Dans un monde où l’image prévaut souvent sur le discours, où la visibilité prime sur l’essence, “l’hypersexualisation du corps des femmes en Martinique” n’est pas un sujet à prendre à la légère. Ce document écrit par Michèle Latouche, ne se contente pas de tracer les contours d’un phénomène culturel marqué par l’histoire et la géographie unique de l’île ; il plonge profondément dans les ramifications psychologiques, sociales, et économiques qui façonnent la perception du corps féminin dans la société contemporaine martiniquaise.

Au-delà d’une simple analyse, ce texte est un appel à la prise de conscience. Il nous interpelle sur l’importance de comprendre l’impact de la sexualisation omniprésente dans les médias, la publicité et la culture populaire, non seulement sur les femmes mais sur l’ensemble de la société, y compris les générations futures. C’est une exploration rigoureuse qui déconstruit les mythes et confronte les réalités, en mettant en lumière la complexité des interactions entre le marché, le sexe et l’identité.

La profondeur de l’analyse et l’urgence de la situation présentée dans ce texte exigent un engagement intellectuel qui dépasse la simple curiosité. En vous plongeant dans ces pages, vous participerez à une conversation essentielle, peut-être inconfortable, mais absolument nécessaire pour quiconque se préoccupe de l’avenir de notre intégrité culturelle et sociale. Je vous invite donc à investir votre temps et votre réflexion dans cette lecture, pour mieux saisir les enjeux de l’hypersexualisation et pour équiper notre société des outils nécessaires à son évolution positive et respectueuse.


  1. L’HYPERSEXUALISATION, UN FAIT SOCIAL

Ce terme est apparu en 2000 aux USA, désigne un usage excessif de stratégies axées sur le corps dans le but de séduire consciemment ou pas au moyen de  tenues,  comportements, et accessoires qui reprennent les codes de la pornographie.

Hormis les pays musulmans et ceux dont la religion et l’idéologie proscrivent toute liberté aux femmes de s’habiller comme elles le souhaitent, une grande majorité de pays occidentalisés  véhiculent ce nouveau standard.

Une définition  plus précise  de l’hypersexualisation du corps a été élaborée par la psychologue québécoise Sylvie Richard, citée dans le rapport parlementaire de Chantal JOUANNO  de 2012.

L’hypersexualisation s’attache à :

  • Un corps fortement érotisé, aux attributs sexuels suggérés ou montrés,  des accessoires (bijoux, talons hauts, soutien-gorge à bonnets rembourrés) et  un maquillage  (ongles en acrylique, faux cils, coloration des cheveux) qui accentuent de façon importante certains traits associés au modèle de la sexy woman, la femme fatale, sex symbol.
  • Des transformations du corps mettant en évidence des caractéristiques ou signaux sexuels : épilation des poils du corps et des organes génitaux, musculation des fesses…
  • Des interventions chirurgicales qui transforment le corps en objet plus désirable : seins en silicone, lèvres gonflées au collagène …
  • Et des postures exagérées du corps qui envoient le signal d’une disponibilité sexuelle : seins bombés, bouche ouverte, déhanchement …

L’hypersexualisation constitue désormais une norme sociale de la sexualité acceptable, manifestant la libération sexuelle des femmes mais inconsciente  des codes de la pornographie qui ont envahi notre quotidien. Elle est à la conjonction  de l’accomplissement  individuel qui s’est substitué depuis  la fin du 20èmes à l’engagement  collectif,  et de la puissance du marché dont la cible principale est la femme.

A ce titre, l’environnement dans lequel  s’inscrivent ces corps  est fortement érotisé. L’hypersexualisation s’observe dans :

  • Les publicités présentant des corps de femmes aguichants, en support de produits divers,
  • Sur les réseaux sociaux, les films et les clips – vidéos,
  • Les émissions de télé- réalité où les attitudes et comportements à caractère sexuel sont fortement valorisés,
  • Des chansons populaires aux paroles sexuellement très explicites,
  • La promotion de mannequins et actrices de l’industrie de la pornographie,
  • L’augmentation importante d’allusions à la sexualité, au sexe ou à l’apparence sexy sur les couvertures et dans les rubriques des magazines,
  • Et même les livres à colorier pour enfants avec pour modèles des chanteuses en vêtements moulants dans des poses sexy.

