Repéré sur Le Monde  (Rubrique « Feel Good »  –


La relative neutralité de l’encyclopédie en ligne écrite par les internautes doit beaucoup au tout petit noyau de ses contributeurs les plus actifs, dominés par des hommes attirés par le savoir.

A cette époque, le dictionnaire était encore roi, et Internet encore en voie de démocratisation. Le 15 janvier 2001, une curieuse encyclopédie apparaît en ligne. Créée aux Etats-Unis par l’homme d’affaires Jimmy Wales et un jeune diplômé en philosophie, Larry Sanger, elle est accessible gratuitement et écrite par des bénévoles. On y trouve à ses débuts des articles sur l’histoire de la Bible, le naturalisme éthique, ou les Backstreet Boys.

Wikipédia est accueillie fraîchement. « Beaucoup de gens pensaient qu’il était déraisonnable de confier son écriture à n’importe qui », se souvient Dominique Cardon, directeur du médialab de Sciences Po. Le cofondateur de Wikipédia partage cet avis lorsqu’il quitte le navire, au début de 2003 : Larry Sanger se dit fatigué par les « trolls » et les « anarchistes » qui y sévissent. Il part fonder Citizendium, une encyclopédie contributive pilotée par des experts.

Wikipédia est devenu le quatrième site le plus visité en France

Vingt ans plus tard, Citizendium est moribonde, mais Wikipédia est devenu le quatrième site le plus visité en France, non loin derrière Google, Facebook et YouTube. Grâce aux smartphones, l’encyclopédie est accessible partout, à tout moment : l’utopie californienne, qui autorise n’importe qui à contribuer au savoir, et fonctionne sans actionnaires, est toujours debout.

Son corpus d’articles est devenu presque cent fois plus fourni que celui de l’Encyclopediae Universalis. Pour Dominique Cardon, Wikipédia a « élargi le domaine du savoir, touchant des thèmes auparavant négligés, comme les personnages de Pokémon. Les regards ont énormément changé. Il y a toujours des poches de résistance, mais Wikipédia est désormais accepté jusque dans l’éducation nationale, où il est devenu un outil pédagogique ».

Un précieux « lieu commun »

Wikipédia fait figure de roc face aux maux qui minent les réseaux sociaux, critiqués depuis des années pour leur propension à rassembler les internautes uniquement par affinités idéologiques (l’effet « bulles de filtre »), favorisant des échanges où mûrissent les thèses complotistes ou pseudoscientifiques. A une époque où les espaces communs se raréfient, Wikipédia est tout l’inverse d’un mur Facebook : les internautes y lisent tous le même article. La terre y est ronde pour tout le monde, y compris les « planistes » américains.

A travers ses articles, le site contribue désormais à l’édification d’un minimum commun sur lequel on peut réussir à s’entendre

Pour Lionel Barbe, chercheur spécialisé dans le Web collaboratif, « Wikipédia est un lieu de référence pour interpréter les versions alternatives de la réalité qui sont soutenues dans des recoins du Web ». A travers ses articles, le site contribue désormais à l’édification d’un minimum commun sur lequel on peut réussir à s’entendre. « C’est un point d’entrée dans la connaissance, juge Dominique Cardon, même si on y trouve rarement des connaissances aux frontières du savoir actuel, des travaux de rupture, spéculatifs ou innovants. En période d’incertitude sur la factualité, c’est une précieuse source de référence. Un socle dont nous avons besoin pour faire communauté. »

Le secret de fabrication de Wikipédia se résume en un mantra : la « neutralité ». Selon son fondateur Jimmy Wales, que Le Monde a pu interroger lundi 11 janvier, lors d’une conférence de presse, « chaque être humain a ses biais, [mais ici] nous luttons pour être aussi neutres que possibles. L’esprit de Wikipédia est collégial et réfléchi ».

