Par Jérôme Blanc
17 JUIN 2020
 Politiques territoriales de résilience et de transition écologique :
la piste des monnaies locales
 Jérôme Blanc Sciences Po Lyon
18 juin 2020
Cette note a bénéficié des remarques de Christophe Fourel, Jean-Vincent Jehanno, Charles Lesage, Solène Morvant-Roux, Marc-Olivier Padis, Jean Rossiaud, Dante Sanjurjo, Jean-Michel Servet et Bruno Théret.
Je remercie Christophe Fourel et Laurence Scialom pour m’avoir incité à la rédiger.
Je reste responsable des positions qui y sont exposées ainsi que des possibles erreurs et approximations.
  Les monnaies locales font partie de la palette d’outils permettant de renforcer la résilience d’un territoire à une crise, qu’elle vienne d’un choc économique, sanitaire ou environnemental. La crise sanitaire que nous traversons illustre la plus grande probabilité de survenue d’une de ces crises dans un horizon plus ou moins court. Les monnaies locales peuvent également être saisies comme des outils utilisables pour avancer dans la transition écologique au niveau des territoires.
Une monnaie locale constitue un projet défini selon les priorités des acteurs, le plus souvent issus dela société civile, qui décident de s’associer pour le mettre en œuvre. Concrètement, il s’agit deconvenir, entre des acteurs économiques (particuliers, associations, commerçants, artisans, PME… et parfois collectivités publiques) de l’usage d’une monnaie sur un territoire donné en fonction d’une charte de valeurs à laquelle adhèrent les participants. Cette charte de valeur précise les objectifs sur lesquels ils s’engagent : consommation responsable, production écologiquement soutenable, promotion de l’activité locale, etc.
La monnaie locale émise est reconvertible en euros, ce qui garantit sa valeur, mais les acteurs sont bien sûr incités à privilégier son usage. L’idée générale est d’orienter la consommation des ménages (voire la consommation intermédiaire des entreprises) vers des dépenses compatibles avec le respect de l’environnement, de normes sociales ou éthiques élevées, etc. Plus incitatives qu’une labellisation, ces monnaies encouragent les acteurs économiques à s’engager dans une économie de proximité plus résistante aux chocs externes. Participatives, elles répondent aussi à une aspiration citoyenne visant l’échelle la plus pertinente pour transformer les échanges économiques quotidiens.
Depuis le début des années 2000, on observe un assez large engouement pour ces outils en France, avec des initiatives diverses et hétérogènes et, à ce jour, environ 80 monnaies locales en activité. Le fait que la monnaie constitue un outil capable de relier les agents économiques d’un territoire et un véhicule de valeurs sociales laisse raisonnablement penser que la transition écologique pourrait s’appuyer sur elle et que les collectivités locales pourraient s’en saisir pour construire des politiques locales de transition et de résilience territoriale. Pour y parvenir, cependant, une série d’obstacles doivent encore être surmontés.
Une première difficulté vient de la perspective de construire une politique publique avec un projetpensé au départ comme un auxiliaire de participation citoyenne. Comment garantir la dimension participative de ce type de projet tout en le développant à l’échelle d’une politique publique d’ensemble ? Un deuxième obstacle à un usage plus étendu et plus intense des monnaies locales est de nature plus technique puisqu’il s’agit d’en développer des versions numériques aux côtés des formes papier, qui constituent néanmoins un appui essentiel pour sa légitimité et son adoption.
Pour développer leur usage effectif, l’expérience montre en outre qu’il faut une animation du projet, ce qui implique un engagement financier pérenne des collectivités. Celles-ci pourraient aussi favoriser le développement des monnaies locales en développant l’acceptation de paiements de services locaux en monnaie locale et en engageant certaines de leurs dépenses de cette manière, comme les achats publics, le versement de subventions, les indemnités d’élus ou des aides sociales. Enfin et surtout, les monnaies locales pourraient être employées dans une logique de financement de l’investissement écologique, afin d’opérer une transformation effective des structures économiques locales vers des pratiques plus sobres en ressources, moins émettrices de gaz à effet de serre et plus respectueuses de la biodiversité.
1. AGIR LOCALEMENT, PAR LA MONNAIE
1.1. LA NECESSITE D’AGIR LOCALEMENT, SANS PREJUDICE POUR L’ACTION GLOBALE
Par ses différents volets, la crise actuelle présente à la fois des enjeux de très court terme et des enjeux de très long terme : à très court terme, faire en sorte que la contraction brutale de l’activité ne provoque pas une perte irrémédiable de capacités de production et d’emplois, tout autant que des ruptures dans des approvisionnements essentiels ; à très long terme, prendre la diffusion fulgurante du nouveau coronavirus comme un impératif pour changer de modèle et s’engager enfin dans un chemin de transition écologique apte à limiter l’ampleur des désastres écologiques en cours – donc les catastrophes économiques et sociales qu’ils entraîneront–, et renforcer la capacité à y faire face. Entre les deux, par conséquent, trouver les moyens de relancer l’économie (condition nécessaire mais pas suffisante pour éviter le pire des scenarii sociaux) d’une manière qui soit compatible avec les enjeux du très long terme.
Cette disjonction temporelle n’est qu’apparente car, en matière environnementale, le très long terme s’engage aujourd’hui. La « tragédie des horizons » évoquée par Mark Carney, alors gouverneur de la Banque d’Angleterre, et reprise par Michel Aglietta , s’appuie d’ailleurs sur cette difficulté majeure : comment agir maintenant alors que les conséquences de l’action ne seront sensibles qu’à l’horizon de dizaines d’années (qui plus est, essentiellement en creux, c’est-à-dire en évaluant ce à quoi nous aurons échappé), dans un univers où les acteurs privés sous l’emprise du court-termisme financier n’ont qu’une faible capacité de projection et où les gouvernements démocratiques sous emprise néolibérale s’avèrent eux aussi incapables de planification à long terme ?
Cette tragédie temporelle est doublée d’une tragédie géopolitique, qui tient à l’incapacité d’appliquer par le haut, c’est-à-dire à partir d’engagements internationaux contraignants endossés au moins par les grandes puissances aptes à emporter l’adhésion du reste de la communauté internationale, une stratégie susceptible de s’engager sur un chemin de transition écologique.
1 Mark Carney, « Breaking the tragedy of the horizon. Climate change and financial stability », discours prononcé à Londres le 29 septembre 2015. Voir Michel Aglietta(dir.),Capitalisme: le temps des ruptures,Paris,Odile Jacob, 2019.
C’est pourquoi le niveau de base, celui des territoires de vie et d’activité économique de
proximité, est essentiel. L’action locale ne saurait pourtant se substituer à l’action globale : il ne faut pas en attendre la solution qui permettrait de se passer de l’action aux niveaux national et international. L’action locale est d’autant plus importante que ces niveaux supérieurs sont paralysés mais également que certaines problématiques sont d’emblée locales et ne peuvent être gérées ou pilotées par en haut sans perte de substance démocratique ni perte d’efficacité. C’est donc aussi une question de subsidiarité, par laquelle différents niveaux d’action sont articulés et où le niveau de base a toute sa place. En 1987, le rapport Brundtland déjà signalait ce point essentiel selon lequel les populations, à leur niveau, doivent pouvoir contribuer à la définition des solutions qui concernent leurs problèmes . Le principe de l’Agenda 21 défini lors du Sommet de Rio en 1992 allait dans ce sens, avec l’attribution aux collectivités locales de la responsabilité de définir des programmes desoutenabilité sur la base de formes de participation citoyenne. C’est ainsi que, alors que la crise sanitaire actuelle donne lieu à un foisonnement de propositions de sortie par des chemins detransition, bien peu d’entre elles portent sur des actions territorialisées, comme si les problèmes ne pouvaient trouver de solution qu’en grand ou par en haut.
C’est dans ce contexte que cette note vise à mettre en lumière certaines innovations monétaires territoriales comme un moyen de réactualiser le principe de l’Agenda 21 dans l’optique de la résilience aux crises de court terme et de contribution aux enjeux de long terme.