Cette représentation de la femme sex –symbol  est  de plus en plus diffusée dans le corps social. Certes, des pin- up aux  femmes fatales des films, la représentation de corps hypersexualisés a toujours existé. Mais précisément, c’est parce qu’elle constitue aujourd’hui non pas un élément marginal mais un véritable phénomène de société, un fait social, que l’hypersexualisation  s’avère préoccupante.

Le constat unanime de l’omniprésence des images et messages à caractère sexuel, ce martèlement des références à la sexualité dans l’espace public et la dénudation de plus en plus poussée des corps féminins  génère une grande inquiétude sociale.

L’hypersexualisation entre  en effet en collision avec les valeurs et normes de notre société, notamment celles relatives au corps de la femme  dont l’intimité a longtemps été considérée comme sacrée.

Il s’avère donc heuristique de comprendre les enjeux du phénomène et ses conséquences et de proposer quelques  pistes afin d’en limiter l’impact.

Comprendre, et donc  sensibiliser chacune et chacun de l’importance de choix  de comportement conscients, à la mesure de la cohésion sociale toujours à affermir et de l’épanouissement individuel.

2 – L’HYPERSEXUALISATION RELEVE T-ELLE UNIQUEMENT D’UNE UNION SACREE ENTRE LE SEXISME ET LE MARCHE ?

L’HYPERSEXUALISATION DU CORPS DES FEMMES AU CROISEMENT DE DEUX LOGIQUES

Une régression sexiste ?

Si les inégalités entre les hommes et les femmes diminuent progressivement au plan professionnel notamment, pour ce qui concerne les mentalités et notamment la représentation sexuée des rôles, elles ont peu évolué. La compréhension de l’économie genrée des rapports entre hommes et femmes  rend nécessaire l’examen du fondement de la domination masculine dont le schéma archaïque mis en évidence par l’anthropologie est analysé par Françoise L’Héritier en ces termes :

‘’… la valence différentielle des sexes et la domination masculine avaient leur fondement et leur emprise établis sur l’appropriation de la fécondité féminine et plus particulièrement sur la capacité des femmes à faire des fils pour les hommes qui ne peuvent les faire eux-mêmes. Pour être réussie vraiment, cette appropriation se double du confinement à ce rôle accompagné des mesures nécessaires à son efficacité : affectation à des tâches répétitives d’entretien, devoir d’obéissance aux mâles, ignorance, mise à l’écart des zones du savoir et du pouvoir, négation du statut de personne apte à décider de son sort ou à œuvrer pour le bien commun, toutes mesures qui entraînent le dénigrement .»

Le corollaire de l’appropriation de la fécondité féminine est une lutte obligée et nécessaire entre hommes pour la captation individuelle de la sexualité de femmes particulières. Cette lutte constante pour se procurer des porteuses de fils a pour conséquence, outre l’ostentation et l’admiration de la puissance virile, l’ancrage d’une profonde conviction partagée par tous les humains : la pulsion masculine est licite et ne doit ni ne peut être réprimée dans son expression … »

Cette légitimité exclusive et absolue de la pulsion masculine à s’assouvir a pour corollaire la certitude que tout corps de femme non protégé par un homme est offert et de bonne prise d’une part, et que ces corps appropriés pour la satisfaction immédiate sont destitués de toute valeur d’autre part.

L’observation du fonctionnement de notre société confirme ce postulat : les femmes sont d’abord des mères, assignation qui les enferme dans la société au point d’en être les poto-mitan. Seules leur sont reconnues leurs fonctions procréatrices, paradoxalement asexuées, et sociales, tandis que les hommes, les coqs, sont d’autant plus valorisés que l’assouvissement  de leur pulsion sexuelle s’illustre par leur nombreuses conquêtes. On notera que le dogme religieux de la chasteté s’est de tout temps imposé … aux femmes.

Si l’adoption des  procédés contraceptifs efficaces aboutit  pour les femmes à un découplage du plaisir sexuel et de « l’impératif procréateur », cette « libération sexuelle » ne s’est pas pour autant accompagnée d’un changement des mentalités. Au contraire ! Désormais les femmes sont disponibles sans risques et il est facile de considérer comme  invite la mise en place de stratégies de séduction basées sur l’hypersexualisation de leur corps.

En outre, en les cantonnant à ce rôle d’objet sexuel, l’homme s’assure du respect des assignations que progressivement, par leurs affirmations professionnelle et  sociale, de plus en plus de femmes déjouent.

