Dans ce troisième volet de sa série “Rivages croisés : de la Côte d’Azur à la Riviera“, Laurent Cypria poursuit sa traversée poétique du Sud français. Après Nice et Villefranche-sur-Mer, il pose ses mots à Antibes. Une ville moins clinquante, plus murmurée, où chaque pierre semble contenir un fragment d’histoire, chaque ruelle un soupir ancien. Loin des clichés de carte postale, l’auteur y explore les contrastes — entre luxe et labeur, mémoire et modernité — pour mieux révéler une beauté sourde, dense et exigeante.
Antibes, l’amphore et le granit
Antibes s’est offerte à moi dans la rumeur douce d’un matin sans vent. Je venais de Nice, encore imprégné de ce bleu si dense, et j’entrai dans Antibes comme on pénètre dans un port de pirates. Ici, tout semble plus serré, plus murmuré. Les murs parlent bas, les ruelles serpentent avec pudeur, et les façades n’osent pas trop se montrer. La ville a le visage d’une amante qui cache sa beauté pour qu’on la devine.
Derrière les remparts, j’ai senti la respiration de siècles ensevelis. Chaque pierre semblait suinter une mémoire salée, comme si la mer elle-même avait dicté leur cadence. Il y a dans cette vieille ville un goût d’éternité modeste, une humilité flamboyante. À chaque pas, je marchais sur les restes d’un empire — grec, romain, provençal, ou peut-être tout simplement humain.
Le marché provençal vibrait comme un cœur ancien. Les étals se dressaient, saturés de fruits gorgés de lumière espagnole ou italienne, de fromages piqués d’herbes aromatiques, d’olives fripées comme des millénaires. Les marchands parlaient avec une cadence qui n’est ni tout à fait française, ni tout à fait méridionale : un entre-deux rythmique, comme une langue réfugiée de la Commune libre du Safranier, que mon oreille créole reconnaissait sans pouvoir la traduire.
J’ai promené ma nonchalence au bord des quais, là où les yachts modernes côtoient les bateaux de pêche écaillés. Deux mondes s’effleurant sans jamais se mêler. Le luxe et le labeur. Le silence lustré et le cri iridescent du filet qu’on vide. Mon cœur, lui, penchait pour les barques bleues, aux coques pelées, dont les noms peints de travers racontaient plus que tous les étendards des paradis fiscaux.
Le musée Picasso, j’y suis entré presque à contrecœur, craignant un musée de trop. Mais les murs, eux, parlaient un langage de feu. J’y ai vu les toiles comme des cris figés, et l’atelier comme un sanctuaire de lutte. C’était un art rude, presque hostile, mais sincère. J’ai pensé à Césaire. À Frankétienne, à Khokho. À leurs encres volcaniques. Et j’ai compris qu’Antibes, dans son silence contenu, était elle aussi une poétique de la friction.
Au coucher du soleil, je me suis assis sur un muret de pierre blanche. Mélancolie d’une muraille autrefois arrogante. La mer, une fois encore, était là. Insondable. Presque impassible aux notes d’une frère saxophoniste. Elle ne s’encombrait ni du passé ni du futur. Elle léchait les fondations de la ville avec l’amour obsessionnel d’une mère exigeante.
Hormis les richesses honteuses que se cachent derrière les clôtures imperméables du Cap, Antibes n’est pas éclatante. Elle ne cherche pas à séduire. Elle existe. Entière. Dense. Éraillée. Et c’est ce qui m’a plu. Elle m’a rappelé que la beauté la plus profonde ne se donne jamais d’un coup. Elle s’infiltre. Elle attend. Elle exige.
Laurent Cypria