1.2. INNOVATIONS MONETAIRES APRES LA CRISE DE 2008-2009
Après la crise de 2008-2009, le système financier a été contesté du fait que ses acteurs, les banques et d’autres institutions financières, ont été responsables de la crise et qu’il n’a pas été possible de faire autrement que de les sauver pour éviter une crise systémique susceptible d’abattre l’ensemble du système et par conséquent de l’économie mondiale, mais également du fait que les régulations introduites ensuite pour éviter la répétition des mêmes erreurs ont été timides, réversibles et contestées par les banques elles-mêmes .
2 Gro Harlem Brundtland, Commission mondiale sur l’environnement et le développement, « Notre avenir à tous », SMED, 1987.
3 Voir Jézabel Couppey-Soubeyran, Blablabanque : le discours de l’inaction, Paris, Michalon, 2015 ; Laurence Scialom, La Fascination de l’ogre: ou comment desserrer l’étau de la finance, Paris, Fayard, 2019.
Les crises des dettes publiques qui ont suivi doivent être vues à la lumière d’un système financier dysfonctionnel et des effets induits de la crise financière et ses conséquences économiques sur les recettes et les dépenses publiques.
Deux ensembles d’innovations monétaires décentralisées se sont développés non seulement dans ce contexte mais également de manière explicite contre l’emprise du système financier sur l’économie et sur les gouvernements. Ces innovations expriment ce qu’on peut qualifier de critique pratique, c’est-à-dire une contestation qui ne se contente pas d’être rhétorique puisqu’elle est également concrétisée par la mise en œuvre de projets économiques à vocation d’utilité collective. Elles sont portées initialement par des individus dont les qualités ne sont ni d’être entrepreneurs ni d’être élus : c’est une frange militante et active de la société civile qui s’exprime et agit, en revendiquant une capacité d’action par la transformation des structures économiques . Enfin, elles sont a priori très différentes, mais les développements récents montrent des hybridations possibles.
L’une de ces innovations est technologique. Il s’agit de la chaîne de blocs (blockchain), qui consiste à inscrire des informations dans un registre distribué (distributed ledger) auprès d’un réseau d’utilisateurs, moyennant des techniques cryptographiques, le tout permettant de garantir la fiabilité d’une information sans tiers de confiance. Elle a été mise en œuvre pour la première fois avec le Bitcoin en 2009. Cette innovation a donné lieu quelques années plus tard à un vaste mouvement dedéveloppement des cryptomonnaies dont on ne parlera pas ici, de même qu’à un foisonnement d’innovations non monétaires basées sur la blockchain .
4 Pour une synthèse analytique sur les monnaies alternatives qui se sont développées depuis les années 1980 dans le monde, voir notamment Jérôme Blanc, Les Monnaies alternatives, Paris, La Découverte, coll. Repères, n ̊ 715, 2018 ; Marie Fare, Repenser la monnaie. Transformer les territoires, faire société, Paris, Éditions Charles-Léopold Mayer-Institut Veblen pour les réformes économiques, 2016 ; Marion Cauvet et Baptiste Perrissin Fabert, Les Monnaies locales : vers un développement responsable – la transition écologique et solidaire des territoires, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2018. En 2015 a été rédigé un rapport interministériel sur cette question : Christophe Fourel, Jean-Philippe Magnen, Nicolas Meunier, D’autres monnaies pour une nouvelle prospérité, Lourmont, Le Bord de l’eau, 2015.
5 Les ouvrages, articles et rapports sur le sujet se sont multipliés ces dernières années. Le livre dePrimavera de Filippi fait un point synthétique bienvenu sur la question : Blockchain et cryptomonnaies, Paris, Que sais-je ?, 2018.
Il suffira d’indiquer que la technologie elle-même est utilisée de manière croissante, mais encore marginale, pour développer des versions numériques de monnaies alternatives dont il va être question (comme le Léman), et que certains projets comme la monnaie Ğ1 en France (prononcer « june ») ou monedaPAR en Argentine sont directement fondés sur cette technologie, moyennant des adaptations permettant d’éviter le gaspillage énergétique.
6 invraisemblable du Bitcoin .
La seconde innovation monétaire est celle de monnaies alternatives dites complémentaires, sur lesquelles cette note veut mettre l’accent du fait qu’elles sont construites à la fois pour des territoires de vie et d’activité économique (contrairement à l’espace a-territorial visé par la plupart des cryptomonnaies, Bitcoin en tête), dans une visée compatible avec tout ou partie des impératifs de la transition écologique (contrairement là encore à la plupart des cryptomonnaies) et qu’elles sont susceptibles dans une certaine mesure de contribuer à la résilience des économies locales confrontées à un choc économique, monétaire et financier important. Il s’agit cette fois d’« innovations sociales », c’est-à-dire de nouvelles réponses à des besoins et des aspirations sociales développées au niveau des territoires concernés, sur la base de la participation de diverses parties prenantes . La crise de 2008-2009 ne leur a pas donné naissance car certaines expériences avaient déjà montré la voie, mais elle leur a donné un coup de fouet en popularisant l’idée selon laquelle le système monétaire et financier existant est dangereux et que, à défaut de pouvoir le changer, des initiatives monétaires par en bas sont de nature à produire certaines transformations souhaitables tout en contribuant à protéger les territoires depossibles catastrophes financières du fait que les monnaies en question font sortir une partie de la masse monétaire de l’emprise des acteurs et des marchés financiers. Parmi ces innovations sociales, la dynamique des monnaies locales a été particulièrement marquante en France depuis la crise de 2008-2009. Elles peuvent être combinées à d’autres dispositifs monétaires locaux. On présente donc ici ce que sont ces monnaies locales, quelle peut être leur contribution aux enjeux de transition et de résilience, comment elles peuvent être enrichies de projetsmonétaires connexes et à quelles conditions leurs promesses pourraient être tenues.
6 La Banque des règlements internationaux (BRI) a parlé de « désastre environnemental » à ce sujet. Il est dû à l’application de la méthode de la preuve de travail pour valider l’ajout de nouveaux blocs d’information sur la blockchain. Cette méthode conduit à mettre en concurrence un grand nombre d’opérateurs affectant leur puissance de calcul à la résolution d’un problème cryptographique dont la difficulté croît notamment avec le nombre des opérateurs.
7 Voir Jérôme Blanc et Marie Fare, « Les monnaies sociales en tant que dispositifs innovants : une évaluation », Innovations, 2012, vol. 38, no 2. Sur l’innovation sociale spécifiquement, voir Emmanuelle Besançon, Nicolas Chochoy et Thibault Guyon, L’Innovation sociale. Principes et fondements d’un concept, Paris, L’Harmattan, 2013. Pour une vue critique des usages multiples du concept d’innovation sociale, voir Maïté Juan, Jean-Louis Laville, Joan Subirats (dir.), Du social business à l’économie solidaire. Critique de l’innovation sociale, Toulouse, Érès, 2020.
2. L’EMERGENCE DES MONNAIES LOCALES
Les monnaies locales associatives ont émergé principalement au début des années 2000, en Allemagne (avec le dispositif relativement connu du Chiemgauer, en Bavière) puis au Royaume-Uni (avec notamment le cas du Totnes Pound lancé par le fondateur du mouvement des territoires en transition Rob Hopkins) pour ce qui concerne l’Europe et, pour ce qui concerne l’Amérique, principalement au Brésil (avec le cas du Palmas, dans une banlieue défavorisée de Fortaleza).