Dès lors, la lecture des corps hypersexualisés de femmes, dans un environnement usant des mêmes codes renvoie au schéma sexiste et réducteur initial où seule est valorisée la corporéité.

Un marché global et sans limites

Tout sert à vendre, d’abord et surtout le corps des femmes …

Je m’habille comme je veux, je suis libre et mon corps m’appartient. Je l’aime, parce que je le vaux bien…,

Comme je veux ? Ou comme ils veulent ?

La question se pose car tous les archétypes féminins proposés par les films, les spots, et les autres supports précités ont en commun de véhiculer la même image d’une femme de moins en moins vêtue, aux tenues et accessoires suggestifs. Leur diffusion est facilitée par un marché, d’autant plus abordable que mondialisation oblige, la Chine et les autres pays les produisent à bas coût.

Dès lors le désir de plaire,  ou simplement de se plaire, peut – être aisément assouvi.

Les mentalités évoluent  et les modes vestimentaires aussi sous l’effet du marché de la mode qui valorise souvent l’esthétique rebelle et se positionne contre le discours dominant pour se renouveler.

« Le luxe, c’est la liberté d’esprit, l’indépendance, bref le politiquement incorrect » (Karl Lagerfeld).

La  subversion fait vendre.

L’industrie de la mode, s’appuyant sur des codes  issus de la pornographie, a fait évoluer l’image et les canons de la beauté.  Véhiculées d’abord par les stars qui jouent la provocation via des tenues et comportements transgressifs, les nouvelles normes esthétiques se sont banalisées, grâce aux medias et à la publicité  porno chic. Cette dernière stratégie marketing,  le shockvertising, (publicité provocatrice) garantit la remarquabilité de l’annonce et augmente son taux de mémorisation.

Elle est renforcée par les  influenceuses et les réseaux sociaux dont les algorithmes sont aussi programmés pour diffuser des photos de femmes en sous-vêtements ou aux tenues sexy illustrant le fil d’actualité des utilisatrices.

Par le  matraquage publicitaire,  le corps sexualisé s’impose comme une norme à l’ensemble de la société. Messages de liberté versus épanouissement sexuel, ces injonctions quotidiennes renforcent  l’érotico –  narcissisme ambiant.

 Selon un observateur, « pour la première fois de l’histoire, des femmes qui ne sont pas prostituées adoptent les codes de la prostitution pour jouer le jeu de l’appétence. »

Le marché, ce sont aussi ces manifestations basées sur les plaisirs à l’exemple de  la Bacca Festival  et la Mercury   qui conjuguent  musique, danse et liberté de corps  au sex- appeal  provoquant, et à la stratégie de séduction assumée.

Pourquoi ça marche ?

Pour qu’il y ait changement, durable et profitable au marché, il faut qu’intervienne la rencontre pérenne entre une offre qui s’adresse principalement aux femmes et leur désir d’être belles et de séduire, quitte à bousculer l’éthique collective et à réactiver les stéréotypes sexistes des sociétés patriarcales.

Cette évolution est intervenue  progressivement dans notre société depuis deux dizaines d’années à la faveur du développement de l’individualisme et du narcissisme, sous l’influence du  libéralisme et  de l’adoption de  la permissivité des schèmes occidentaux.

Il s’agit d’abord d’être bien, d’être soi –même, de se faire du bien. Une sexualité épanouie est promotionnée comme faisant  partie de notre bien –être. Ce mantra facilite donc la libération de la parole, des corps et de l’expression des désirs.

En outre, durant trois décennies, la lutte des femmes leur a permis d’arracher des fragments d’égalité : civique, financière, judiciaire, et de régenter leur corps et leur sexualité grâce au droits à la contraception et à l’avortement. La femme a désormais recouvré son corps, objet de toutes ses attentions et s’affirme libre de le montrer.

En Martinique, le poids de l’héritage …

A histoire singulière, développement social particulier.

Le poids de notre histoire influence à notre insu, nos conduites et nos comportements, même s’il n’en est pas l’unique  déterminant. Mais notre histoire, s’ancre pour une bonne part dans la transmission des douleurs, souffrances  produites par l’ordre social esclavagiste. Le rôle de l’épigénétique  soit la transmission transgénérationnelle  via les gènes, de l’impact des traumatismes dans le psychisme a été mis en lumière lors du colloque « L’esclavage, quel impact sur la psychologie des populations ? »* organisé  en 2017.

