Par Suzanne Dracius.

Si l’on ne peut traduire la jeune poète noire sous prétexte que l’on est blanc et non binaire, l’étape suivante risque d’être que les gens ne puissent pas la lire non plus, écrivent, par la voix de Suzanne Dracius, les membres du Parlement des écrivaines francophones dans une tribune au « Monde ». L’assignation raciale, donc raciste, rate l’essence même de la traduction.

Tribune. Les trémulations autour de la traduction du poème d’Amanda Gorman The Hill We Climb (« La colline que nous gravissons ») ne doivent ni nous ébranler ni nous faire dévaler la colline qui nous hisse au-dessus des préjugés, ni nous faire régresser, réduisant à néant les progrès réalisés en matière d’antiracisme.

Au Parlement des écrivaines francophones, nous tenons à ce que soit respecté notre droit à être traduites par une personne compétente, choisie en fonction de ses qualités et non de sa qualité.

Le visage de la beauté

Un excès de zèle ne doit pas nous précipiter du haut du morne escarpé escaladé à grand-peine, l’altière colline surplombant les ravines racistes.

En créole, « colline » se dit mòn, « morne », quelle que soit la couleur de la personne qui parle, noire ou blanche, descendante de békés ou d’esclavés – mot que m’autorise Ronsard. Mais il ne viendrait à l’idée de personne de traduire le « hill » de Gorman par « morne », même si cette personne est noire et créolophone.

La traduction doit rendre compte avec autant d’exactitude que possible de réalités particulières. Son habileté réside dans sa capacité à restituer un texte selon sa sensibilité et son esthétique propre.

S’agissant de poésie – du grec ποιεῖν (poiein, « créer ») –, la tâche est de s’ingénier à rendre au mieux la puissance créatrice du poème, la musicalité de ses effets sonores, rimes intérieures, assonances, allitérations, à recréer son atmosphère, ses images, symboles, anaphores et chiasmes, qui sont légion chez Gorman.

Les figures de style n’ont pas de couleur. Ou plutôt elles les ont toutes. Elles ont le visage de la beauté. Ses multiples teintes et nuances.

Arc-en-ciel

L’intersectionnalité, mot terrible utile pour désigner une réalité encore plus atroce, est subie de plein fouet sous toutes sortes d’avatars par Marieke Lucas Rijneveld, qui, sous la pression, a renoncé à la traduction néerlandaise dudit poème, puis par Victor Obiols, le traducteur catalan, qualifié d’« inadéquat », finalement disqualifié par sa maison d’édition : « Ils cherchaient un profil différent. »Lire aussi: Aux Pays-Bas, le choix d’une autrice blanche pour traduire la poète noire Amanda Gorman suscite la controverse

On a refusé de laisser traduire la « jeune fille noire », par une personne « blanche, non binaire », comme en atteste son double prénom, féminin puis masculin. Il est à craindre qu’il y ait aussi une forme d’homophobie sous-jacente, l’immonde hydre aux mille têtes du racisme…

Prétendre que n’importe quelle « femme, jeune, militante et de préférence noire » serait plus apte à traduire cette Afro-Américaine, c’est lui faire injure, comme s’il suffisait, pour écrire comme elle, de faire partie des « héritiers d’un pays et d’une époque où une fille noire, maigre, descendante d’esclaves et élevée par une mère célibataire peut rêver de devenir présidente, simplement en se trouvant à réciter pour un président ».

Nos traductrices et traducteurs sont de toutes couleurs, tous genres, toutes préférences sexuelles, en un mot, arc-en-ciel ! Nous tenons à ce qu’il en soit toujours ainsi.

Un éloge comme une insulte

S’est-on offusqué de ce que le traducteur de Césaire fût blanc ? De quelle couleur est la négritude ? Question absurde, voire surréaliste à l’instar de Breton, émerveillé mais étonné en découvrant ce « grand poète noir ». Pourquoi « noir » ? A-t-on jamais entendu dire « un grand poète blanc » ? On n’est pas loin du singe savant, quand Breton ajoute : « Et c’est un Noir qui manie la langue française comme il n’est pas aujourd’hui un Blanc pour la manier. » Cet éloge peut sonner comme une insulte.Lire aussi: « Ils cherchaient un profil différent » : le traducteur en catalan de la poétesse Amanda Gorman remercié

Quid, à l’inverse, de St-John Perse – Alexis Léger –, prix Nobel, issu d’une très ancienne famille de colons blancs de Martinique qui fonda une branche en Guadeloupe par mariage de Joséphine de Leyritz et Anatole Léger ? Quelqu’un a-t-il jamais exigé que le traducteur de ce poète béké fît partie de l’ethno-caste blanche maîtrisant la langue créole ?

Un auteur n’est pas une couleur.

En revanche, il est indispensable, pour le traducteur, d’être au fait des particularismes, des régionalismes, des différents niveaux de langue, afin de faire preuve de la plus grande fidélité possible.

La traduction, métisse, mixte par définition, est queer [« transgenre »] de facto.

L’assignation raciale, donc raciste, rate l’essence même de la traduction. Identitaire, elle est toujours absurde, mais là, l’absurdité éclate au grand jour, monstrueuse, criminelle, connexion délirante entre Kultur et ADN.

Préjugés exacerbés

Une classification péremptoire, au lieu de « forger une union », nous éloigne les uns des autres et exacerbe préjugés de couleur ou discriminations sexistes, alors que l’écriture est universelle, rassembleuse, unificatrice sans uniformiser, suprême exaltation de la liberté d’expression.Lire aussi: André Markowicz, traducteur, sur l’« affaire Amanda Gorman » : « Personne n’a le droit de me dire ce que j’ai le droit de traduire ou pas »

Ainsi ne pouvons-nous que nous dresser contre des dérives annihilant l’amplitude humaniste de l’art de la traduction, au mépris de l’aptitude de translation capable de construire un pont entre deux rives, deux langues, divers univers.

Le mot « pont » figure au mitan de la métaphore des « ponts » : « Si nous voulons être à la hauteur de notre temps, alors la victoire ne passera pas par la lame du couteau, mais par tous les ponts que nous aurons bâtis. »

Ce que vise l’exercice de traduction n’est-il pas défini en filigrane ?

« Nous aspirons à forger une union qui ait un but,

A composer un pays engagé en toutes ses cultures, couleurs, personnalités et conditions humaines. »

Universalité et diversité

Il est tentant de paraphraser Amanda Gorman en remplaçant « pays » par « monde », traversé grâce aux ponts qu’offre la traduction.

Les mots sont là, dans leur miroitement au cœur même du poème, anticipant la polémique.

Si l’on ne peut traduire cette poète noire sous prétexte que l’on est blanc et non binaire, l’étape suivante risque d’être que les gens ne puissent pas la lire non plus, car ils ne pourraient pas la comprendre.

Martiniquaise calazaza, j’ai en moi quatre continents et demi, à l’instar du Parlement des écrivaines francophones qui réunit des autrices de toutes couleurs, tous pays. Nous défendons l’universalité de la littérature et sa diversité.

Tribune rédigée par Suzanne Dracius (écrivaine) pour le Parlement des écrivaines francophones.Par Suzanne DraciusPublié le 11 avril 2021 dans Le Monde.

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