Le cas brésilien, bien que très différent du contexte européen, est très intéressant. La monnaie Palmas est l’un des projets lancés par l’association locale des habitants du quartier pour améliorer leurs conditions de vie. L’argent injecté en monnaie nationale sous forme de microcrédit fuyait le quartier pour être dépensé ailleurs. La monnaie locale a été introduite en 2002 pour endogénéiser la circulation monétaire et ainsi soutenir les activités de production, de commerce et d’autres services, fournies par les habitants. La part des dépenses des habitants réalisées dans le quartier est ainsi passée de 20 % à 95 % de 1997 à 2008. Ce succès ne peut être compris que du fait de l’inclusion de la monnaie locale dans un répertoire plus large d’action communautaire. Sur la base de cette première expérience, plus d’une centaine de « banques communautaires de développement » ont été créées en quelques années, avec l’appui du secrétariat national à l’Économie solidaire (SENAES) qui promouvait des politiques de lutte contre la pauvreté et d’encapacitation des communautés locales au moyen d’initiatives d’économie solidaire .
En France, une monnaie locale circule dans un réseau constitué d’acteurs de l’économie locale ayant fait acte d’adhésion : particuliers, entreprises, associations, collectivités. Pour les professionnels, l’adhésion est subordonnée à leur conformité aux valeurs et aspirations édictées par l’organisation émettrice et qui sont généralement formulées dans une charte. L’adhésion fait alors l’objet d’un examen par un comité ad hoc. L’objectif de la monnaie locale est donc de renforcer cette économie du fait que les consommateurs ne peuvent l’utiliser qu’auprès des acteurs membres du réseau, tandis que les professionnels, qui peuvent la reconvertir en euros, sont incités à la maintenir dans le réseau (souvent par des frais de reconversion).
8 Voir notamment Genauto Carvalho de França Filho, Ariádne Scalfoni Rigo, Jeová Torres Silva Junior, « L’enjeu de l’usage des monnaies sociales dans les banques communautaires de développement au Brésil : étude du cas de la Banque Palmas », Revue internationale de l’économie sociale : Recma, 2012, no 324, p. 70-86.
On le comprend, il s’agit de promouvoir un type spécifique d’activités économiques. À ce sujet, une différence majeure distingue les expériences européennes de celles brésiliennes : si, dans tous les cas, elles promeuvent une activité économique ordinaire ancrée sur le territoire, composée de petits producteurs, commerçants, fournisseurs de services, elles sont orientées non pas vers la lutte contre la pauvreté mais vers le soutien à des activités socialement et écologiquement vertueuses. En France, c’est sur la base d’une charte des valeurs, qui sert de document fondateur donnant son sens au projet, que les associations émettrices constituent le réseau des prestataires agréés par lequel la dépense des consommateurs et des professionnels sera orientée.
Un exemple de monnaie locale en France : la gonette
Les caractéristiques de la gonette, monnaie locale lyonnaise, valent à peu de chose près pour la plupart des autres monnaies locales en France.
Après dix-huit mois de préparation comprenant notamment la création de l’association porteuse, la rédaction d’une « charte des valeurs », la définition du nom de la monnaie et de l’esthétique des billets, la gonette a été mise en circulation en novembre 2015. Comme toutes les autres, sa valeur est fixée à parité avec l’euro, de sorte que payer en gonettes ou en euros ne nécessite pas de passer par un taux de change. L’émission des moyens de paiement a lieu lors de la conversion d’un montant équivalent en euros par un utilisateur adhérent. Les montants convertis sont déposés sur un fonds qui sert à garantir le remboursement en euros des recettes en monnaie locale reçues par les professionnels adhérents. À ce jour, aucun frais n’est chargé sur ces reconversions, à la différence, par exemple, de l’eusko (monnaie locale au Pays basque). Lorsqu’ils sont établis, ces frais doivent inciter les professionnels à maintenir la monnaie locale en circulation dans le réseau plutôt qu’à la reconvertir.
Conformément à la législation, les professionnels ne peuvent pas rendre la monnaie en euro sur un paiement en gonette. La plupart des paiements en espèces impliquent donc à la fois l’euro et la gonette, ce qui fait de celle-ci un outil complémentaire à l’euro et non un simple substitut. Cependant, si la gonette a été mise en circulation d’abord sur la forme de bons, une version numérique fonctionnant par smartphone a été lancée en novembre 2019. Fin 2019, la gonette comptait environ 300 adhérents professionnels et 1 400 adhérents particuliers, pour une masse monétaire de 130 000 équivalents euros en circulation.
Les premières monnaies locales françaises ont été mises en circulation en 2010, d’abord dans des territoires ruraux et de petites agglomérations (Villeneuve-sur-Lot, Pézenas, Ardèche…) avant d’arriver également dans des agglomérations plus importantes (Toulouse, Clermont-Ferrand, Lyon…). Depuis, leur dynamique a été sans autre équivalent dans le monde que celles brésiliennes : 82 monnaies locales étaient en circulation fin 2019 . Elles sont souvent qualifiées par leurs utilisateurs et leurs promoteurs de « monnaies locales complémentaires » (MLC), voire de « monnaies locales complémentaires et citoyennes » (MLCC) pour mettre l’accent sur leur construction citoyenne et participative. Leur mouvement est structuré par deux réseaux : le Mouvement SOL, issu d’une première dynamique d’expériences dans les années 2000, et le Réseau des monnaies locales complémentaires et citoyennes constitué dès les premières monnaies locales en 2010.
constituédèslespremièresmonnaieslocalesen2010 .
Elles sont rarement le résultat de l’impulsion de collectivités. En France, le modèle jusqu’ici
est toujours celui de l’émetteur associatif, y compris lorsque, comme en région Normandie,
à Toulouse, à Nantes ou à Boulogne-sur-Mer, les collectivités ont joué un rôle déterminant
12 dansleprojet .
La promotion d’une économie locale orientée vers des objectifs de transition écologique ne vaut pas fermeture : jusqu’à preuve du contraire, ces projets ne sont pas sécessionnistes, communautaristes, autonomistes ou protectionnistes, contrairement à ce qu’affirment
13
certains observateurs mal renseignés . En effet, l’euro reste nécessaire pour toutes les
transactions qui ne concernent pas le cercle somme toute restreint des prestataires agréés (un millier tout au plus, à ce jour, pour une monnaie locale). La plupart des paiements en monnaie locale nécessitent un appoint en euros lorsqu’ils sont réalisés au moyen de billets. Elles ne donnent aucun avantage matériel d’accès à des produits ou services locaux au détriment d’autres produits ou services : les prix des biens restent les mêmes, elles ne constituent pas des droits de douane masqués érigeant des barrières indues à l’égard du reste de l’économie nationale ou internationale. Ajoutons que personne, ni particulier ni professionnel, ne peut vivre uniquement avec ces monnaies locales, du fait qu’aucun territoire n’est en mesure de fonctionner de façon autarcique. Que l’eusko, monnaie locale développée dans le Pays basque français, soit de loin la monnaie locale la plus développée
9 Les monnaies de type Ithaca HOUR, développées aux États-Unis dans les années 1990, et de type Trueque, développées en Argentine principalement sur la période 1995-2003, sont d’un type différent, car elles ne sont pas convertibles.
10 Pour un état des lieux des monnaies locales françaises à fin 2019, voir les résultats de l’enquête nationale réalisée fin 2019 : Jérôme Blanc, Marie Fare et Oriane Lafuente-Sampietro, « Les monnaies locales en France : un bilan de l’enquêtenationale2019-20»[Rapport],Lyon,TriangleUMR5206,2020. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs- 02535862
12 Voir l’enquête nationale déjà citée : J. Blanc, M. Fare et O. Lafuente-Sampietro, 2020.
13 En particulier Alain Beitone et Nicolas Danglade, « Les monnaies locales entre repli communautaire et libéralisme économique », Les Possibles, été 2017, no 14.
Terra Nova І Politiques territoriales de résilience et de transition écologique : la piste des monnaies locales 10
en France et en Europe ne vaut pas preuve d’un communautarisme basque : sa dynamique est à imputer d’abord à l’ampleur et à la densité du tissu associatif, où l’on trouve notamment Alternatiba, qui a joué un rôle moteur dans les mouvements citoyens de lutte pour le climat.