La déshumanisation chronique de la société esclavagiste s’est traduite par l’anéantissement de l’estime de soi et la fragilisation de l’identité subjective des esclavisés.

Les femmes ont eu à subir la double peine : bêtes de somme pour la production, ventres comme outil de reproduction du cheptel de main d’œuvre, victimes de viols et du droit de cuissage des maîtres et autres contremaîtres.

Si leur résilience est unanimement reconnue, leur dénigrement n’en a pas moins été intériorisé et l’auto dévalorisation transmise à leurs descendantes, d’autant plus que dans la société post- esclavagiste, les ethno-classes,  largement basées sur les phénotypes, eux-mêmes recouvrant les différents niveaux de fortunes, ont structuré la reproduction sociale.

Le système plantationnaire  post –esclavagiste  a donc été, comme le démontre Jean– Pierre Sainton**, vecteur de transmission de continuité sociologique et des états sociaux, notamment les schèmes et  automatismes mentaux transmis par la culture sociale.

En outre, après 1848, la dévalorisation physique des  femmes noires, éloignées de l’archétype caucasien s’est maintenue, voire accentuée  par l’intégration via la scolarisation du modèle dominant promu par l’institution scolaire  et la religion chrétienne.

Le modèle esthétique est aussi l’un des vecteurs de l’ordre dominant qu’aucune proposition d’identification n’est venue  réellement contester. Le «black is beautiful » et les coupes afro des années 70’s – 80’s,  ont certes permis, comme la Négritude en son temps d’affirmer l’identité de la Femme et de l’Homme noirs, sans pour autant substituer un modèle de représentation à un autre.

Héritant d’une double négation, de leur être et de leur image, les femmes martiniquaises sont ainsi particulièrement  sensibles aux marqueurs de leur identité de femmes et de  leur reconnaissance  par le corps social. Or, leur physique est le premier vecteur de leur relation à autrui. Dès lors, la « démocratisation »  de sa beauté et sa réappropriation rendues possible grâce au marché, s’avère providentielle et  après quelques hésitations,  moyennant une génération, le pas a été franchi et les corps libérés …

Ce phénomène d’extimité qui  pousse chacun/e  à mettre en avant une part de sa vie intime, autant physique que psychique concurrence les normes et conventions sociales jusqu’alors consensuelles car les injonctions mercantiles sont d’autant plus puissantes qu’elles entrent en congruence  avec des attentes inconscientes  qui les renforcent. Cette « girl power «  basée sur le corps  et son apparence recycle le cliché de la femme objet,  avec le risque que « ce que l’on montre valle ce que l’on est », et les interprétations auxquelles ce corps aguichant donne lieu.

*Actes du colloque « L’esclavage, quel impact sur la psychologie des populations ? » Sous la direction de Aimé CHARLES – NICOLAS et Benjamin BROWSER  – Collection Campus – Editions IDEM- avril 2018.

** « Les vecteurs de continuité en Guadeloupe et en Martinique : présence de l’esclavage dans les structures sociales et les représentations post- esclavagistes » Actes du colloque « L’esclavage, quel impact sur la psychologie des populations ? » op.cit p198 -222.

Dès lors, la relative faiblesse des revenus et la précarisation d’un grand nombre de femmes ne constituent pas un obstacle face à ce désir de monstration qui contraint la plupart à un effort financier non négligeable, d’autant que de très jeunes femmes y sacrifient. Quoique non évaluée, la part des biens et services relevant de l’hypersexualisation  dans le total des biens de consommation courante s’est très certainement accrue ces dernières années, malgré  l’accentuation de la paupérisation d’une large fraction de la population.

Le  constat effectué ne peut manquer de donner lieu à une réflexion sur l’impact et les risques occasionnés par la banalisation de l’hypersexualisation dans notre société

3 – L’HYPERSEXUALISATION DES CORPS FEMININS ? QUEL PROBLEME ? QUELS SONT LES RISQUES ?

Hypersexualisation, éthique et cohésion sociale

Le vivre ensemble dans notre société est organisé à partir de valeurs et de cadres de références normatifs, issus de l’éducation, la religion et la morale, les lois et règlements, ce corpus établissant le socle de l’éthos de chaque individu. Le corps et la sexualité relèvent de ces règles pour certaines non écrites mais par tous, respectées.

Or, l’hypersexualisation actuelle dans notre société conduit à un glissement qui bouscule et déborde nos cadres de référence habituels.

