WILLIAM
Jean-Claude William.
T’en souviens-tu ?
De nos rires autour de cette boutade de William Faulkner qui très souvent disait :
« Entre un bon whisky et rien, je choisirai toujours un bon whisky ! »
Comme Faulkner ne parlait jamais à la légère,
il m’est arrivé de penser
juste pour complexifier les choses
et sans grande contradiction de ta part
qu’il désignait par le mot « rien » toutes les situations intolérables
Ce que Glissant aurait appelé de son côté
le rassurant néant
l’absence ronronnante
la crève paisible,
ce « rien » dans lequel se débattent les Nations sans État que l’on appelle DOM-TOM.
Au « rien »
Faulkner préférait le feu du risque
là où l’insupportable des petites vies se consume d’emblée
là où la ferveur ignore les renoncements
là où la nuit des manguiers se bouleverse soudain d’un voumvap de lucioles.
Dans ce tumulte où survit ce que nous avons échangé
j’ai souvenir
de ton écoute attentive
du ton inimitable qui était le tien
de ton art de la parole qui ciselait une rhétorique par instants redoutable
mais qui toujours se montrait soucieuse d’une bienveillance qui vous soulève et vous inspire
Nous avions souvent convenu
que notre souveraineté à venir
était de toutes manières frappée du sceau des interdépendances ;
que cette interdépendance était elle-même
inscrite dans la double trace
d’une volonté et d’une responsabilité
tant individuelles que collectives — collectives parce qu’individuelles —
et que le tout se devait d’être soulevé par une obstination rectiligne
identique à celle que creusent
entre les crabes
les tortues visiteuses de la plage du Diamant.
Nous avions chanté
(je m’en souviens)
cette nécessité d’une souveraineté optimale
je veux dire d’un bawouf sur toutes les capacités qui nous permettraient
d’élever à la face de ce monde
une présence nôtre
une présence ouverte
capable de se construire elle-même
et d’apporter sa part au chantier planétaire du surgissement d’un autre monde.
Nous avions balisé les longues fêtes de famille
(ou ces groupes de travail auxquels jamais tu ne t’es dérobé)
de ces séances au bout desquelles nous publiions
sans crainte et sans nulle honte
des décrets de lucioles
des chants sans musiciens
des lois de sève sans arbres
des incantations de volcans sans cratère attesté.
Nous avions fait cela à coup de Manifestes
Au rythme de Déclarations ou de Projets
pensés et repensés dans le souci d’une vision globale.
Toute une féérie dont la première vertu (tellement précieuse !) était de s’opposer au « rien »
au rassurant néant
à l’absence ronronnante
à la crève paisible
Les Nations sans État
celles qui restent encore à naître
qui ont à inventer (au-delà de l’État) un autre mode de l’État
mais qui ont surtout à deviner une autre manière de vivre
l’existence individuelle dans l’existence collective,
l’une ouvrant à l’autre, l’autre nourrissant l’une
jusqu’à déclencher
d’abord tout au fond de nous-mêmes
l’arc-en-ciel
l’arc-en-terre
des peuples qui accèdent
par leur maturation seule
à l’autorité intérieure
et aux souverainetés optimales.
Nous n’étions pas toujours d’accord
mais toujours nous rassemblaient
la nécessité de ne pas renoncer
l’urgence de toujours essayer
la salubrité d’imaginer encore.
William
les Nations sans État ne sont pas encore en mesure d’honorer
à hauteur du volcan, juste après l’oriflamme des fougères,
les meilleurs de leurs fils
Elles ne disposent tu le sais que de Traces
de ces Traces dont seules attestent
l’émotion familiale
les fraternités orphelines
la bobèche mémorielle, maintenue haute, des amitiés.
Mais la Trace n’est pas rien.
Sur la plage du Diamant
j’ai traîné dans les sables amérindiens le fardeau de la lourde nouvelle
j’ai compté les oiseaux et j’ai compté les sables
j’ai cru entendre des mélopées d’esclaves dans la conque du rocher.
Et j’ai salué les doubles lignes du passage des tortues
celles qui inscrivent entre la nuit et l’aube
l’attestation d’une volonté
une volonté montée de l’horizon
qui est venue
qui est partie
et qui inscrit
malgré la râpe des vagues
l’impressionnante matière que nous laisse leur absence.
Pour toi
martiniquais considérable
j’ai demandé à toutes ces traces
de t’inscrire au rang le mieux élevé que je connaisse
le rang de ceux qui ne craignent pas les utopies.
Ceux qui savent qu’elles sont les seules à pouvoir nous maintenir bien au-dessus du « rien »
dans l’oxygène inconfortable du devenir.
Ami
il n’est pas dit
que ceux qui partent ne sont pas de fait en train de s’avancer vers nous
Il n’est pas dit
que ce qu’ils nous laissent ne soient pas le lieu exact d’une très belle apparition.
Et donc, il n’est pas dit que l’accomplissement des Nations sans État
puisse ne pas se nourrir
de nos songes et de nos cendres !
En tout cas,
comme l’a voulu Faulkner
la veille est maintenue
l’exigence reste totale
les grands sommeils — ton haut sommeil — en sont garants !
Patrick CHAMOISEAU
24 08 2020

 

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