En réalité, une monnaie locale fonctionne bien davantage comme un dispositif de signalement tel qu’un label destiné à modifier les pratiques des particuliers comme des entreprises pour densifier les échanges locaux. Il s’inscrit également dans une logique plus large de conscientisation de la population et il s’approfondit par une volonté d’appui financier aux projets économiques locaux vertueux. Il faut donc concevoir les monnaies locales comme des dispositifs complémentaires à la monnaie nationale dont la raison d’être est de contribuer à une transformation des économies ordinaires.
L’enquête nationale 2019-2020 permet de circonscrire les grands motifs de création des monnaies locales (figure 1). La plupart sont remarquablement alignés avec des enjeux de transition écologique au niveau des territoires de proximité. Parmi eux, les objectifs de résilience, relocalisation, circuits courts, production bio, participation citoyenne, etc. sont parmi les éléments les plus cités.
Figure 1 – Mobiles à l’origine de la création de la monnaie locale
       Protection du territoire, lutte contre le déclin et la désertification
Responsabilité sociale et éthique économique
Cohésion sociale sur le territoire, développement d’une communauté, convivialité, solidarité
Lutte contre l’économie dominante (capitalisme, finance)
Promotion du territoire, soutien aux commerçants et producteurs locaux, soutien à l’emploi, fidélisation de la…
 Promotion d’une économie autrement (économie sociale et solidaire, économies alternatives)
Développement durable, soutenabilité, transition écologique
Pédagogie citoyenne, contrôle citoyen sur la monnaie et la finance, démocratie locale
Résilience territoriale, relocalisation, développement des circuits courts, production biologique
0% 20%
40% 60% 80%
Source : J. Blanc, M. Fare et O. Lafuente-Sampietro, « Les monnaies locales en France : un bilan del’enquête nationale 2019-20 » [Rapport], Lyon, Triangle UMR 5206, 2020.
Terra Nova І Politiques territoriales de résilience et de transition écologique : la piste des monnaies locales 11
Que les monnaies locales actuelles parviennent à réaliser ce pour quoi elles sont établies est
une autre affaire. Il y a beaucoup d’écarts entre un grand nombre de dispositifs de petite taille
14
et quelques-uns plus significatifs . L’eusko, dont le territoire de circulation couvre la
Communauté d’agglomération du Pays basque, soit environ 300 000 habitants sur un peu moins de la moitié du département des Pyrénées-Atlantiques, dépasse très nettement les autres en ayant atteint une masse monétaire en circulation supérieure à 1,5 million d’euros, pour 3 800 adhérents particulier et 1 000 professionnels. La faible taille de la plupart des
15 autreslesmaintientdanslesmarges .
Sauf exception, les monnaies locales dans leur configuration actuelle peuvent donc difficilement contribuer à la transition écologique au-delà de leur travail de conscientisation de la population.
Le fait que la monnaie constitue à la fois une infrastructure apte à relier les multiples agents économiques d’un territoire et un véhicule de valeurs sociales donne cependant du crédit à l’hypothèse selon laquelle la transition écologique peut s’appuyer sur elle, dès lors qu’elle est configurée dans ce but. Dans le cas des monnaies locales, plusieurs conditions doivent être
16 remplies,quel’onvaexaminerici .
3. CONDITIONS POUR FAIRE DES MONNAIES LOCALES DES OUTILS D’UNE POLITIQUE LOCALE DERESILIENCE ET DE TRANSITION
À quelles conditions peut-on mettre les monnaies locales au service de politiques locales de résilience et de transition sans trahir les conditions historiques de leur émergence ? Il faut pour cela préserver leur spécificité fondatrice en garantissant la participation citoyenne dans
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ce qui devient un outil de politique publique . Sur cette base, la monnaie locale doit exister
sous version numérique (ce qui n’implique pas d’en supprimer les billets) ; les projets
14 Pour un bilan, voir l’étude citée : J. Blanc, M. Fare et O. Lafuente-Sampietro, 2020, op. cit.
15 En 2018, les valeurs médianes sont de 17 945 euros de masse monétaire, 231 adhérents particuliers et 76 adhérents professionnels.
16 Certains éléments ont été développés dans Jérôme Blanc et Baptiste Perrissin Fabert, « Financer la transition écologique des territoires par les monnaies locales », Notes de l’Institut Veblen, janvier 2016, https://www.veblen- institute.org/Financer-la-transition-ecologique-des-territoires-par-les-monnaies-locales-129.html
17 Sur la manière dont le cas de l’eusko conduit à revisiter l’action publique territoriale, voir Fabienne Pinos, « La monnaie locale eusko, une démarche stratégique dédiée à la création de valeur publique territoriale », Revue internationale de l’économie sociale – RECMA, février 2020, n° 355, p. 28-46.
Terra Nova І Politiques territoriales de résilience et de transition écologique : la piste des monnaies locales 12
monétaires locaux doivent pouvoir bénéficier de soutiens financiers pérennes leur laissant le temps dedevenir autonomes financièrement ; le circuit monétaire doit pouvoir être bouclé par l’implication des collectivités locales ; des financements de projets de transition doivent pouvoir s’appuyer sur la monnaie locale.
En examinant les conditions ci-dessous, on évoque également le cadre juridique existant et la nécessité de le faire évoluer : si, depuis 2014, il est relativement favorable aux monnaies locales, il maintient cependant des contraintes qui freinent leur développement.
3.1. ÉTABLIR UNE FORME DE GOUVERNEMENT MONETAIRE PARTICIPATIF POUR PRESERVER ET GARANTIR L’ENGAGEMENT CITOYEN TOUT EN FORMALISANT CELUI DES COLLECTIVITES
Comme on l’expliquera, les monnaies locales ne peuvent devenir des outils efficaces de transition qu’intégrées dans des politiques locales de transition. Le risque est alors grand de déposséder les citoyens et militants de ces projets monétaires, alors même que ces dispositifs sont d’abord, en France comme ailleurs, les produits d’engagements citoyens, qui ont supposé une forme remarquable desaisissement participatif des enjeux économiques, financiers, monétaires et écologiques. Autrement dit, une vertu centrale des projets de monnaies locales à ce jour provient non pas des effets directs del’usage de la monnaie sur l’économie locale mais de leur construction. À une époque d’affaiblissement de la démocratie représentative et de défiance croissante à l’égard des élus, des technocraties et des experts, ce saisissement citoyen est à saluer et à prendre au sérieux. On peut comprendre à cet égard les freins que beaucoup éprouvent à l’idée que des élus et des technocraties locales puissent mettre leur nez dans ce qui a été construit par eux, avec en tête le bien commun, sans préoccupation électorale et souvent à l’encontre de la pensée dominante.
Par conséquent, on ne peut envisager d’élaborer des politiques locales de transition appuyées sur l’outil monétaire qu’en préservant et en consolidant l’engagement citoyen, de sorte qu’émerge un commun monétaire : une ressource monétaire créée et gérée de manière
18 participativeetouverteselondesrèglesétabliesparlacommunauté .Lecommunmonétaire
18 Ces dernières années, les expériences de monnaies dites complémentaires, de même que les propositions de « monnaie pleine » de type Positive money ont donné lieu à des réflexions émergentes sur les communs monétaires. Voir Jean-Michel Servet et Sophie Swaton, « Penser la dimension decommun de la monnaie à partir de l’exemple des monnaies complémentaires locales », Revue Interventions économiques. Papers in Political Economy, décembre 2017, no59; Tristan Dissaux et Marie Fare,«Jalons pour une approche socioéconomique des communs monétaires », Économie et institutions, décembre 2017, no 26 ; Camille Meyer et Marek Hudon, « Money and the Commons: An Investigation of Complementary Currencies and Their Ethical Implications », Journal of Business Ethics,
Terra Nova І Politiques territoriales de résilience et de transition écologique : la piste des monnaies locales 13
s’oppose à la monnaie telle qu’elle est aujourd’hui créée et gérée : par des banques commerciales accordant des crédits sur la base de critères de rentabilité financière, dans un système où la banque centrale est construite pour être indépendante de toute influence politique et n’est quasiment pas tenue de rendre des comptes à la représentation démocratique.