Des principes qui n’ont pas changé depuis 2001 : bien souvent, le consensus pour établir la version d’un article n’est atteint qu’au prix de longs échanges entre ses contributeurs, qui peuvent se compter en centaines sur un unique article. Ceux-ci doivent suivre un ensemble de règles dont la plus cardinale est le « culte de la source » : toute information doit avoir une origine fiable et documentée, et Wikipédia définit en détail ce que cela veut dire.

Lire aussi « Depuis quinze ans, les “wikipédiens” travaillent à discerner le vrai du faux »

Défense de la neutralité

Lionel Barbe note que « Wikipédia n’est plus dans une phase de grande expansion : le nombre d’articles majeurs restant à écrire a beaucoup diminué. L’encyclopédie est désormais en phase de cristallisation : elle met autant d’énergie à se protéger qu’à se construire ».

Sur Wikipédia, tout le monde peut supprimer le texte de n’importe qui, et le remplacer par n’importe quoi. En vingt ans, l’encyclopédie a dû apprendre à déjouer les interventions des trolls et des contributeurs les moins neutres, comme l’explique Anne Clin, une contributrice canadienne de Wikipédia, qui durant la récente élection états-unienne a participé au contrôle des publications.

« C’est notre cinquième élection, on commence à savoir comment ça marche. Nous avons mis des verrous de protection sur certains articles, nous avons fait tourner des automates pilotés par intelligence artificielle pour effacer certaines modifications malintentionnées. Nous avons regardé attentivement les réseaux sociaux pour avoir une idée des thématiques qu’il nous faudrait surveiller plus attentivement », explique-t-elle au Monde.

« On a vu des contributeurs biaisés gagner la mainmise sur certains thèmes », explique Lionel Barbe

Sur des thématiques moins polarisées, le danger peut aussi venir de l’intérieur. Selon Lionel Barbe, « on a vu des contributeurs biaisés gagner la mainmise sur certains thèmes. Heureusement, à un moment ou un autre, ces bulles de désinformation finissent toujours par éclater. Sur Wikipédia, on ne peut pas cacher pendant très longtemps des sujets caviardés ».

Le plus grand danger, en termes de modération, vient des périphéries : les articles les moins lus y sont moins surveillés par la communauté.« Des études montrent que ces papiers ont tendance à être moins fiables, note Dominique Cardon. S’ils sont écrits par une seule personne, les risques d’erreurs et d’orientations sont plus importants. »

Ces contenus paraissent nombreux. Selon Wikipédia, seuls 0,08 % des articles de l’encyclopédie française ont reçu le badge « article de qualité », gage que toutes les règles de la communauté sont respectées. Mais Lionel Barbe reste convaincu que les biais sont rares. « Quasiment tous les nouveaux articles sont revus par au moins un “wikipédien”. Et tout nouvel arrivant est surveillé par la communauté, surtout s’il ne crée pas de compte utilisateur ni de fiche de présentation. Je note tout de même un danger qui monte : certaines mouvances extrêmes ont appris les comportements qui permettent d’influer sur Wikipédia. C’est devenu un enjeu pour eux. »

Aux antipodes des réseaux sociaux

La communauté de Wikipédia, passée experte dans la modération, a-t-elle des enseignements à transmettre aux réseaux sociaux, qui peinent à définir leurs règles et à les appliquer ? Les experts interrogés n’en sont pas convaincus : les similarités entre l’encyclopédie et Facebook sont ténues, même s’il s’agit de deux services alimentés par les contenus de leurs usagers.

« Je dois faire des compromis et négocier. Tout l’inverse de Facebook », précise Nicolas Jullien

Selon Nicolas Jullien, professeur à l’Ecole des mines de Nantes, « Facebook permet d’écrire autant de fois qu’on le souhaite sur un sujet donné. Sur Wikipédia, il n’y a qu’un seul article sur la seconde guerre mondiale. Si je veux y contribuer, je dois accepter que d’autres gens le fassent aussi, qu’ils évaluent mes contributions. Je dois faire des compromis et négocier. Tout l’inverse de Facebook. L’un est sélectif, l’autre pas du tout ».