Dans une société  encore imprégnée des préceptes du  catholicisme où le corps, longtemps considéré comme « le temple de l’âme » devait être préservé de toute indignité, sa monstration sous toutes les coutures questionne  notre capacité de discernement.

La banalisation de ce qui autrefois relevait de la catharsis, le temps du Carnaval, entre en dissonance avec une large fraction du corps social qui ne comprend ni n’accepte le phénomène.

Au – delà, la volonté de tout montrer et d’assumer une attitude transgressive, voire scandaleuse dans sa gratuité – au sens latin de « scandalum » : piège, obstacle  sur lequel on bute, inquiète, par l’impuissance sociale qu’elle révèle à élaborer et édicter de nouvelles normes propres à circonscrire, contenir  et limiter le phénomène et son impact.

Outre les risques de dé- cohésion et de rejet régressif – soit l’imputation à la libération sexuelle des comportements observés et sa remise en cause –  de cette apparente levée des tabous, les femmes et les enfants encourent certains risques.

Hypersexualisation, Les femmes et les enfants d’abord !

Un corps HP dans l’espace public n’est plus un corps désirable pour soi mais constitue un message à l’endroit de la société, et plus particulièrement des hommes, dans un registre érotique puisqu’il reprend les codes de la pornographie.

Je suis sexy, mon corps est disponible, mon corps c’est moi … La femme est ainsi réduite à un corps, dont les hommes selon le schéma archaïque peuvent potentiellement disposer.

Il faut rappeler  tout de même que jusqu’à fort récemment, pour la quasi majorité des femmes, la sexualité relevait  du domaine de l’intime. Or, cette nouvelle tendance au dévoilement comme produit d’appel, et l’injonction libératrice de son hypersexualisation ont  renversé le paradigme. Je suis mon corps.

L’hypersexualité en renforçant les stéréotypes sexistess  remet en cause  les acquis en matière d’égalité femmes-hommes via le prisme réducteur de la femme objet sexuel. L’occultation d’abord à ses propres yeux, de ses qualités et compétences, emporte une double conséquence :

  • Le désinvestissement pour certaines, centrées  sur leur corps, du champ du savoir et de la connaissance,
  • L’avilissement de l’image de la femme au corps hypersexualisé, suspectée de moralité douteuse et d’une disponibilité sexuelle, qui entachent sa réputation.

Le passage à l’acte – agressions verbales et violences sexistes, est fréquemment justifié par les hommes au prétexte d’attitudes équivoques ou de l’auto- dévalorisation et de la vulgarité qu’ils prétendent y relever.

Les rapports entre les sexes ne sont d’ailleurs pas sans ambigüité : l’intérêt pour ce corps « offert » est parfois interprété comme témoignage d’affection par les femmes qui, désabusées, renoncent parfois à inscrire leur sexualité  dans le cadre de relations sentimentales. Elles  privilégient le sex- friend,  relations sexuelles fréquentes sans engagement, et les skin parties, événements ponctuels sans tabous. L’engagement progressif dans des logiques de  prostitution est ainsi facilité, d’autant qu’il relève parfois de situations socio économiques de précarisation.

Par ailleurs, au plan professionnel, la valence différentielle attachée à l’investissement dans  l’éducation et la réussite professionnelle se traduit fréquemment par le renforcement des inégalités sociales entre femmes, et le risque de paupérisation de celles qui ont tout misé sur leur plastique.

Les inquiétudes de pareille diffusion de l’hypersexualisation concernent également les  adolescents.

Parce qu’ils ont des identités en devenir et  structurent progressivement  leur personnalité, les jeunes voire les très  jeunes, sont plus susceptibles d’être influencés par leur environnement, qu’il s’agisse de leurs amis ou de leurs  idoles et de la publicité de plus en plus ciblée. Ils sont d’autant plus sensibles aux modèles que leur offre le monde des adultes qui les incite à jouer la carte de la sexualité pour se valoriser,  d’autant que dès le début de la puberté, ils cherchent à se dégager de l’autorité parentale afin de s’affirmer.

Pourtant, selon les pédopsychiatres: « L’hypersexualisation doit être considérée comme une entrave sérieuse au développement psychoaffectif de l’enfant ayant pour finalité la transformation de l’enfant en objet de désir sexuel. Ce phénomène constitue un véritable traumatisme qui peut dans les cas les plus extrêmes conduire à des conduites individuelles à risque ».