En France, le statut juridique de la SCIC est le mieux à même de satisfaire cette exigence.
Les SCIC sont des « sociétés coopératives d’intérêt collectif », statut dérivé de celui des
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SCOP (sociétés coopératives et participatives) . Selon la loi de 2001, « elles ont pour objet
la production ou la fourniture de biens et de services d’intérêt collectif, qui présentent un caractère d’utilité sociale » (article 19 quinquies). La SCIC est un statut qui permet la représentation au capital de multiples parties prenantes, y compris les collectivités publiques. Dans le cadre des monnaies locales, on peut imaginer cinq parties prenantes représentées au capital dans des collèges distincts : les salariés (c’est une obligation légale), les usagers particuliers, les professionnels acceptant la monnaie, les collectivités et les partenaires financiers. L’entrée au capital conduit à engager durablement ces acteurs dans l’activité de la SCIC.
La loi sur l’économie sociale et solidaire (dite Loi Hamon) adoptée le 31 juillet 2014 a modifié le Code monétaire et financier en créant la catégorie nouvelle de « titres de monnaie locale complémentaire ». Elle établit que les émetteurs de ces titres doivent être des organisations relevant de cette loi, ce qui est le cas des SCIC.
Le statut de SCIC garantit l’intérêt collectif du projet. Il garantit aussi l’impossibilité de captation privative des bénéfices de l’activité. Cette impossibilité (et donc le fait que l’émetteur et gestionnaire de la monnaie locale n’est pas mû par un objectif lucratif) est en concordance avec la nature de la monnaie qui est d’être un bien collectif. Le statut de SCIC permet en définitive d’élaborer un commun monétaire.
Un gouvernement de la SCIC dans lequel les usagers ont un rôle important est donc un facteur essentiel de préservation et de consolidation de la dimension citoyenne des monnaies
mai 2018; et Éric Dacheux et Daniel Goujon,Défaire le capitalisme, refaire la démocratie: les enjeux du délibéralisme, Toulouse, Érès, 2020.
19 Le statut de SCIC est celui adopté par exemple par Enercoop, société de distribution d’électricité d’origine renouvelable.
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locales, qui permet également de garantir un engagement pérenne des collectivités et d’autres parties prenantes du territoire.
3.2. DEPLOYER DES VERSIONS NUMERIQUES PERMETTANT DE DEVELOPPER LES ECHANGES PROFESSIONNELS ET DE FACILITER LA CONVERSION D’EUROS PAR LES PARTICULIERS
La plupart des monnaies locales, en France comme ailleurs, sont d’abord mises en circulation sous forme papier. La définition des images et des mentions sur billet est un moment important deconstruction participative du projet, qui peut se réaliser par le biais d’un concours. Le billet permet également de matérialiser la monnaie locale et d’enclencher assez facilement des discussions autour du projet afin de mobiliser des usagers. A contrario, le numérique n’offre pas cette visibilité immédiate et sensible, bien que la symbolique puisse être présente sur les cartes ou sur les applications utilisées.
L’usage exclusif du papier n’est cependant pas adapté pour des transactions professionnelles. Or celles-ci sont une composante essentielle de projets monétaires territoriaux, car la réorientation des pratiques en vue de la transition écologique ne doit pas s’arrêter aux seuls consommateurs (si tel était le cas, les dispositifs s’apparenteraient à des titres de services de type tickets restaurant : le consommateur paie un fournisseur, qui se fait rembourser en euros les titres reçus sans les utiliser à son tour). Le développement d’une forme numérique aux côtés de la version papier des monnaies locales est donc un passage obligé pour des projets visant un impact significatif sur l’activité économique.
Un autre avantage est à attendre du numérique. Pour des particuliers, utiliser la forme papier suppose en effet au préalable de se déplacer dans un commerce qui sert de « comptoir de change » en convertissant des euros en monnaie locale pour le compte de l’association émettrice. Cette contrainte décourage des personnes dont le parcours quotidien de vie ne croiserait pas des comptoirs dechange. Le numérique permet de contourner le problème en autorisant l’alimentation du compte numérique par simple virement bancaire à distance. Il donne également la possibilité de l’abonnement mensuel qui alimente régulièrement le compte numérique en monnaie locale. Enfin, les règles qui s’appliquent aujourd’hui excluent la possibilité de rendre la monnaie en euros sur les paiements réalisés en monnaie locale ; le numérique évite également ce problème puisqu’il permet d’ajuster les montants réglés au centime près.
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Le déploiement du numérique est rendu possible dans un cadre relativement souple par la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique. L’article 94 de cette loi modifie l’article 521-3 du Code monétaire et financier pour ouvrir la possibilité que des « prestataires de services de paiement » développent de telles activités sans agrément ni exemption d’agrément, selon une double condition : selon la première, la monnaie doit circuler dans un réseau limité d’accepteurs ou pour un éventail limité de biens et de services ; selon la seconde, la valeur totale des opérations de paiement exécutées au cours des douze mois précédents ne doit pas dépasser 1 million d’euros. Dès lors que la circulation annuelle dépasse ce seuil, un agrément doit être obtenu, ou à défaut une exemption d’agrément en justifiant du réseau limité d’usagers et de biens et/ou de biens et services.
L’enquête nationale réalisée sur les monnaies locales fin 2019 révèle que, à courte
échéance, un tiers des monnaies locales françaises devraient disposer d’une forme
20 numérique, la plupart du temps mobilisée par application sur smartphone . Les plus
importantes l’ont déjà introduite (eusko, gonette, cairn, Léman…). L’enjeu de ce déploiement est cependant de parvenir à des solutions mutualisées permettant l’interopérabilité facilitant les transactions entre deux territoires de monnaies locales différents.
3.3. SOUTENIR FINANCIEREMENT LES PROJETS DE MONNAIES LOCALES
Les monnaies locales ne circulent pas d’elles-mêmes : leur circulation nécessite une animation permanente. Elle est nécessaire pour inciter les usagers membres à l’utiliser, pour trouver avec les prestataires professionnels les moyens permettant de ne pas reconvertir en euros leurs recettes en monnaie locale, pour renouveler l’adhésion des uns et des autres, pour recruter de nouveaux adhérents, etc. Le développement de la monnaie locale est ainsi très chronophage. Sans surprise, l’enquête nationale menée fin 2019 montre que les monnaies locales les plus actives sont aussi celles pour lesquelles les associations disposent d’un budget plus élevé, leur permettant d’employer un nombre plus important de salariés et de mobiliser davantage de bénévoles, de services civiques et destagiaires. Or ces budgets ne peuvent pas être couverts par l’activité de l’association elle-même : au stade de développement qui est le leur, aucune n’est en mesure d’être autonome financièrement, en dépit des adhésions reçues et du prélèvement éventuel de frais sur certaines opérations comme les reconversions en euros.
20 Voir J. Blanc, M. Fare et O. Lafuente-Sampietro, 2020, op. cit.
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Dans le cas de l’eusko, l’extension considérable du nombre d’adhérents en comparaison des autres monnaies locales en France permet cependant à l’association Euskal Moneta d’entrevoir l’autonomie financière. Son exemple permet de réfléchir au niveau de développement requis pour devenir autonome et dans quelle mesure des soutiens publics pérennes sont nécessaires. On peut plaider pour leur pérennité dès lors que la monnaie locale est intégrée comme un outil de politique publique. Ces soutiens sont, quoi qu’il en soit, utiles dans la durée, bien que leur forme doive changer pour s’adapter aux besoins de l’organisation émettrice.
C’est pourquoi le statut de SCIC est tout particulièrement important si la monnaie doit intégrer une politique locale de transition. La SCIC, en tant que société coopérative, dispose d’un capital social et donc de fonds propres, dont la constitution est un moment de mobilisation des partenaires dans la durée. La SCIC est également en mesure de bénéficier de financements publics, dont la pérennité doit être assurée le temps que l’organisation émettrice puisse devenir autonome financièrement.
