Les opérations marketing des marques dégénèrent de plus en plus souvent en émeutes en magasin.

Les images ont fait le tour des réseaux sociaux le 17 juin dernier: en plein déconfinement, une foule s’est amassée devant un magasin Lidl à l’occasion d’une promotion exceptionnelle sur la PlayStation 4, vendue au prix de 95 euros.

L’agitation déclenchée par l’offre avant même l’ouverture du magasin à Orgeval, dans les Yvelines, a entraîné le malaise d’une personne et obligé la gendarmerie à mobiliser soixante-dix agents pour rétablir l’ordre et disperser la foule en colère. Dans la foulée, l’enseigne allemande a fermé son magasin et annulé la vente.

Mais qu’est-ce qui peut bien pousser des individus ordinaires à se transformer en véritables furies lorsqu’il s’agit de mettre la main sur une console de jeu ou de la pâte tartiner à prix cassé? Pourquoi des personnes acceptent-elles de camper plusieurs jours à l’avance devant une boutique Apple pour être sûres d’obtenir le dernier iPhone avant tout le monde? Les marques encouragent-elles sciemment des ruées vers leurs magasins pour faire le buzz ou sont-elles victimes d’un emballement qui les dépasse?

Effets de rareté et de halo

Deux techniques marketing sont ici employées: la promotion limitée dans le temps, pour créer un sentiment d’urgence (à l’image du Nutella), et l’effet de rareté, afin de donner l’impression d’appartenir à une classe privilégiée quand on parvient à se procurer l’article.

Cette dernière stratégie emprunte aux codes du luxe, un secteur où les collections capsules et les séries ultra-limitées sont fréquentes. Les spécialistes en la matière sont Nike et Adidas, dont certains modèles de sneakers sont vendus jusqu’à 2.000 euros la paire.

[Lidl] avait bien repéré la tendance des baskets “moches” sur les réseaux sociaux et a astucieusement rebondi avec ces sneakers décalées.

ANDREAS KAPLAN, PROFESSEUR EN MARKETING À L’ESCP EUROPE

Dans le cas de Lidl, l’idée est plutôt de profiter d’un effet de halo. «En vendant un produit réputé de qualité, comme la PlayStation,[la chaîne] donne l’impression que tous les autres produits vendus dans ses magasins sont également de qualité», décrypte Andreas Kaplan, professeur en marketing à l’ESCP Europe.

Début juillet, l’enseigne a réussi un véritable coup de maître en mettant en rayon des baskets bleues, jaunes et rouges –aux couleurs de son logo– et vendues en édition limitée à 12,99 euros. «La marque avait bien repéré la tendance des baskets “moches” sur les réseaux sociaux et a astucieusement rebondi avec ces sneakers décalées, applaudit Andreas Kaplan. Cette opération lui permet aussi de rajeunir son image, alors que 60% de sa clientèle est âgée de plus de 55 ans.»

Emballement sur les réseaux

Parmi les client·es, tout le monde n’est pas intéressé par le produit: beaucoup de petits malins ne cherchent qu’à gagner de l’argent facilement en revendant immédiatement leur achat sur Leboncoin ou autre site de vente d’occasion.

Les baskets Lidl à 13 euros se sont ainsi retrouvées quelques heures plus tard à 1.255 euros sur le site d’enchères eBay. Les produits de la collection Virgil Abloh chez Ikea s’étaient eux aussi revendus en ligne jusqu’à douze fois leur prix initial.

Des consommateurs et consommatrices sont devenues de véritables stratèges, identifiant les produits les plus populaires sur le web et guettant la moindre promotion. La promesse d’un gain rapide explique que la demande pour les promotions événementielles se soit renforcée ces dernières années, avec l’essor des plateformes de vente d’occasion.

Si ces opérations de promotions ont toujours existé dans le commerce, les réseaux sociaux ont démultiplié leur effet. «On crée trois buzz au lieu d’un, expose Andreas Kaplan. Un: on annonce la vente du produit sur internet. Deux: on diffuse les images des gens attendant des heures devant les magasins. Trois: les images sont relayées dans les médias et sur les réseaux sociaux, qui créent ainsi un nouvel événement.»

