci, avait été, avant de se convertir à l’abolitionisme

 propriétaire d’esclaves lui-même et pourchasseur de nègres marrons dans des milices békés !

 De son côté, l’historiographie officielle haïtienne a longtemps caché ce que la rumeur de

 l’époque savait : l’ex « nègre à Bredas », le futur Toussaint Louverture, un moment avant d’épouser la

 cause abolitionniste, a lui-même possédé deux ou trois esclaves.

 Et les historiens ont bien montré qu’avant d’être partisan de la ” liberté générale”, Toussaint s’est battu pour obtenir un certain nombre de libertés sans remettre en cause le système ; ou encore qu’il s’est mis au service des Espagnols, guère moins esclavagistes, avant de faire une alliance tactique avec

 certains représentants de la CONVENTION de France et de hisser le drapeau de la liberté générale.

 Qu’ont retenu les masses ?

 Non pas que les positions initiales de ces trois hommes (nous pourrions multiplier les exemples chez

 nous et ailleurs !) aient été marquées au coin d’intérêts égoïstes avec l’idéologie correspondante mais que ces trois hommes ont transcendé leurs origines, ont embrassé des causes les dépassant et les ont conduites avec vaillance et sincérité. Les pages antiracistes du Schoelcher flamboyant devraient faire rougir de honte certains antiracistes officiels d’aujourd’hui bien plus tièdes que lui dans la dénonciation

 de la « bête immonde ».

 Le premier devoir d’un militant fidèle aux ancêtres est de lire ces pages si rares dans les manuels officiels mais qui ont enflammé des générations de militant-e-s de nos pays, pas forcément grands

 intellectuels !

 C’est l’acharnement progressiste de Schoelcher qui lui a valu d’être, sans jeu de mots, la bête noire des Hayot de l’époque et l’idole des masses qui l’ont triomphalement élu dès leur premier exercice du droit

 de vote universel masculin.

 Peut-on croire nos ancêtres héroïques et intelligents en Mai 1848 et brusquement atteints d’idiotie

 assimilée quelques semaines plus tard ?

 Est-ce un hasard si le clivage entre « Schoelchéristes » et « Anti-Schoelchéristes » a été le clivage

 dominant de la lutte des classes au dix-neuvième siècle antillais ?

 Lagrosillere, autre exemple d’ascendance et de régression finale était-il aveugle lorsqu’il faisait du Schoelchérisme une sorte d’antichambre du collectivisme dont il s’est, un moment réclamé contre les

 Békés ?

 Non, bien-sûr. Mais ils et elles ne sont pas légions celles et ceux qui approfondissent sans fin jusqu’à

 leur dernier souffle leur fidélité aux idéaux de l’émancipation. Là, non plus, le panache de Schoelcher

 n’a pas été le seul à pâlir !

 Oui après avoir poussé loin les réflexions émancipatrices, après avoir eu la vision audacieuse pour l’époque d’une Fédération indépendante des Antilles, Schoelcher a capitulé devant la seule perspective qui aurait donné plein sens à ses plus beaux idéaux : la perspective prolétarienne,

 

 authentiquement socialiste. Et son hostilité à l’insurrection de 1870 en Martinique ne fut que le signe précurseur de sa position détestable sur la commune de Paris, c’est-à-dire, la grande insurrection ouvrière de 1871. Mais nos ancêtres ont malheureusement bien trop vite enfoui Septembre 1970 dans leur mémoire terrorisée et vaincue ! La position de Schoelcher sur 1870 et 1871 n’a guère fait scandale

 à l’époque et il faut le regretter mais c’est le reflet d’une certaine situation.

 Pour reprendre notre parallèle il faut noter que Bissette est allé bien plus loin que Schoelcher

 dans l’allégeance à la bourgeoisie, et Aimé Césaire puis d’autres (dont Gilbert Pago) ont bien montré,

 preuves à l’appui, que le progrès et l’humanisme sont plus du côté de Schoelcher pas de Bissette.

 C’est bien vrai : Schoelcher n’a pas conçu le passage d’une société esclavagiste à une société

 émancipée c’est-à-dire socialiste. Mais que dire à cet égard de Toussaint ?

 Le régime qu’il mit en place était loin d’être socialement plus libre que ce que nos ancêtres ont vécu même sous le triste Amiral de Guesdon, et Césaire le dit fort bien.

 Qu’il faille mettre en lumière les limites et contradictions de Schoelcher, Toussaint, Bissette, Lagrosillere (pour ne prendre que les exemples cités ici ) est une évidence, plus facile aujourd’hui qu’ hier. Mais on échouera, nécessairement, à le faire valablement, en faisant l’impasse sur tout ce qui a déjà été écrit dans notre pays même. Ce sont aussi des ancêtres même plus récents qui ont passé des années de leur vie pour jeter quelques lumières sur notre passé dont nous avons tant besoin, même

 au prix parfois de nouvelles limites, de nouvelles contradictions, de nouvelles questions.

 Il y a du travail pour tout le monde dans cette tâche colossale et pas seulement pour les historien-nes professionnel-le-s. Mais ce qui est établi, documenté, maintes fois commenté est déjà largement suffisant pour trouver d’autres statues à déboulonner que celle de Schoelcher, si on est adepte de ce sport aussi discutable que celui, à mes yeux, d’ériger des statues. Profitons pour dire qu’Aimée Césaire

 lui-même, était contre toute idée de statue et d’idolâtrie à son propre égard.

 Oui, il y a des rues, des bâtiments à débaptiser et donc à rebaptiser avec des noms en accord avec nos valeurs. Je pense à Blénac, par simple exemple. Cette bataille a pour arène les mentalités dans la population, les conseils municipaux, etc. C’est une tâche que nous pourrions mener tous/tes les

 progressistes ensemble dans une vaste réflexion, un vaste échange au sein des masses.

 Son utilité ? Plus que d’orner des bâtiments, de conforter les progrès de notre conscience collective, ce qui, selon moi est le plus important pour aujourd’hui, pour demain et, en l’occurrence, le plus digne

 de nos meilleurs ancêtres.

 Philippe Pierre Charles – 23 Mai 2020

 

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