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Anny-Dominique Curtius, professeur associée de théorie culturelle francophone à l’université de l’Iowa, Etats-Unis a publié chez Karthala
Suzanne Césaire. Archéologie littéraire et artistique d’une mémoire empêchée. Dans cet ouvrage, elle s’attache à démontrer que l’épouse d’aimé Césaire « n’est pas un micro-récit trop insignifiant pour irriguer l’histoire littéraire antillaise ». Entretien.

« Suzanne n’était à l’ombre de personne »

Comment avez-vous “rencontré” Suzanne et quelle a été votre première impression ?

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J’ai découvert Suzanne Césaire lorsque j’étais doctorante en littérature comparée à l’université de Montréal et que mes directeurs de thèse et moi cherchions des éléments de réflexion sur la végétation antillaise dans Tropiques. « Alain et l’esthétique » fut le tout premier article que je lus, et je me souviens avoir été fascinée par sa manière de prôner l’émergence d’un art nouveau qui « ouvre à l’artiste des possibilités insoupçonnées, dans le spectacle même des choses ignorées ou tues ». Je sus alors que je consacrerai mes futurs projets de recherche à sa pensée, parce qu’elle n’est pas un micro-récit trop insignifiant pour irriguer l’histoire littéraire antillaise.

“La littérature martiniquaise sera cannibale ou ne sera pas”. Vous rendez à Suzanne Césaire ce qui a été ainsi trop souvent attribué à son mari. La misogynie des hommes et de son époque suffit-elle à expliquer cette malhonnêteté intellectuelle ?

La diffusion de Tropiques (1941-1945) que Suzanne cofonde avec Aimé Césaire, René Ménil et Aristide Maugée, a été très réduite après 1945. Même après sa réédition en 1978, la revue n’a pas été suffisamment prise en compte par les penseurs antillais et globalement par les chercheurs, ce qui a fondamentalement contribué à l’absence de la pensée critique de Suzanne des débats post-négritude. Par conséquent, un canon littéraire antillais s’est essentiellement constitué autour de voies masculines et le sombre destin de Tropiques a été aussi celui de l’œuvre de Suzanne. De plus, ses riches propositions théoriques ont été non seulement peu lues et rarement analysées, elles ont aussi été mal attribuées. En effet, dans l’article qu’elle publie en 1948 dans Présence africaine sur le roman Je suis martiniquaise de Mayotte Capécia, Jenny Alpha, attribue à tort le décret-programme esthétique de Suzanne “La poésie martiniquaise sera cannibale ou ne sera pas” à Aimé Césaire.

Aussi, souvent racisée et mythologisée, elle a été essentiellement associée au statut d’épouse d’Aimé de sorte que la célébrité de ce dernier a éclipsé́ la force de sa propre pensée. Pour moi, explorer cette pensée c’est rompre avec cet imaginaire selon lequel analyser l’œuvre de Suzanne signifierait discréditer l’impact de l’œuvre et de l’action politique d’Aimé. Heureusement la revue surréaliste new-yorkaise View (1940-1947), René Ménil, Maryse Condé, Daniel Maximin et Guy Cabort Masson ont été parmi les premiers à souligner l’importance de son œuvre.

A-t-elle pris une part à “l’empêchement” de sa mémoire ?

Suzanne n’était à l’ombre de personne ni durant la période Tropiques, ni lors de la création et mise en scène de sa pièce de théâtre Aurore de la liberté (1952). De plus, elle s’est opposée avec la force de ses convictions à une censure décrétée par le régime de l’Amiral Robert. Lorsqu’elle écrit dans Tropiques, elle n’est pas en position d’infériorité par rapport à Aimé. Ils cheminent plutôt tous deux avec des sensibilités et des lucidités esthétiques différentes.

Je pense que si Aimé Césaire avait parlé de son œuvre, les intellectuels et écrivains français et antillais n’auraient pas articulé ce que j’appelle une rhétorique de la réserve et de l’évitement que je conceptualise afin d’analyser cette dynamique du silence qui entoure Suzanne.

Comment qualifiez-vous son apport aux écrivains de la post-négritude ?