Lionel Barbe abonde : « Rien n’est effacé sur Wikipédia, y compris les débats entre contributeurs. Les réseaux sociaux sont au contraire éphémères par nature, ils laissent fort peu de traces. » Le chercheur constate aussi que la « nétiquette » de Wikipédia, son code d’usage, « invite à se focaliser sur les contenus et non sur les individus. Tout l’inverse des réseaux sociaux qui invitent à une surreprésentation de soi ». Mais surtout, Wikipédia est beaucoup moins démocratique que Twitter ou Facebook. Le réseau social a beau avoir énormément de lecteurs — plus de 32 millions de visiteurs uniques par mois en France —, il est animé par seulement 20 000 contributeurs actifs, qui modifient au moins un post par mois.

Mâles blancs éduqués

Ce petit groupe est traversé par un esprit de corps qui transparaît dans les confidences du fondateur de Wikipédia : « Quand vous explorez Internet, vous y verrez des gens affreux. Je suis impressionné par le fait que nous ayons un groupe de personnes aussi formidable », se réjouit Jimmy Wales.

« Des “wikipédiens” sont connus pour avoir des opinions radicales », rappelle Lionel Barbe

Lionel Barbe esquisse le portrait-robot des wikipédiens : « Les recherches tendent à indiquer que les profils blancs et intellectuels de centre gauche sont dominants. Mais les wikipédiens ne sont pas un groupe entièrement homogène, certains sont connus pour avoir des opinions radicales, de droite nationaliste notamment. »

La majorité des contributeurs français a au moins bac + 4, selon une étude du groupe de recherche Marsouin, et un intérêt fort pour le savoir. « La connaissance est très valorisée au sein de leur milieu d’origine, explique Dominique Cardon. Les bibliothécaires, chercheurs et documentalistes sont surreprésentés. Les wikipédiens apprécient les discussions dans lesquelles ils peuvent avoir parfois raison, parfois tort. On pourrait dire qu’ils sont guidés par un affect de discussion. »

En outre, 87 % sont des hommes, selon une étude de Marsouinsupervisée par Nicolas Jullien, qui déclare au Monde que « Wikipédia est faible dans certains domaines, comme dans les biographies de femmes célèbres ».

Un groupe assez fermé

Wikipédia serait-il une bulle de mâles blancs passionnés par la connaissance ? « On peut le voir comme ça », jauge Lionel Barbe, pour qui « la démocratisation réelle, ce sont plutôt les réseaux sociaux ». Mais malgré cette relative homogénéité, cette bulle est aussi parfois le théâtre de violentes batailles. « Wikipédia n’arrive pas à stabiliser des articles portant sur des thèmes, comme la médecine allopathique ou la Palestine », note Dominique Cardon. Nicolas Jullien relève toutefois qu’« au fil du temps, Wikipédia pousse ses contributeurs à se recentrer politiquement pour que l’opinion qu’ils véhiculent soit acceptée ».

En 2021, l’encyclopédie s’est partiellement refermée aux nouveaux contributeurs

En 2001, le New York Times notait que tout nouvel arrivant était accueilli avec une bannière proclamant « vous pouvez éditer cette page tout de suite ! ». En 2021, selon Lionel Barbe, l’encyclopédie s’est partiellement refermée aux nouveaux contributeurs. « Il est devenu assez difficile de publier sur Wikipédia à propos de sujets centraux sans se faire effacer dans l’heure. Les règles de contribution sont devenues très complexes et il arrive que les nouveaux entrants se fassent accueillir de façon crue par les wikipédiens expérimentés. »

Parmi ceux qui s’y risquent, « beaucoup ne réessayent pas », confirme Dominique Cardon. Pour se faire accepter, mieux vaut opérer de façon construite et réfléchie. Wikipédia est une utopie, certes, mais un projet perfectible. Son cofondateur, Jimmy Wales, en a bien conscience : « Nous n’avons jamais été aussi mauvais que la presse le disait au départ. Mais nous sommes bien loin d’être aussi bons que les gens le disent aujourd’hui ! »

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