3.4. BOUCLER LE CIRCUIT MONETAIRE PAR L’IMPLICATION DES COLLECTIVITES
L’autonomie financière peut être fortement facilitée si les collectivités deviennent directement utilisatrices de la monnaie locale, du fait qu’elles peuvent jouer un rôle moteur dans la circulation, par le volume possible de leurs recettes et de leurs dépenses en monnaie locale. Certaines propositions consistent par exemple à distribuer des aides sociales ou un revenu de type universel en monnaie locale, et l’on voit bien l’effet très important que cela peut avoir sur sa diffusion. Cet engagement dans la circulation doit également permettre d’éviter que la dynamique de la circulation ne dépende in fine que de l’effort que consentent les usagers pour convertir des euros en monnaie locale. Enfin, cette implication des collectivités dans la circulation monétaire est tout simplement une nécessité si la monnaie locale devient un outil de leur politique locale de transition.
À l’heure actuelle, le cadre juridique français ne permet pas un bouclage complet du circuit par les collectivités. Elles peuvent certes accepter des paiements en monnaie locale et faire en sorte que certains de leurs paiements puissent être reçus en monnaie locale par leurs destinataires, mais elles ne peuvent ni encaisser, ni a fortiori décaisser des moyens de paiement en monnaie locale.
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La loi sur l’économie sociale et solidaire (ESS) de juillet 2014 a pourtant introduit le titre de monnaie locale complémentaire dans le Code monétaire et financier, ainsi qu’on l’a vu. Toutes les conséquences juridiques n’en ont pas été tirées. En effet, le décret n° 2012-1246 du 7 novembre 2012 prévoit que les moyens de paiement acceptables sont ceux prévus par le Code monétaire et financier. Peu de temps après, l’arrêté du 24 décembre 2012 a dressé la liste limitative des moyens et instruments de paiement acceptables par les collectivités publiques. Cet arrêté n’a pas été revu à la suite de la modification du Code monétaire et financier par l’introduction des titres de monnaie locale complémentaires en 2014.
Cette absence de révision d’un arrêté ainsi que d’autres facteurs empêchent pour l’heure que les collectivités locales puissent disposer d’un compte en monnaie locale, qui pourrait alors être débité ou crédité en fonction de leurs recettes et dépenses opérées avec ces moyens de paiement. Les trésoriers payeurs ne sont pas non plus en capacité d’ouvrir et gérer un compte en monnaie locale pour les collectivités qui le souhaiteraient.
C’est ainsi que, en dépit de la loi ESS de juillet 2014, les monnaies locales ne sont pas pleinement utilisables par les collectivités. Des services municipaux en régie comme les transports en commun, les bibliothèques, les musées, les piscines ou les salles de spectacle peuvent recevoir des paiements non fiscaux en monnaie locale, pourvu qu’ils soient adhérents de l’association émettrice et qu’ils reconvertissent immédiatement toute recette obtenue en monnaie locale de sorte que le trésorier payeur n’encaisse que leur contrepartie en euros. Elles ne peuvent pas non plus recevoir de paiements fiscaux en monnaie locale,
21 carcelasupposeraitdefaireévoluerleCodegénéraldesimpôts .
Ne pouvant pas recevoir et encaisser des recettes en monnaie locale, elles ne peuvent pas
22
non plus réaliser de dépenses directement en monnaie locale . Un conflit entre la Ville de
Bayonne et l’État, en 2018, a porté sur ce point. Bayonne voulait pouvoir réaliser certaines dépenses en eusko (indemnités d’élus, subventions, achats publics). Après plusieurs étapes contradictoires devant les tribunaux, et avant que le Conseil d’État puisse se prononcer sur un recours intenté par la Ville, un accord amiable a été passé, à la suite duquel l’association peut être mandatée par l’un de ses membres pour recevoir un paiement de collectivité en
21 En Suisse, un appel a été lancé pour que le Léman puisse être accepté en paiement de taxes et impôts auprès du canton de Genève et de ses communes ; https://monnaie-leman.org/nerecommenconspascommeavant
22 Dans d’autres pays, la chose est praticable. En Espagne, la monnaie Grama de la commune deSanta Coloma de Gramenet, dans l’agglomération de Barcelone, est mise en circulation via le versement de subventions à des associations.
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euros pour le lui reverser en monnaie locale. Cela substitue à une règle de droit public une règle relevant du droit privé. Les conclusions de cet accord ont été utilisées ensuite par d’autres associations, à Nantes, Chambéry ou Grenoble, pour rendre possible la dépense en monnaie locale.
L’absence de bouclage intégral du circuit monétaire via les collectivités locales ne les empêche donc pas d’agir, mais elle est un frein important pour toute politique publique s’appuyant sur une monnaie locale. Il faudrait réviser la liste limitative des moyens de paiement acceptables par les collectivités, en la dressant conformément aux avancées législatives de 2014 et par conséquent en l’alignant simplement sur ce que dit la loi. Il faudrait également, et conséquence, que les collectivités puissent disposer d’un compte en monnaie locale leur permettant encaissements et décaissements directs en monnaie locale. Le circuit serait alors bouclé. Ajoutons que les EPCI (établissements publics decoopération intercommunale) ont, parmi leurs prérogatives, l’établissement d’une fiscalité propre. Un autre pas en avant pourrait consister à établir que la fiscalité locale peut être réglée en monnaie locale. Cela n’impliquerait aucune obligation de le faire de la part des contribuables concernés mais renforcerait le bouclage du circuit monétaire en fournissant aux contribuables utilisateurs de la monnaie locale un moyen important de l’employer.
3.5. CONNECTER LES MONNAIES LOCALES AU FINANCEMENT DE LA TRANSITION
Enfin, la transition écologique est impensable sans des investissements à même de réorienter l’activité économique vers des pratiques plus sobres en ressources, moins émettrices de gaz à effet de serre et plus respectueuses de la biodiversité. La nature même de ces investissements, le temps long de leur rendement, le fait que ce rendement ne saurait être réduit à la dimension purement financière et interne des projets mais qu’il doit aussi renvoyer à des bénéfices sociaux et environnementaux, font que les banques classiques renoncent à financer beaucoup de ces investissements – du moins lorsque les porteurs de projets vont jusqu’à les solliciter pour un crédit. Sur l’ensemble du territoire national, il n’y a guère qu’un opérateur marginal comme la Société financière de la NEF à avoir résolument orienté ses activités vers le financement d’investissements apportant une utilité sociale et environnementale reposant sur le temps long et une exigence autre que la seule rentabilité financière de l’investissement. Dans certaines régions, des capital-risqueurs travaillent dans ce sens (Herrikoa dans le Pays basque). Des dispositifs de finance solidaire tels que les
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CIGALES (clubs d’investisseurs pour une gestion active et locale de l’épargne solidaire) contribuent aussi à ce type de financement, mais de manière très limitée.
Beaucoup des monnaies locales sont déjà associées à des dispositifs de finance solidaire, écologique et territorialisée. Il existe principalement, à ce jour, trois modalités.
• Les fonds de garantie, qui sont la contrepartie en euros des unités émises en monnaie locale, sont souvent placés sur des comptes ou livrets de la Société financière de la NEF ou du Crédit coopératif, permettant de s’assurer de l’usage des montants concernés.
• Certaines associations émettrices ont développé un dispositif de don à des associations locales en fonction des choix de leurs usagers, en y affectant des frais prélevés sur les reconversions opérées par les prestataires.
• Les deux réseaux français de monnaies locales, le Mouvement SOL et le Réseau des monnaies locales complémentaires et citoyennes, ont signé une convention avec la Société financière de la NEF, par laquelle celle-ci s’engage à allouer sous forme de prêt à des projets identifiés par les associations au moins le double du montant déposé au titre du fonds de garantie.