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Tout d’abord concernant son apport à Aimé Césaire, je propose qu’elle donne à ce dernier les clés de la tactique cannibale de l’adaptation nègre de La Tempête de Shakespeare qu’il publie en 1969.

Avec sa pièce Aurore de la liberté, adaptation du roman Youma (1890) de Lafcadio Hearn, Suzanne est la première architecte des adaptations et révisions théâtrales postcoloniales de textes coloniaux et ethnocentriques. Elle a développé de riches réflexions autour des notions « inquiétude ancestrale », « dynamite du morne », « bambou », « poésie cannibale », « lucidité totale », « camouflage », « homme plante », « Bergilde » pour ne citer que certaines. Je soutiens que les esthétiques de la post-négritude telle que celle de Ménil sur le doudouisme ou la géoesthétique de Maximin se sont nourries de la pensée de Suzanne. Aussi, Tituba de Maryse Condé dans Moi, Tituba sorcière… noire de Salem est la petite-fille littéraire de la figure féminine libre et transgressive, Bergilde, que Suzanne crée pour exprimer une politisation du corps féminin.

Que doivent les écrivains de la créolité à Suzanne Roussi ?

Les écrivains de la créolité ont prôné que dans leur littérature créole « il n’existe rien qui soit petit, pauvre, vulgaire, inapte à enrichir un projet littéraire ». Or, dès 1941 Suzanne Césaire propose qu’écrivains et artistes antillais façonnent une nouvelle esthétique par une descente en soi qui permettra de résoudre une ambivalence philosophique entre la laideur de l’origine (enfer de la cale du bateau, violence de la plantation, nouvelles formes raffinées d’esclavage) et la beauté géographique de la Caraïbe. Ainsi, le morne n’est pas une simple métaphore chez elle, il est méthode. C’est ce que je ressens quand je considère les personnages de Patrick Chamoiseau notamment Pipi et son origine magico-mystique dans Chronique des sept misères.

Édouard Glissant est-il lui aussi passé à côté d’elle ?

L’unique fois où Édouard Glissant évoque Suzanne comme une des intellectuels ayant produit dans Tropiques des « textes de résistance » est dans un chapitre de Philosophie de la relation (2009) où il rend hommage à Aimé Césaire. Or, plusieurs aspects de la pensée de Glissant sur la terre rhizomée, les traumas de l’histoire et la vision écologique de la Relation se rapprochent de ce que j’appelle la lianedialectique de Suzanne Césaire, c’est-à-dire sa vision d’une décolonisation de la nature et sa conception d’une affirmation identitaire et esthétique pour exorciser une histoire douloureuse dont les corps portent les traces. Aussi, je vois dans la reconnaissance de la puissance de « l’étrange, du merveilleux et du fantastique que méprisent les gens d’un certain goût » chez Suzanne, le prélude théorique de ce que Glissant appelle le « droit à l’opacité ». Si l’on considère le dialogue soutenu de Glissant avec Victor Segalen sur le Divers ou encore avec Gilles Deleuze et Félix Guattari sur la relationnalité des peuples et des imaginaires, on ne peut que regretter qu’il n’ait pas articulé un dialogue fructueux avec la pensée de Suzanne Césaire.

Michel Leiris et André Breton ont écrit sur Suzanne Roussi. Derrière le voile de l’anthropologie pour l’un ou du surréalisme pour l’autre, ne sont-ils pas victimes malgré eux d’une forme de doudouisme ?

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Pour Breton l’Exposition coloniale de 1931 est un « brigandage colonial » et un « carnaval de squelettes ». Leiris disait être beaucoup plus préoccupé par la situation des peuples colonisés que celle du prolétariat en France hexagonale. Bien qu’ils soient anticolonialistes et dénoncent le doudouisme, ils sont bien, en effet, piégés par le mythe de l’île heureuse. Leur perception d’une altérité féminine tropicale reste donc antithétique et contrariée par les leurres et les fantasmes d’une mentalité coloniale et raciale. Les schémas littéraires doudouistes de l’époque nourrissent alors leur inconscient et Suzanne n’est pas à leurs yeux la brillante intellectuelle cofondatrice de Tropiques, mais demeure une créature mystérieuse et magique. Ainsi, pour Leiris « Mme Césaire a la couleur de l’or et se situe aux confins les plus extrêmes de la finesse et de la sauvagerie ; on a plaisir à être devant elle, comme devant un merveilleux paysage qui serait intelligent » (1946). Pour Breton, « Suzanne Césaire [est] belle comme la flamme du punch », déclaration que subvertit habilement Ina Césaire quand elle écrit « Ma mère belle comme la flamme de sa pensée » (2009).

