Un article de Thomas Piketty dans le jnl Le Monde

“face à notre passé colonial et esclavagiste,

« affronter le racisme, réparer l’histoire »

…En 1825, l’Etat français imposa au pays une dette considérable (300 % du PIB haïtien de l’époque) que le pays traîna comme un boulet jusqu’en 1950, après moult refinancements et intérêts versés aux banquiers français et américains…

 

Lors d’une manifestation contre le racisme, le 12 juin à Taipei (Taïwan).

Chronique. La vague de mobilisation contre le racisme et les discriminations pose une question cruciale : celle des réparations face à un passé colonial et esclavagiste qui décidément ne passe pas. Quelle que soit sa complexité, la question ne peut être éludée éternellement, ni aux Etats-Unis ni en Europe.

A la fin de la guerre civile, en 1865, le républicain Lincoln promit aux esclaves émancipés qu’ils obtiendraient après la victoire « une mule et 40 acres de terre » (environ 16 hectares). L’idée était à la fois de les dédommager pour les décennies de mauvais traitement et de travail non rémunéré et de leur permettre de se tourner vers l’avenir en tant que travailleurs libres. S’il avait été adopté, ce programme aurait représenté une redistribution agraire de grande ampleur, aux dépens notamment des grands propriétaires esclavagistes.

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Mais sitôt les combats terminés la promesse fut oubliée : aucun texte de compensation ne fut jamais adopté, et les 40 acres et la mule devinrent le symbole de la tromperie et de l’hypocrisie des Nordistes – à tel point que le réalisateur Spike Lee en fit ironiquement le nom de sa société de production. Les démocrates reprirent le contrôle du Sud et y imposèrent la ségrégation raciale et les discriminations pendant un siècle de plus, jusqu’aux années 1960. Là encore, aucune compensation ne fut appliquée.

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Etrangement, d’autres épisodes historiques ont pourtant donné lieu à un traitement différent. En 1988, le Congrès adopta une loi accordant 20 000 dollars aux Japonais-Américains internés pendant la seconde guerre mondiale. L’indemnisation s’appliqua aux personnes encore en vie en 1988 (soit environ 80 000 personnes sur 120 000 Japonais-Américains internés de 1942 à 1946), pour un coût de 1,6 milliard de dollars. Une indemnisation du même type versée aux Afro-Américains victimes de la ségrégation aurait une valeur symbolique forte.

Le boulet d’Haïti

Au Royaume-Uni comme en France, l’abolition de l’esclavage s’est à chaque fois accompagnée d’une indemnisation des propriétaires par le Trésor public. Pour les intellectuels « libéraux » comme Tocqueville ou Schoelcher, c’était une évidence : si l’on privait ces propriétaires de leur propriété (qui, après tout, avait été acquise dans un cadre légal) sans une juste compensation, alors où s’arrêterait-on dans cette dangereuse escalade ? Quant aux anciens esclaves, il leur fallait apprendre la liberté en travaillant durement. Ils n’eurent droit qu’à l’obligation de devoir fournir un contrat de travail de long terme avec un propriétaire, faute de quoi ils étaient arrêtés pour vagabondage. D’autres formes de travail forcé s’appliquèrent dans les colonies françaises jusqu’en 1950.

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Lors de l’abolition britannique, en 1833, l’équivalent de 5 % du revenu national britannique (120 milliards d’euros d’aujourd’hui) fut ainsi versé à 4 000 propriétaires, avec des indemnités moyennes de 30 millions d’euros, qui sont à l’origine de nombreuses fortunes toujours visibles aujourd’hui. Une compensation aux propriétaires s’appliqua aussi en 1848 à La Réunion, à la Guadeloupe, à la Martinique et en Guyane. En 2001, lors des débats autour de la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité, Christiane Taubira tenta sans succès de convaincre ses collègues députés de créer une commission chargée de réfléchir à des compensations pour les descendants d’esclaves, notamment en matière d’accès à la terre et à la propriété, toujours très concentrée parmi les descendants des planteurs.

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L’injustice la plus extrême est sans doute le cas de Saint-Domingue, qui était le joyau des îles esclavagistes françaises au XVIIIe siècle, avant de se révolter en 1791 et de proclamer son indépendance en 1804 sous le nom d’Haïti. En 1825, l’Etat français imposa au pays une dette considérable (300 % du PIB haïtien de l’époque) afin de compenser les propriétaires français de leur perte de propriété esclavagiste. Menacée d’invasion, l’île n’eut d’autre choix que d’obtempérer et de rembourser cette dette, que le pays traîna comme un boulet jusqu’en 1950, après moult refinancements et intérêts versés aux banquiers français et américains.

Héritage minimal

Haïti demande maintenant à la France le remboursement de ce tribut inique (30 milliards d’euros d’aujourd’hui, sans compter les intérêts), et il est difficile de ne pas lui donner raison. En refusant toute discussion au sujet d’une dette que les Haïtiens ont dû payer à la France pour avoir voulu cesser d’être esclaves, alors que les paiements effectués de 1825 à 1950 sont bien documentés et ne sont contestés par personne, et que l’on pratique encore aujourd’hui des compensations pour des spoliations qui ont eu lieu pendant les deux guerres mondiales, on court inévitablement le risque de créer un immense sentiment d’injustice.

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Il en va de même pour la question des noms de rue et des statues, comme celle du marchand d’esclaves qui vient d’être déboulonnée à Bristol. Certes, il ne sera pas toujours facile de fixer la frontière entre les bonnes et les mauvaises statues. Mais de la même façon que pour la redistribution des propriétés, nous n’avons d’autre choix que de faire confiance à la délibération démocratique pour tenter de fixer des règles et des critères justes. Refuser la discussion revient à perpétuer l’injustice.

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Au-delà de ce débat difficile, mais nécessaire, sur les réparations, il faut aussi et surtout se tourner vers l’avenir. Pour réparer la société des dégâts du racisme et du colonialisme, il faut changer le système économique, avec pour fondement la réduction des inégalités et un accès égalitaire de toutes et de tous à l’éducation, à l’emploi et à la propriété (y compris avec un héritage minimal), indépendamment des origines, pour les Noirs comme pour les Blancs. La mobilisation qui rassemble aujourd’hui des citoyens de toutes les provenances peut y contribuer.

Thomas Piketty est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris
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