En 2019, la mise en vente de son Monsieur Cuisine Connect, un robot cuiseur semblable au célèbre Thermomix mais quatre fois moins cher, avait déjà provoqué la cohue dans ses magasins.

Enseignes dépassées

Pour limiter l’effet d’aubaine, diverses enseignes ont choisi de limiter le nombre d’articles par personne –ce qui ne fait qu’accentuer la tension et l’attente de la clientèle. Intermarché, qui face à la folie suscitée par sa ristourne sur le Nutella avait fixé un quota de trois pots par personne, en a fait les frais.

«[Certains clients] faisaient des allers-retours pour en acheter. Donc j’ai décidé de les placer à l’accueil. Mais ils viennent par groupe de dix avec chacun une carte», soupirait alors le directeur du supermarché de Montbrison (Loire) dans le quotidien régional Le Progrès.

Autre victime collatérale de cette initiative: la marque Ferrero elle-même, qui s’est crue obligée de préciser dans un communiqué que cette promotion avait été décidée «de manière unilatérale par l’enseigne Intermarché» et qu’elle déplorait «les conséquences de cette opération qui créent confusion et déception dans l’esprit des consommateurs».

Les entreprises sont de plus en plus conscientes du bad buzz généré par les opérations marketing ratées. S’il était autrefois de bon ton de créer artificiellement la rareté, comme l’a longtemps fait Apple en alimentant une attente folle autour de ses nouveaux produits, la clientèle supporte de moins en moins la frustration d’être privée du produit qu’on lui avait promis.

Escalade des promos

L’autre limite de la stratégie tient au fait que la promotion est de plus en plus banalisée. Black Friday, ventes flash, soldes flottants, codes promo: dans certains secteurs, il devient même difficile d’acheter un article au prix normal!

En 2018, près de la moitié des ventes de vêtements femme ont ainsi été réalisées en soldes ou à prix barré, selon la Fédération française du prêt-à-porter féminin. Dans la grande distribution, le cabinet d’études Nielsen note que la part des ventes en promotion est passée de 13,1% en 2000 à 19,3% en 2019. Pour se démarquer, il faut donc faire toujours moins cher, toujours plus spectaculaire, toujours plus «waouh».

Si cela marche avec du Nutella, c’est parce que c’est une marque emblématique, qui fait beaucoup de publicité et qui est rarement en promotion.

ANDREAS KAPLAN, PROFESSEUR EN MARKETING À L’ESCP EUROPE

«Il est évident que si Aldi décidait maintenant de vendre des baskets comme Lidl, ça n’aurait pas du tout le même effet», confirme Andreas Kaplan. Il s’agit avant tout d’avoir la bonne idée avant tout le monde –un savoir-faire dans lequel excelle Lidl, à coup de robots de cuisine, de machines à coudre ou de guitares à prix record. D’après le site Capital, sa prochaine trouvaille est un piano qui sera vendu à 449 euros, soit le produit le plus cher de son histoire.

Évidemment, ce système n’est pas donné à tout le monde. «Si cela marche avec du Nutella, c’est parce que c’est une marque emblématique, qui fait beaucoup de publicité et qui est rarement en promotion. On peut penser que peu de gens vont se bagarrer pour des tranches de jambon à prix cassé», affirme le spécialiste (encore que l’on a vu durant le confinement des supermarchés dévalisés en papier toilette par crainte d’une pénurie).

Les prix ridiculement bas ont également un coût économique. En 2015, une étude de Nielsen montrait que six promos proposées en supermarché sur dix n’étaient pas rentables. Les petits commerces, qui n’ont pas les capacités pour négocier de gros volumes et de gros rabais, n’ont évidemment pas les moyens de déployer de telles offres.

Comme le conclut Éric Briones, cofondateur de la Paris School of Luxury, dans un article du Parisien, «ceux qui imaginent que le monde d’après tend à la frugalité se trompent. Au contraire, la surconsommation triomphe

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