En s’habillant comme leurs stars préférées, Rihanna, Beyonce, les Girlious … les adolescentes et pré – adolescentes*, les tweens** visent  d’abord la reconnaissance par leurs pairs. Le discours moralisateur de leur entourage familial relatif à leur look s’avère souvent inaudible.

A un âge où elles pourraient développer des compétences, des talents et des intérêts qui leur serviront toute leur vie, elles sont attirées par des modèles fortement valorisés de femmes hypersexy, riches et célèbres, par le simple miracle de leur corps érotisé.

Elles constituent la cible d’un marché qui leur prodigue à profusion tenues, accessoires et maquillage, dont l’adoption s’apparente à un nouveau rite de passage à l’âge adulte.

Les filles sont d’ailleurs confrontées de plus en plus jeunes à des images hypersexualisées et parfois même transformées en adultes miniatures, des Lolititas,  dont l’apparence renvoie un signal de disponibilité sexuelle exagérément précoce. Pour autant, cette hypersexualisation est rarement comprise comme une mise en danger en termes de développement et de construction psychologique par leurs parents alors même qu’elles  n’ont pas la maturité psychique leur permettant de décrypter les signaux sexuels qui leur sont envoyés.

Une différenciation est toutefois observée en fonction des milieux sociaux :

Dans les classes moyennes et supérieures, les parents interdisent généralement l’accès précoce à des vêtements sexualisants à leur fille, en raison des  éventuels risques pour son intégrité physique, mais également pour empêcher toute dérive face à l’objectif principal de sa réussite scolaire. Les mères ont de la féminité, une conception qui valorise  principalement la réussite sociale même en faisant quelques concessions à  l’apparence.

*Pour les psychologues, les contours du concept de préadolescence [9-13 ans ?] sont loin d’être parfaitement définis. Par contre, les firmes s’en sont emparées comme segment de leur stratégie marketing toujours plus offensive.

** Les tweens, contraction de teens – adolescents et between – entre,  sont les préadolescents

Il arrive que les mères  de milieux populaires soutiennent au contraire leur fille dans cette volonté de mise en valeur de leur corps,  jeu ou  liberté de l’adolescente, dont elles sont fières, sans nécessairement adhérer aux normes vestimentaires  et aux conceptions de la féminité qu’elles impliquent. Mais elles renoncent à les contester par crainte d’altérer le lien affectif ou la complicité qui les lie.

La pression de  la mode hypersexualisée dès le plus jeune âge incite les filles à développer des attitudes et des comportements sexués survalorisant  leur apparence comme mode de rapport à l’autre.  Faute de construction d’une identité holistique étayée par des repères stables, les adolescentes  perçoivent les contradictions des injonctions auxquelles elles sont déjà soumises sans toujours  parvenir à donner sens aux éléments censés  fonder le développement et l’épanouissement de leur personnalité.

Elles décrochent  parfois de l’école, l’investissement scolaire constituant un parcours long et difficile, et, nourries d’érotico- narcissisme, privilégient la soumission aux signifiants qui leur viennent des autres et les promesses de valorisation immédiate qui les accompagnent.

Leur corps mis en scène sur les réseaux sociaux, elles sont susceptibles d’être objets de cyber- harcèlement voire d’une exposition aux réseaux  pédo- pornographiques.

Pis, investie  par mimétisme, leur  sexualité précoce peut favoriser la banalisation de l’utilisation de leur corps comme « monnaie d’échange »,  favorisant l’entrée dans des pratiques prostitutionnelles, ou entraîner  grossesses ou  avortements, compromettant leur réinsertion éducative et leur insertion professionnelle.

Les garçons sont également exposés à une plus grande adhésion aux stéréotypes sexuels et sexistes masculins  et à l’adoption de comportements violents dans leurs relations amoureuses.

Leur  précocité sexuelle entraîne une augmentation du nombre de leurs partenaires et la promotion d’une sexualité facilite  les infections sexuellement transmissibles

Dans les deux cas, l’appréciation de l’autre principalement fondée sur des critères physiques et des clichés réducteurs s’accompagne le plus souvent de l’ignorance des principes d’égalité,  et de réciprocité  entre les sexes et fait fi du respect de la dignité de la jeune fille.