Vous évoquez sa vision sur la “démence terrestre”, quelle est-elle et que veut-elle nous dire ?

La « démence terrestre » se manifeste sous diverses formes – ouragans, volcans, orages, tremblements de terre. Mais, c’est le cyclone qui est fédérateur, c’est lui qui unifie les îles de la Caraïbe entre elles, et c’est à partir de sa description de ses effets dévastateurs qu’elle choisit de restituer une conscience climatologique, historique et socio-écologique à la Caraïbe. Elle reconfigure la force destructrice du cyclone en paradigme conceptuel pour examiner les conditions de vie et de lutte de la paysannerie haïtienne et martiniquaise et les identités qu’elle forge à partir de sa réalité anthropologique, géophysique, historique ou encore sa subalternité socio-économique.

On ne refait pas l’histoire, mais peut-on imaginer Suzanne Roussi acquiescer au moratoire de Césaire sur l’indépendance comme à son discours par lequel il prêche la troisième voie, l’autonomie ?

Les informations que l’on possède sur ses activités politiques et sur son militantisme au sein du Parti communiste français restent floues et relèvent pour moi davantage du fragment. On la décrit souvent dans son rôle de distribution de Justice à Fort-de-France et de L’Humani à Paris, ce que Leiris a d’ailleurs considéré en 1949 dans son Journal comme un sacrifice et du fanatisme. On signale aussi qu’elle a tenté vainement de créer un parti communiste martiniquais, a continué à distribuer L’Humanité le dimanche, même après la démission de Césaire du PCF, puis a quitté le PCF. Au lieu de prendre pour acquis qu’elle a partagé les convictions politiques d’Aimé, il convient plutôt de creuser ces zones d’ombre afin de bien comprendre son positionnement sur le communisme et le PPM. Un de mes informateurs m’a signalé qu’elle affichait son anticolonialisme avec véhémence et de manière beaucoup plus prononcée qu’Aimé. « Sa terre qui ne lui appartient pas et est cependant sa terre », écrit Suzanne pour décrire le paysan de Fonds gens-libres.

Vous titrez votre livre “Suzanne Césaire” plutôt que “Suzanne Roussi”. Faut-il la condamner à n’être que la femme de Césaire, fut-ce même pour servir sa réhabilitation ? N’êtes-vous pas tombée ainsi dans le piège que vous dénoncez ?

Par une réappropriation présentiste, qui suit donc des idéologies contemporaines, on la rebaptise variablement Roussi, Roussi-Césaire ou Césaire née Roussi. On lui construit ainsi une conscience féministe et militante puisqu’il s’agit de rompre avec des traditions patriarcales et de distinguer le patrimoine littéraire d’Aimé du matrimoine de Suzanne.

Mais en la nommant Roussi, ne lui enlève-t-on pas une présence intellectuelle, ne recrée-t-on pas autour d’elle une certaine mythologie décalée de sa propre réalité, et ne trouble-t-on pas un camouflage déjà troublant ?

Dans son poème « Pour Madame*** » André Breton manifeste une réticence énigmatique en choisissant de ne pas nommer l’insondable Suzanne. Plus tard ce poème sera réintitulé « Pour Madame Suzanne Césaire ». Pour ma part, en utilisant Suzanne Césaire dans mon livre, je préserve la trace de son libelle. Elle a signé ses publications du nom de Suzanne Césaire et participe à l’histoire littéraire antillaise sous ce nom. Mais surtout, peu de temps avant sa mort et dans le contexte de sa séparation d’avec Aimé en 1963, elle signe sa correspondance avec les intellectuels de son temps, « Suzy Césaire ». Ignorer ce choix personnel serait, pour moi, la trahir une nouvelle fois.

Propos recueillis par FXG

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