Lettre à une jeune poète  

Libération

Chère Amanda Gorman,

Comme des millions de gens, je vous ai vue lors de l’investiture de Joe Biden. Vue et entendue. «Nous nous efforçons de construire l’union avec un objectif, composer un pays embrassant toutes les cultures, toutes les couleurs, tous les personnages de dimension humaine», disiez-vous. Libre, vous étiez la bouffée d’oxygène, la vie après l’air vicié. Parce que la poésie entre et fait son nid là où elle veut.

Chère Amanda Gorman,

Vous aviez des ailes et nous avons volé avec vous par-dessus les années Trump, par-delà la pandémie, la violence, les meurtres racistes, les ravages de quatre années de mensonges, d’hystérie, de perversion. Parce que la poésie, c’est la vérité nue, folle, inconvenante. C’est la brèche, la faille. C’est la tempête, les vagues. C’est la lumière, l’ombre, la force, la faiblesse. C’est les morts et les vivants. C’est au-delà, en dehors, au-dessus, en dessous. C’est ici et ailleurs. C’est aujourd’hui, hier et demain.

Chère Amanda Gorman,

Ce 20 janvier, vous étiez le mouvement, l’espoir, et, partout dans le monde, vos mots ont touché, votre voix a porté. Parce que, comme le disait la géniale Audre Lorde«la poésie n’est pas un luxe». De toutes couleurs, tous âges, toutes conditions, de tous sexes, de tous pays, partout vous avez ému, partout on a réclamé vos poèmes pour pouvoir prolonger le dialogue avec vous. Sur tous les continents, on a voulu vous lire, on a voulu vous traduire. Oui, mais qui pour vous traduire ?

C’est là que la poésie cède le pas. Très vite, aux Pays-Bas, des voix se sont élevées pour rendre illégitime l’autrice, blanche, Marieke Lucas Rijneveld, qui avait été choisie par la maison d’édition. Des voix ont dit : «Elle est blanche et non binaire», donc elle ne pourra pas traduire Amanda Gorman qui, elle, est noire, et apparemment binaire, du moins c’est ce que ces voix supposent. Puis, d’autres ont dit, Marieke Lucas Rijneveld traduira de manière «trop belle et trop propre» car elle est blanche et n’a donc pas vécu d’expériences similaires à celle de la poétesse américaine. Marieke Lucas Rijneveld a donc fini par renoncer, sous la pression. Elle ne traduira pas Amanda Gorman.

Chère miss Gorman,

Chère miss Gorman,

Vous étiez une jeune femme noire vingtenaire venue d’un milieu populaire, une jeune fille de Los Angeles désireuse de devenir un jour présidente, une poétesse, une étudiante en sociologie à Harvard. Vous étiez tout ça et bien plus encore. Mais, en l’espace de quelques phrases définitives, de quelques tweets, vous avez perdu vos ailes. Vous êtes devenue une Noire. On vous a fixée comme un papillon sur une planche d’entomologiste, on vous a cloué au sol. Noire et uniquement Noire. Vos poèmes, si beaux, si singuliers, sont devenus des mots de Noire, qui font des phrases de Noire, avec des adjectifs, des pronoms, des adverbes de Noire, dits dans un souffle de Noire, avec des intonations de Noire. Peut-être que ces voix, qui combattent le choix de Marieke Lucas Rijneveld pour traduire vos œuvres, pensent pointer du doigt le racisme qui règne dans la société. Peut-être. Mais, comme disait Audre Lorde : «Les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître.» Avec les outils du racisme, on refait le racisme à l’identique, sans aller au fond de l’affaire, sans remettre en cause l’édifice. Avec les outils du maître, on ne déplace rien, on reproduit, à l’infini, l’idée que chacun n’est défini que par sa couleur, son sexe ou sa religion… De nouveau, on assigne, on enferme, on remet chacun à sa place, on resserre les chaînes. Eriger en principe le fait qu’une blanche ne puisse pas traduire une noire, c’est, en retour, dire aux noirs qu’ils ne peuvent traduire que des noirs et, maintenir, ainsi, ce système répugnant, injuste et dégradant qui a détruit les êtres tout au long des siècles. C’est interdire aux noirs la possibilité d’être soi et un autre, leur interdire l’universel. Avec les outils du racisme, non seulement, on réduit Marieke Lucas Rijneveld à sa couleur de peau, lui déniant toute singularité. Mais, on redit à Amanda Gorman ce que tous les esclavagistes, tous les nazis, tous les fascistes ont toujours dit : tu croyais que tu étais un être humain mais non, tu es une chose. Tu croyais que tu étais une femme libre mais non, tu es une couleur.

Cette chronique paraît en alternance avec celles de Jakuta Alikavazovic, Thomas Clerc et Sylvain Prudhomme.

Georges Audigier

Incroyable. Une poésie simple, basée sur l’émotion et le désir du partage. Rien de neuf. Césaire  qui a poussé le grand cri nègre et Senghor qui a chanté l’émotion nègre , Dubois avant elle, ont ēté traduits dans toutes les langues. Sans compter Glissant traduit en japonais récemment par un ami japonais ( un livre difficile avec plus de 400 pages : Faulkner, Mississipi). Notre jeune poėtess amėricaine noire pourrait même se demander si Glissant était “adéquat” pour entrer dans la pensée de Faulkner….Et Toni Morrison si difficile à lire, avec une écriture complexe que l’on dit faulknérienne, traduite dans toutes les langues. Moi même j’ai traduit un roman tanzanien et je n’ai pas hésité à rencontrer l’auteure 2 fois pour des éléments non relatifs à la langue anglaise, mais à des éléments de culture. L’autre non publié est une traduction d’un roman allemand. J’ai fait appel à des amis allemands ou à des germanistes martiniquais qualifiés. Moi-même, j’ai eu la surprise de voir mon long article ,très poétique et chargé de symboles ,sur les talents de la cantatrice internationale Yumi NARA, , traduit en japonais.

Cette jeune poétesse américaine noire , comme dit un quotidien anglais, en refusant des traducteurs pour de sombres et tristes motifs, voire arguments, “commet un péché contre la littérature”. 
Fernand FORTUNÉ 

 

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