Enfin l’hypersexualisation au masculin établit une norme d’hyper virilité chez les hommes, reprenant les codes de la pornographie d’une sexualité active, machiste et violente, calquant ses performances sur les normes pornographiques tandis que la représentation   d’un modèle féminin se limite à un corps et son sexe. Elle se traduit fréquemment  par un appauvrissement relationnel. On observe dans certains cas une hypersexualité, “sexualité compulsive” qui s’exprime par une recherche continue et persistante du plaisir sexuel, trouble  sérieusement pris en compte par le corps médical.

4 – LUTTER ENSEMBLE CONTRE LES CONSEQUENCES DE L’HYPERSEXUALISATION

Le rapport entre l’ensemble des vecteurs d’hypersexualisation – puissance du marché, relâchement du contrôle social et familial, permissivité au nom de la liberté individuelle –  et l’éthique  individuelle et collective basée sur le respect, la dignité et l’égalité des sexes, s’avère fortement déséquilibré.

Toutefois, considérant les dangers encourus par les femmes et les jeunes, des actions  peuvent être envisagées à court terme. Ainsi :

  • L’organisation de campagnes de sensibilisation destinées à permettre aux femmes d’agir, en pleine conscience des enjeux de l’exposition de leur corps, et de connaître les dispositifs de protection de leur image ;
  • L’intégration de cette problématique dans le soutien à la parentalité, en renforçant notamment leur information sur les dispositifs de contrôle parental d’Internet ;
  • La sensibilisation des professionnels de l’enfance sur l’acuité de ce phénomène et ses répercussions sur la construction identitaire de l’enfant ;
  • L’inscription cette problématique dans l’optique plus large de la lutte contre les assignations de genre et les discriminations sexistes, par les institutions et la société civile – associations, groupes de paroles …
  • La contribution des medias à l’écho donné à cette problématique et aux initiatives des institutions et associations  afin de limiter l’impact et les risques de l’’hypersexualisation leur confère également un rôle non négligeable.

Quelques exemples d’initiatives à l’échelle internationale et nationale

Dès le  début des années 2000, l’hypersexualisation de l’espace public et la prolifération de la pornographie sur Internet, ont conduit de nombreux pays  à mettre en place des dispositions destinées à protéger les enfants, les jeunes filles et les femmes.

Deux types de mesures ont été privilégiées : l’information et l’éducation des enfants et des jeunes ;   l’encadrement des pratiques jugées abusives.

Ainsi, une Charte limitant les excès liés à la représentation des  femmes, des hommes et des enfants dans les médias a vu le jour en 2009 au Québec. Le soutien à la création de magazines pour enfants et adolescents au contenu non stéréotypé a été  préconisé et des  publications destinées aux jeunes mettant en avant l’estime de soi et l’humour plutôt que la beauté et la séduction à destination des 8-12 ans ont été encouragées.

A l’instar de la Suède et de la Norvège, les publicités pour les moins de 13 ans sont interdites au Québec.

Au Royaume-Uni, l’incitation a pris la forme d’un code de bonnes pratiques, proposé aux grandes marques de vêtements et de jouets. Il stipule que les vêtements et les accessoires doivent être appropriés à chaque âge en termes de matière, de coupe ou de slogan. Les sous-vêtements pour petites filles, par exemple, ne doivent pas rappeler ceux des adultes et les talons de leurs chaussures ne doivent pas dépasser 2,5 cm. Plusieurs  grandes firmes  y ont adhéré.

L’obligation de masquer les couvertures de magazines pornographiques dans l’espace public ou d’en limiter la distribution à certains lieux y a également été instaurée. Les adolescents de moins de 16 ans ne peuvent pas être l’égérie des marques. De plus, un guichet unique pour signaler tous les abus liés l’hypersexualisation a été créé.

De nombreux gouvernements européens, font un lien étroit entre dégradation de l’image hypersexualisée du corps des femmes,  pornographie et  violences de genre.

Des initiatives institutionnelles visant à protéger le droit à l’image des femmes et prévenir l’instrumentalisation à des fins commerciales ou autres, du corps des  mineurs ont  été prises par plusieurs Etats.

En France, une insistance particulière prévaut afin de protéger les enfants au –delà des pratiques individuelles dans trois domaines :

–  l’utilisation de leur image sexualisée dans les médias,

–  la vente de biens et services qui leur sont destinés et qui utilisent les ressorts de la sexualité adulte

–  leur exposition enfants aux images érotiques ou pornographiques des  réseaux sociaux et medias.