Cependant, les monnaies locales pourraient jouer un tout autre rôle dans le financement de
la transition à partir du moment où elles seraient intégrées dans une politique locale de
23
transition .L’idéeestquelefinancementdesinvestissementsécologiqueslocaux(delapart
des ménages comme des associations ou des entreprises, depuis l’isolation de bâtiments jusqu’à l’achat de matériels à faible empreinte environnementale) comprenne une partie en euros et une partie en monnaie locale. Plusieurs options sont alors ouvertes quant à la part de financement en monnaie locale, en fonction de deux principaux critères : cette part en monnaie locale prend-elle la forme d’un crédit ou d’un don ? La monnaie locale injectée est- elle adossée à des avoirs équivalents en euros, ou est-elle émise en proportion d’une évaluation des bénéfices environnementaux de l’investissement ?
a) La solution la plus simple et sans coût pour les collectivités, mais également la moins ambitieuse, consiste à ce que la part en monnaie locale soit remboursable et soit émise en
23 Pour une proposition détaillée, voir la note déjà évoquée : J. Blanc et B. Perrissin Fabert, 2016, op. cit. https://www.veblen-institute.org/Financer-la-transition-ecologique-des-territoires-par-les-monnaies-locales-129.html Il en est fait écho dans Michel Aglietta (dir.), Capitalisme. Le temps des ruptures, Paris, Odile Jacob, 2019.
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contrepartie d’une réserve équivalente en euros. Cette solution ne requiert d’ailleurs pas nécessairement que les collectivités soient impliquées, il suffit que l’organisme prêteur soit intégré au dispositif de monnaie locale. La vertu de cette solution est alors limitée à l’alimentation des circuits économiques locaux via la mise en circulation de la monnaie locale lors de l’opération de crédit. Selon les types d’investissement, cette solution doit permettre de soutenir la production locale de matériels et de services écologiques.
b) Une solution plus intéressante mais plus complexe consiste à fournir un complément definancement en monnaie locale sous forme de don s’il est proportionné à une évaluation des bénéfices environnementaux (comme, par exemple, une baisse des émissions de gaz à effet de serre). Le don apparaît alors comme la rétribution des externalités environnementales positives attendues del’investissement. Cette solution peut compenser le peu de rentabilité directement financière decertains projets d’investissements, qui n’auraient donc pas forcément été lancés sans cela. Elle nécessite que l’évaluation des bénéfices environnementaux des investissements éligibles soit cadrée par un référentiel légitimé par la puissance publique. Elle peut être coûteuse s’il est décidé demaintenir la couverture en euros de la monnaie locale émise (puisque le don en monnaie locale suppose un versement équivalent en euros dans un fonds de garantie), et tout l’enjeu est alors deproportionner ce coût à l’ampleur de la politique locale de transition.
c) Une variante plus complexe de cette solution consiste à adosser l’émission de la monnaie locale non plus à une réserve en euros mais à des certificats représentant la « valeur sociale du carbone évité ». Celle-ci est la valeur monétaire, fixée selon une démarche politique de planification à long terme de la décarbonation de l’économie, des gaz à effet de serre non émis grâce aux investissements réalisés. L’émission de monnaie locale est alors une création monétaire (et non une simple conversion d’euros), et l’usage de la monnaie locale relève alors d’un nouveau type de politique monétaire. Cette proposition est une extension au niveau local de la proposition développée par Michel Aglietta, Étienne Espagne et Baptiste
24 PerrissinFabertpourunniveausoitglobal,soitrégional .
24 Michel Aglietta, Étienne Espagne, Baptiste Perrissin Fabert, « Une proposition pour financer l’investissement bas carbone en Europe », France Stratégie, Note d’analyse, février 2015, n° 24.
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4. COMBINAISON DES MONNAIES LOCALES AVEC D’AUTRES OUTILS MONETAIRES
Les monnaies locales font partie des initiatives monétaires territoriales les plus dynamiques depuis la crise financière de 2008-2009. Leur caractéristique est de viser principalement une économie marchande de proximité via la réorientation des pratiques de consommation des particuliers vers des professionnels compatibles avec les valeurs établies dans la charte de l’association (C2B, consumer to business). Mais leur développement passe également par les échanges interentreprises (B2B, business to business), dont on a vu qu’il requiert en particulier le développement des formes numériques des monnaies locales ainsi que des ressources financières suffisantes pour disposer d’une équipe salariée à même de travailler à étendre le réseau en fonction des besoins des adhérents.
Deux autres cas de monnaies alternatives peuvent être associés aux projets de monnaies locales, dans une logique de transition et de résilience: l’un consiste à stimuler la consommation responsable (C2B), l’autre consiste à soutenir les petites et moyennes entreprises (PME) par un crédit mutuel interentreprises (B2B).
4.1. STIMULER LA CONSOMMATION RESPONSABLE
Des monnaies complémentaires soutenant des gestes considérés comme vertueux des citoyens consommateurs ont commencé à émerger au début des années 2000. Ils visent à modifier certaines pratiques en récompensant les bons gestes par la distribution d’un pouvoir d’achat affecté à des usages compatibles avec l’objectif poursuivi. Le pouvoir d’achat distribué sous forme de bons ou depoints est utilisable auprès d’une certaine variété de partenaires agréés qui peuvent reconvertir en monnaie nationale les unités reçues. Ces expériences sont notamment liées à des politiques publiques, même si elles peuvent provenir d’organisations tierces comme des associations cherchant alors à établir un partenariat avec une ou des collectivités leur permettant de financer leur projet et d’accroître leur impact.
Le programme NU, expérimenté en 2002-2003, a connu un certain retentissement mais pas de suites immédiates. Il a été initié par la ville de Rotterdam dans le cadre de l’Agenda 21 local. Il fonctionnait selon les mêmes principes que les cartes de fidélité classiques mais devait favoriser les comportements et la consommation responsables. Les points étaient crédités sur une carte à puce pour récompenser les « consom’acteurs » lors de leurs achats relevant d’une consommation soutenable : consommation de produits locaux et/ou
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biologiques, commerce équitable, achat de produits et services écologiquement rationnels ou encore comportements responsables comme le recyclage.
D’autres expériences ont émergé depuis : en France, la monnaie SOL telle qu’elle a été pensée et partiellement mise en œuvre autour de 2007-200925 ; en Belgique, le Toreke ou le e-Portemonee ; en Afrique du Sud, le programme GEM… Dans l’ensemble, ces systèmes restent peu nombreux car relativement lourds en termes financiers : autour d’une dizaine dans le monde au milieu des années 2010 – en Europe pour l’essentiel. Certains, comme le projet français SOL, avaient l’ambition decombiner plusieurs objectifs, à partir d’un système de cartes à puce propriétaire dont l’aspect technique n’était pas complètement maîtrisé. À Bruxelles, le projet pilote Éco-Iris (2013-2015) combinait le principe de la monnaie locale et celui de la stimulation d’une consommation responsable (comme l’installation d’un récupérateur d’eau de pluie, la pratique du covoiturage, etc.) par la distribution d’un pouvoir d’achat affecté. Cela devait permettre notamment de toucher des publics à plus bas revenus et moins sensibles aux questions de transition écologique que le public plus militant et conscientisé qui porte les projets de monnaies locales, comme on l’a vu.
Ce type de dispositif est donc parfaitement intégrable aux monnaies locales, pourvu que des collectivités locales financent de tels programmes. Le coût direct pour les collectivités doit cependant être mis en rapport avec les coûts évités du fait du déploiement des écogestes (comme par exemple la baisse de la demande d’eau potable du fait de l’usage de récupérateurs d’eau de pluie). Par ailleurs, le fait que le pouvoir d’achat distribué soit limité au réseau des professionnels adhérents, exactement comme pour les monnaies locales, permet de limiter l’effet rebond. Celui-ci correspond en effet à l’usage non vertueux du gain procuré par l’amélioration de l’efficience d’un bien : par exemple, les économies d’énergie permises par une meilleure isolation peuvent être employées de manière contradictoire avec l’effet initial. Si le gain est obtenu en monnaie locale, son usage se voit contraint par le réseau des prestataires adhérents, dont l’adhésion a été rendue possible parce qu’ils respectent certains critères. L’usage non vertueux du pouvoir d’achat obtenu est donc moins probable.
