Ne pouvait-on pas faire autrement ?

Par Aimé Charles-Nicolas

acn972@gmail.com

Tout le monde aime la musique. La musique dans de nombreuses civilisations est perçue comme un « trésor de grande valeur avec des pouvoirs fondamentaux et presque mystiques de communication humaine » (Adrian North).

Dans certaines facultés de médecine en Europe et aux Etats-Unis, la musique est enseignée au cours des études afin d’augmenter les facultés d’empathie des futurs médecins. Pinel le père de la psychiatrie rappelle le rôle thérapeutique des temples de Saturne dans l’Antiquité « où les déprimés se rendaient en foule » pour écouter « les chants les plus agréables, les sons les plus harmonieux » efficaces« particulièrement pendant la convalescence ». Il existe, aujourd’hui, un foisonnement de connaissances neuroscientifiques sur la musique : elle active la production de dopamine, elle stimule la plasticité cérébrale notamment dans les cas de traumatismes crâniens, de maladie de Parkinson ou encore d’aphasie, elle semble même « réparer des ans l’irréparable outrage. » 

Mais l’important c’est que tout le monde sait que la musique est un langage universel et qu’elle a le pouvoir de nous mettre tous en communion, de nous relier les uns aux autres. C’est pourquoi nous n’avons pas compris cette cascade d’excommunications de musiciens russes qui a suivi l’invasion de l’Ukraine par l’armée de Vladimir Poutine. Au-delà des sanctions économiques, une vague sans précédent de sanctions ad hominem a touché les personnes dans le champ de la musique. La musique, notre espace de respiration. En deux semaines seulement après le déclenchement de la guerre, les déprogrammations ont fait disparaitre les artistes et compagnies russes des scènes américaines et européennes. Anna Netrebko, Valery Gergiev, Tugan Sokhiev ont été mis à l’écart. Le 7 mars les journaux reprenaient une dépêche de l’AFP, « Guerre en Ukraine : Le chef russe Pavel Sorokin écarté du Royal Opera House de Londres ». Le 14 mars 2022 le Figaro titrait : « Guerre en Ukraine : l’Orchestre philharmonique de Cardiff déprogramme Tchaïkovski » ! Et Connaissance des Arts titrait : « La National Gallery de Londres a changé le titre d’une œuvre de Degas en soutien à l’Ukraine » ! Les appels au boycott de musiciens russes, d’artistes, de cinéastes russes se sont multipliés. Tous ceux qui ont une notoriété ont été sommés de condamner Vladimir Poutine. Ceux qui n’avaient fait que condamner la guerre sans condamner explicitement Vladimir Poutine ont été également licenciés. Tous ceux qui produisent en Russie des œuvres d’art, des films, qui écrivent des pièces de théâtre, des poèmes et des romans ont été « débusqués ».

Ces medias qui soufflent sur la braise, qui nous enjoignent de détester, qui encouragent cet élan de haine ont-ils une mémoire courte ou sélective ?

Mais pouvions-nous faire autrement ?

Fallait-il vouer à la vindicte publique ces artistes dont le talent et le travail ont tant besoin de la reconnaissance publique ? Était-il nécessaire de faire glisser les sanctions économiques jusqu’aux personnes ? Cette condamnation les marque au fer rouge de l’indignité. Demain, après la guerre, le public sera-t-il manipulé dans le sens inverse ?  Ne pouvait-on pas faire autrement ?  

Pendant que nous écrivons, la guerre se poursuit, les atrocités s’ajoutent à l’horreur et renforcent la vision manichéenne. Les psychiatres étant enclins à prendre du recul, prenons le parti de la réflexion. Nous ne sommes pas seuls : observons que si le discours médiatique manichéen a dominé sans partage au début de l’invasion, dans un second temps il s’est imprégné de réflexion. Au début de l’invasion Vladimir Poutine est traité de fou ; dans un deuxième temps on tente de comprendre (pour trouver des solutions) ; l’histoire des deux pays est évoquée dans sa complexité, ainsi que les manœuvres de l’OTAN, la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’UE et à l’OTAN. Aux images d’épouvante et de terreur, ont succédé de temps à autre des interviews de sachants ; aux articles d’opinion suscitant l’émotion ont succédé des articles historiques et géopolitiques.

Mais, hélas !  ce qui reste aujourd’hui et qui restera longtemps, c’est l’essentialisation de l’autre ; il s’agit désormais de distinguer la russité de l’ukrainité (je souhaite bon courage aux relecteurs de Gogol ou de Boulgakov qui doivent distinguer ce qui est russe de ce qui est ukrainien). Il s’est installé dans les esprits une ethnicisation des individus et des peuples. On a radicalisé la différence. Et on l’a hiérarchisée.

Comment appelez-vous ça ?

Oui, nous aurions pu faire autrement. Nous aurions pu, au contraire, nous départir de ce prêt-à-penser qui associe manichéisme, bouc-émissarisation et chasse aux sorcières.  Nous aurions pu éviter ce nettoyage ethnique dans la musique. Il fallait, au contraire, soutenir les artistes russes. Ils sont l’ouverture d’esprit, ils sont l’anti-totalitarisme, ils sont la paix. Et la musique faisait lien, depuis des siècles, en Europe.

Tugan Sokhiev (« Ce chef d’origine ossète, ethnie du Caucase russe, considéré comme un des plus grands de la jeune génération ») le dit très bien : : « Au lieu de nous utiliser, nous et notre musique, pour unir les nations et les peuples, nous sommes divisés et ostracisés ».

Partager.

Comments are closed.

Exit mobile version