Une proposition de loi a été adoptée depuis 2013, considérant que « la question de l’hypersexualisation revêt  un enjeu de société,  les mineurs étant les instruments d’une stratégie commerciale qui renforce les stéréotypes sexistes ». Il s’est agit de « prévenir l’instrumentalisation à des fins commerciales ou autres de mineurs hypersexualisés, stéréotypes qui ne sauraient être banalisés, au risque d’être assimilés à une norme valorisable ».

Deux axes d’action ont été privilégiés : la protection des enfants et la lutte contre la violence pornographique.

Ainsi, le code du travail  interdit depuis 2014 :

À toute personne d’employer comme mannequin un enfant âgé de moins de seize ans :

« – pour présenter ou promouvoir tout produit ou service non exclusivement destiné aux besoins de l’enfant.

« – pour présenter ou promouvoir tout produit ou service en utilisant sa personne, de manière non conforme à son âge, ou contraire à sa dignité. »

Est interdite l’organisation de concours de beauté pour les enfants âgés de moins de 16 ans.

La lutte contre les violences pornographiques  constitue  également au plan national, une priorité de politique publique.

L’hypersexualisation du corps des femmes  ainsi que les violences dont elles sont l’objet ont partie liée  avec l’impunité de la pornographie, visionnée par des publics  de plus en plus jeunes, qui infuse ses modèles vestimentaires  et comportementaux dans la sphère publique.

Eu égard au véritable fléau que constitue sa  diffusion massive, à la fois pour les femmes qui y sont instrumentalisées et celles qui subissent l’impact de ces dégradations et violences, le Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes a remis, le 27 septembre 2023, son rapport « Pornocriminalité : mettons fin à l’impunité de l’industrie pornographique », à la Ministre déléguée chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations.  Objectif : réaffirmer l’interdiction de la marchandisation de la sexualité d’autrui en créant une nouvelle infraction générique d’exploitation sexuelle et punir les contrevenants.

En 2022, le Sénat avait publié un rapport aux conclusions identiques et  il a voté à l’unanimité, le 1er mars 2023, une résolution appelant à « faire de la lutte contre les violences pornographiques une priorité de politique publique »

Au plan local, de nombreuses initiatives de sensibilisation sont menées dans les départements,  à l’initiative des associations de lutte contre les violences faites aux femmes, des Comités d’éducation pour la santé, des préfectures avec le soutien de la Délégation départementale aux droits des femmes.

 L’Education Nationale s’engage aussi  afin d’outiller les jeunes dans leur  rapport à l’intimité, au respect de soi et des autres. Des séminaires destinés aux personnels éducatifs sont également organisées.

Ainsi, le Rectorat de Martinique, considérant  que “Les équipes éducatives au sein des écoles et des établissements scolaires sont quotidiennement confrontées à cette mode vestimentaire “hyper sexy” portée par les jeunes filles de plus en plus tôt” et afin de « prévenir et lutter  contre le harcèlement entre élèves »,  a organisé à l’ INSPE *, une journée d’études intitulée : « Hypersexualité, de quoi parle t- on ? », dès  la rentrée 2023, avec le concours de l’Union des Femmes de Martinique.

L’Education Nationale cible  d’ailleurs ses enseignements sur l’éducation au respect et à l’égalité entre les genres dès le primaire, et le développement de  l’esprit critique face à l’image, dès la classe de 6ème.

INSPE* : Institut national supérieur du professorat et de l’éducation

EN CONCLUSION PROVISOIRE …

L’hypersexualisation du corps des femmes en Martinique, en raison des enjeux qui s’y attachent convoque l’impérieuse nécessité d’ouvrir des pistes de réflexion afin de mieux appréhender cette problématique et de pouvoir agir.

Nous avons tout intérêt à ce que le plus grand nombre de femmes et  d’hommes, de parents et d’enfants, en soient édifiés, afin que leurs choix se fassent en conscience et que l’avenir des nouvelles générations ne soit pas compromis par une intégration précoce de normes qui conditionneraient leurs actes et les éloigneraient d’une identité riche du développement de tous leurs talents et qualités.

Au regard de l’acuité de ce phénomène, c’est  donc le corps social dans son ensemble qui se trouve investi en responsabilité de l’évolution de notre société et de notre jeunesse. L’engagement individuel et collectif de la réflexion et d’initiatives,  constitue une urgence face à laquelle nous ne saurions nous dérober.

Michèle Latouche

 

 

 

 

 

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