25 Marie Fare, « Les apports de deux dispositifs de monnaies sociales, le SOL et l’Accorderie, au regard des enjeux du développement local soutenable », Revue internationale de l’économie sociale: Recma, 2012, no 324, p. 53-69.
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4.2. RENFORCER LE TISSU LOCAL DE PME PAR LE CREDIT MUTUEL INTERENTREPRISES
La circulation monétaire interentreprises est souvent un point faible des dispositifs de monnaie locale. Elle se développe surtout lorsque le réseau des adhérents professionnels s’étend et se diversifie, que des moyens de paiement numériques sont mis à disposition et que l’effectif salarié de l’association gestionnaire alloue du temps pour identifier avec les professionnels adhérents les fournisseurs qu’il serait utile d’inviter dans le réseau. Au-delà de ces efforts, certaines monnaies locales sont associées à des dispositifs spécifiques de
26 créditmutuelinterentreprises .
Les systèmes de crédit mutuel interentreprises, comme le Lemanex autour du lac Léman (Suisse et France) ou le Sardex en Sardaigne, sont des chambres de compensation destinées à soutenir l’activité de leurs PME adhérentes en leur fournissant un accès facilité
27 aucréditenunitédecompteinterneetàtauxzéro .ChaquePMEquidevientadhérentese
voit ouvrir un compte en monnaie interne dont le solde initial est nul. Chaque transaction est réglée pour une part en euros et pour une autre en monnaie interne, en fonction notamment de la capacité des entreprises à trouver une contrepartie dans le réseau. Le cumul des soldes de l’ensemble des entreprises adhérentes est toujours à zéro, ce qui implique que les soldes négatifs des unes sont normaux (puisqu’ils sont la contrepartie des soldes positifs des autres) et gratuits, mais qu’ils sont également plafonnés et surveillés pour éviter les déséquilibres durables au détriment de certaines.
Cela ne remplace pas une banque, mais cela facilite l’accès des PME à la trésorerie en une monnaie inconvertible utilisable uniquement auprès du réseau des adhérents. En période de taux d’intérêt très faibles, il y a peu d’avantages directement financiers à recourir à ces systèmes, et les entreprises y trouvent leur compte surtout dans la facilité d’usage et l’intégration dans un réseau de pairs qui sont des partenaires commerciaux potentiels. En période de tension sur les taux d’intérêt et a fortiori en période d’effondrement du crédit, comme en 2008-2009, ces systèmes servent de recours aux PME confrontées à la frilosité excessive des banques. C’est dans ce contexte que le Sardex a été créé en 2009, avec un
26 Certains préfèrent parler de « crédit mutualisé » pour éviter la confusion avec la banque du même nom. De fait, c’est un mode de fourniture mutuelle (ou réciproque) de crédit fondé sur une monnaie spécifique.
27 Voir notamment ce rapport : Sofred consultants – Groupement CeSAAr, DGCIS, « Potentiel et perspectives de développement des plates-formes d’échanges interentreprises [Rapport] », Paris, PIPAME (Pôle interministériel de prospective et d’anticipation des mutations économiques), 2013.
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succès certain (3 800 PME adhérentes et 90 millions d’équivalents euros de transactions en 2016) et un essaimage via l’établissement de dispositifs similaires dans une dizaine de régions italiennes.
Ces systèmes sont donc des outils importants de résilience de l’activité économique, tout autant que des outils de promotion des PME actives sur le territoire du fait qu’ils densifient les relations entre elles et engendrent un sentiment d’appartenance à une communauté d’acteurs du territoire. Sur un dispositif un peu différent, qui est celui de la Banque WIR en
28 Suisse,ilaétéétabliquelesPMEl’utilisaientcommeoutilcontracyclique .
Dans la perspective de développer des outils monétaires locaux pour la transition écologique, le crédit de trésorerie pourrait être renforcé par la fourniture possible de lignes de crédit spécifiques dédiées à l’investissement de transition.
29 Certainsdispositifs,commelaSoNantesouleLéman ,ontcherchéàassociercréditmutuel
interentreprises et monnaies locales. Dans les conditions actuelles, il est cependant impossible de les interconnecter car les principes d’émission sont incompatibles : crédit mutuel sans convertibilité ni réserve en euros pour les uns, convertibilité et adossement à une réserve équivalente en euros pour les autres. Une barrière doit être établie entre les deux pour que les soldes positifs obtenus par le crédit mutuel ne puissent donner lieu à une reconversion en euros selon les règles de la monnaie locale convertible. C’est pourquoi les expériences existantes consistent à associer ces deux monnaies, en utilisant pourquoi pas le même nom, sans toutefois les interconnecter.
5. POUR CONCLURE
Les monnaies locales ne visent pas à se substituer à l’euro mais à compléter sa circulation en orientant la dépense dans un réseau d’utilisateurs dont l’activité est conforme à une charte des valeurs. Elles ouvrent une voie intéressante pour ancrer la transition dans les territoires et contribuer à la résilience de ces territoires face à des chocs économique et financiers.
28 Voir les travaux de James Stodder : J. Stodder, « Complementary credit networks and macroeconomic stability: Switzerland’s Wirtschaftsring », Journal of Economic Behavior & Organization, octobre 2009, vol. 72, no 1 ; James Stodder et Bernard Lietaer, « The Macro-Stability of Swiss WIR-Bank Credits: Balance, Velocity, and Leverage », Comparative Economic Studies, 14 juillet 2016.
29 La SoNantes a abandonné le volet crédit mutuel interentreprises qui était à l’origine du projet au bout de quelques années. Voir https://sonantes.fr/. Au contraire, le Léman a introduit un crédit mutuel interentreprises (appelé Lemanex) au bout de quelques années aux côtés de la monnaie locale. Voir https://monnaie-leman.org/
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En France, ces possibilités requièrent cependant que soient remplies plusieurs conditions. Le statut juridique de la Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) semble le plus adapté pour une forme degouvernement monétaire participatif permettant à la fois de préserver et garantir l’engagement citoyen et de formaliser celui des collectivités autour de ce qui devient alors un « commun monétaire ». Sur cette base, la monnaie locale doit exister sous version numérique afin de développer les échanges professionnels et faciliter la conversion d’euros par les particuliers (ce qui n’implique pas de supprimer les billets). Les projets monétaires locaux doivent pouvoir bénéficier de soutiens financiers pérennes leur laissant le temps de devenir autonomes financièrement. Les collectivités locales doivent aussi pouvoir s’impliquer dans le circuit monétaire en recevant et dépensant en monnaie locale plus facilement qu’elles ne le peuvent aujourd’hui ; pour cela, quelques avancées réglementaires sont nécessaires, à commencer par l’adaptation d’un arrêté de 2012 aux conditions créées par la loi sur l’ESS de 2014. Enfin, le financement de projets de transition doit pouvoir s’appuyer sur la monnaie locale. Plusieurs possibilités ont été identifiées pour cela, allant jusqu’à l’organisation d’une création monétaire spécifique en monnaie locale adossée à des certificats représentant la valeur des émissions de carbone évitées grâce aux investissements de transition.
Enfin, l’outil des monnaies locales peut être rendu plus puissant dans des objectifs de résilience aux chocs et de contribution à la transition écologique s’il est couplé à deux autres dispositifs. D’un côté, la consommation responsable peut être stimulée par la distribution d’un pouvoir d’achat en monnaie locale utilisable dans le réseau des prestataires agréés. De l’autre, les PME du territoire peuvent être renforcées par des dispositifs de crédit mutuel interentreprises de type Sardex, qui permettent dedensifier les relations entre PME et de renforcer la résilience du territoire face aux chocs économiques et financiers.
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