Le boulanger Arnaud Crétot, installé en Seine-Maritime, cuit une centaine de kilos de pain par jour sans dépenser un centime d’électricité. Son four fonctionne uniquement à l’énergie solaire. C’est une première en France.
Montville (Seine-Maritime), reportage
Arnaud Crétot n’est pas un boulanger comme les autres. Il cuit son pain dans son jardin — cheveux au vent et lunettes de soleil sur le nez — et ne paie pas de factures d’électricité. Dans son atelier au creux des collines normandes, près de Rouen, il n’y a aucun four électrique. Pour faire tourner son commerce, le sémillant trentenaire a choisi de se tourner vers une source de chaleur directe, gratuite, décentralisée et disponible sans limite (du moins pour les cinq prochains milliards d’années) : le soleil.
« Qu’elle soit d’origine nucléaire, carbonée ou renouvelable, la production d’électricité n’a jamais aucun impact, dit-il. Elle implique la construction de grandes centrales, la destruction de terres agricoles, de la pollution… Mais si l’on remplaçait 80 % des fours par des cuiseurs solaires, l’économie pour l’artisan et la société serait non négligeable, rien que sur ce secteur-là. »Les fours professionnels utilisés dans les boulangeries consomment en effet 74 300 kilowatt-heures par an en moyenne. À terme, espère-t-il, les fours solaires pourraient trouver bien des usages : « L’industrie, notamment textile, consomme beaucoup d’énergie sous forme de chaleur, à des températures qui peuvent être atteintes grâce au soleil. »
Arnaud a découvert le potentiel de la cuisson solaire il y a douze ans, au cours d’un voyage avec des amis rencontrés au sein de son école d’ingénieurs. Leur idée était d’aller à la découverte de projets énergétiques innovants et de ramener des solutions en France. « Nous avions l’impression de n’être pas vraiment formés à trouver des solutions aux grands problèmes d’aujourd’hui », dit-il. Sur la route, ils ont rencontré le canado-finlandais Eerik Wissenz, avec qui ils ont développé un modèle de four solaire — Arnaud est d’ailleurs toujours impliqué dans la conception de cet outil. Le succès de boulangers solaires au Kenya, en Ouganda et en Tanzanie l’a encouragé à se lancer. Une première en Europe.
Le principe de la cuisson solaire est simple. Elle ne nécessite que peu de matériel : des miroirs, un four, et quelques tommettes pour bien conserver la chaleur à l’intérieur du réceptacle. Par beau temps, les rayons du soleil se reflètent dans les miroirs, qui pointent vers le four. En l’espace d’environ une heure, la chaleur peut monter jusqu’à 250 °C. Un peu comme lorsque l’on utilise une loupe pour faire griller des feuilles mortes : « Il faut juste concentrer le soleil, explique Arnaud Crétot. Plus on fait ça sur une grande surface, plus on a de puissance. » Son four compte cinquante-sept miroirs, répartis sur une surface d’onze mètres carrés. « Avec une loupe, on pourrait peut-être chauffer un cookie, mais là, on peut chauffer quarante kilos de pain à la fois », sourit-il.
- « J’ai une vision complètement différente de la météo normande, je n’ai pas du tout l’impression de manquer de soleil ! », dit Arnaud. © Hortense Chauvin/Reporterre
L’assemblage de miroirs a été conçu pour s’adapter à l’évolution de la position du soleil dans le ciel. Arnaud le déplace toutes les dizaines de minutes afin que la température du four reste optimale tout au long de la journée. « Ce n’est pas vraiment un frein, car de toute manière un boulanger ne laisse jamais son pain tout seul dans le four, raconte-t-il. On vient peut-être un peu plus le surveiller qu’un boulanger classique, mais pas tant que ça. »
L’été vient à peine de commencer le jour de notre rencontre. Arnaud s’est levé aux aurores pour pétrir les 110 kilos de pain qu’il cuira dans la journée. Après cinq heures de levée, la pâte est prête à être enfournée. L’atmosphère est déjà lourde, et les rayons du soleil ardents. Une légère vapeur se forme sur les parois du four. « Il est chaud ! », observe le boulanger, les vêtements encore pleins de farine. Une fois la porte ouverte, il faut vite enfourner : une entrée trop importante d’air froid risque de faire retomber la température de cuisson. Arnaud projette quelques gouttes d’eau sur la pâte afin que la croûte soit bien craquante, puis laisse ses créations aux graines, aux olives et aux pépites de chocolat dorer doucement dans le four. Au bout d’une heure, des effluves de pain chaud montent dans le jardin. « Là, ils sont cuits ! »
- Le boulanger cuit une centaine de kilos de pain chaque jour. © Hortense Chauvin/Reporterre
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la cuisson solaire ne fonctionne pas qu’aux basses latitudes. Il n’est pas non plus nécessaire que la température de l’air extérieur soit élevée pour que celle du four le soit. Seul l’ensoleillement compte. « Ici en Normandie, on a fait du pain par -4 °C l’hiver, raconte Arnaud. Ça va peut-être un peu moins vite et moins fort, mais la différence n’est pas énorme. Au contraire, les journées de soleil d’hiver sont hyper intéressantes, car il n’y a pas d’humidité dans l’air. » À l’en croire, la Normandie serait même plus propice au développement de la cuisson solaire que Marseille par exemple, car les journées d’été sont plus courtes au Sud qu’au Nord. « L’activité saisonnière idéale, c’est au Pôle Nord, car pendant six mois ta machine produit à fond ! »
- En l’espace d’environ une heure, la chaleur monte à 250 °C. © Hortense Chauvin/Reporterre
La cuisson solaire ne nécessite d’ailleurs pas un long ensoleillement. « Trois heures suffisent pour faire deux fournées de cinquante kilos de pain », précise Arnaud. Et en cas de passage inopiné d’un nuage ? Une fois le four chaud, l’inertie thermique permet de poursuivre la cuisson, à condition que la perturbation ne soit pas trop longue. « Une fois, j’ai même pu cuire du pain sous une averse ». La technique pourrait donc être appliquée dans de nombreuses régions du monde. En termes d’aspect et de goût, les pains cuits au soleil ressemblent à s’y méprendre à ceux cuits dans des fours électriques.
Objets low-tech par excellence [1], les fours solaires sont plutôt faciles à créer, utiliser et réparer. Des tutoriels de construction ont été mis en lignepar l’association le Low-tech Lab. Pas besoin d’être ingénieur pour s’improviser artisan solaire. « Il n’y a pas d’électronique, rien de compliqué. En cas de problème, il suffit d’un poste à souder pour réparer la machine », explique Arnaud.
Au total, l’ingénieur-boulanger nourrit une centaine de familles avec son entreprise Neoloco. Produire du pain grâce au soleil nécessite cependant quelques ajustements. Il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton pour obtenir une fournée. Les pains d’Arnaud sont au levain, ce qui leur confère une durée de conservation plus longue. Il peut ainsi se permettre de ne produire du pain qu’une fois par semaine, de préférence par temps ensoleillé. Le boulanger a également décidé de faire de la torréfaction solaire de graines locales, un jour par semaine, en complément de son métier de boulanger. Et en cas de mauvais temps prolongé, il a recours à un four à bois pour poursuivre son travail. Ces deux activités sont assez rémunératrices pour qu’Arnaud et son père en vivent, avec un salaire supérieur au minimum légal.
- Les pains sont au levain : il est ainsi possible de ne produire du pain qu’une fois par semaine. © Hortense Chauvin/Reporterre
Entre deux fournées, le jeune boulanger — qui vit juste à côté de sa boulangerie avec sa femme et ses enfants — prend le temps de se servir une tasse de « café local ». Il est tout aussi noir et fruité que son cousin tropical, mais fait d’orge et de pois chiches torréfiés au soleil. « Le recours à la chaleur directe du soleil ne fait que diminuer des tensions, songe-t-il au-dessus de sa boisson fumante. Ça répond aux craintes en lien avec le réchauffement climatique, aux tensions géopolitiques liées à l’accès à l’énergie… Ça rapproche également des circuits courts, fait vivre des communautés rurales, et permet d’imaginer une autre agriculture. » C’est aussi une manière de simplifier la transition énergétique : pour alimenter un four électrique aussi puissant, l’ingénieur a calculé qu’il faudrait installer 70 mètres carrés de panneaux photovoltaïques.
- Arnaud se lève aux aurores pour pétrir le pain qu’il cuira dans la journée. © Hortense Chauvin/Reporterre
Devenir artisan solaire, c’est également « chouette en termes de qualité de vie ». « En hiver, beaucoup de personnes qui travaillent dans un milieu fermé ne voient pas les belles journées. Moi, j’ai une vision complètement différente de la météo normande, je n’ai pas du tout l’impression de manquer de soleil ! » Travailler ainsi l’a également amené à repenser son rapport aux éléments : « On doit sans cesse regarder la météo, travailler avec les saisons… Ça reconnecte. »
Arnaud Crétot espère bien voir son modèle essaimer à travers la France et l’Europe. Deux autres torréfacteurs solaires se sont déjà lancés en France, et près de trois cents personnes lui ont demandé des conseils pour devenir boulangers solaires. Goûterons-nous donc un jour des baguettes, pains au chocolat et croissants cuits grâce au soleil dans toute la France ? « Ce sont surtout sur nos croyances qu’il faut travailler », estime Arnaud. « Pour pouvoir démocratiser des outils techniques, il faut surtout imaginer le mode d’organisation qui va avec. La vraie difficulté est là, de dire que cette activité économique fonctionne avec un four solaire. De casser les barrières des possibles. »