AVANT-PROPOS DU PRÉSIDENT DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE


Au bout de six mois d’enquête, la commission rend la conclusion de ses travaux, sous la forme du présent rapport. … »


Je suis très conscient que nos conclusions doivent correspondre à une attente âpre et profonde de la part des populations de Martinique et de Guadeloupe. Depuis que l’ampleur de la pollution a été révélée il y a vingt ans, un juste vent de révolte traverse nos territoires. « Îles empoisonnées », « écogénocide », « on a tué le pays », « crime d’État » : les inquiétudes sont énormes, les réponses et les exigences d’établissement de la vérité sur les responsabilités sont essentielles et la mise en œuvre de mesures de réparation doit l’être autant, compte tenu de l’ampleur de cette catastrophe environnementale.
L’Assemblée nationale a été plusieurs fois amenée à étudier ce problème, sans pour autant arriver à faire toute la lumière sur le déroulement des événements, sur les responsabilités des autorités réglementaires, des producteurs et des utilisateurs des spécialités à base de chlordécone et de paraquat. Mais en l’absence de pouvoirs d’enquête sur pièce et sur place, ces travaux n’ont pu mettre à jour tous les faits et les interpréter.
En tant que président de la commission d’enquête, je me félicite que nous ayons pu, grâce à la mobilisation de tous, aboutir à déposer le présent rapport, qui repose sur un constat partagé, avec des propositions variées qui doivent néanmoins s’inscrire avec clarté au cœur des défis politiques que suscite ce dossier où se joue l’avenir des peuples martiniquais et guadeloupéens.
Le chlordécone est bien avant tout un scandale d’État : comme l’avait reconnu le Président de la République, comme l’ont rappelé les ministres auditionnés, l’État a autorisé l’emploi d’une substance, et maintenu son usage, en dépit des connaissances scientifiques et des
signaux d’alerte. La responsabilité de l’État est d’autant plus engagée par l’usage coupable et délibéré de procédures dérogatoires, tant dans les autorisations de mise sur le marché accordées depuis 1972, que par les prolongations de celles-ci acceptées en 1992 et 1993.
Mais les agissements des fabricants et distributeurs de ces spécialités, et notamment le cas d’un distributeur s’improvisant fabricant de produits phytopharmaceutiques pour faire face à l’interdiction de production du chlordécone aux États-Unis, engagent également leur responsabilité. Enfin, les groupements professionnels, les grandes exploitations bananières et leurs représentants, prêts à tout pour défendre l’utilisation d’un produit miracle sans remettre en cause son impact sur l’environnement et la santé, doivent être appelés à répondre de leur responsabilité. Sans contestation aucune, la responsabilité de l’État est reconnue et l’engage à mettre en place des mesures de réparation exceptionnelles. Les implications des vendeurs-producteurs et des groupements professionnels, sont incontestables.
Ce drame environnemental, sanitaire et économique exige donc sans délai réparation.
Je me réjouis que notre rapport le défende avec force, en proposant l’indemnisation immédiate de tous les préjudices avérés comme la prise en charge gratuite des victimes les plus exposées sur le plan de la santé, l’engagement d’une indemnisation et de mesures de réparation à venir de l’ensemble des préjudices dès que les résultats scientifiques le rendront possible, notamment sur l’enjeu crucial de la dépollution des sols.
Ce drame économique exige en effet un plan d’ampleur de dépollution des terres

pris en charge par l’État, des indemnisations à la hauteur de la crise pour les agriculteurs de la diversification et pour les pêcheurs, l’analyse gratuite des sols réalisée dans un délai de cinq ans, pour un budget de l’ordre de 25 millions d’euros, l’obligation d’analyses pour toutes les terres exposées, la mise en place d’un dépistage gratuit pour toutes les populations vulnérables, la mise en œuvre de mesures de traçabilité de tous les produits alimentaires issus des circuits formels et informels dans les trois années à venir, l’inscription immédiate de la recherche comme priorité stratégique nationale et la mise en place de moyens locaux adaptés d’expertise pour les analyses de sol et le dépistage.
Il me semble indispensable qu’un établissement public administratif national soit mis en place par l’État, avec des moyens propres et des missions claires, pour mettre en œuvre le programme d’actions décidé par les Plans chlordécone et la loi de programmation que nous appelons de nos vœux – et par exemple la cartographie des terres contaminées, à réaliser aux frais de l’établissement public.
Les moyens budgétaires nécessaires aux réparations doivent être garantis pour une période triennale, dans le cadre de la loi d’orientation et de programmation dont l’application ne pourra être inférieure à une durée de quinze ans. Les moyens concernés doivent comprendre un fonds d’indemnisation de l’ensemble des victimes, de la part de l’État, mais également mettant à contribution les producteurs et utilisateurs des spécialités à base de chlordécone, au nom du principe pollueur-payeur.
Le fonds d’indemnisation des victimes de produits phytopharmaceutiques doit être adapté aux réalités de la pollution au chlordécone.
Il convient également d’accélérer les études épidémiologiques en cours pour que la science donne enfin des réponses permettant aux décideurs politiques de prendre des mesures limitant les risques sanitaires de ce scandale.
Le premier objectif doit être de permettre aux responsables politiques de mettre en place de manière urgente d’une valeur d’imprégnation critique – valeur sanitaire de référence – correspondant au seuil de risque sanitaire.
S’il faut rétablir la confiance des Antillais dans la production agricole, et donc interdire les cultures sensibles dans les zones trop contaminées, cela doit se faire en indemnisant les agriculteurs concernés, cultivateurs et éleveurs, et en accompagnant le changement de production et de pratiques culturales. Les propriétaires de parcelles polluées qui n’ont jamais fait l’objet de cultures bananières doivent être indemnisés pour la pollution de leurs terres. L’organisation de l’agriculture antillaise doit être globalement revue afin de permettre à la fois la sortie du chlordécone et la reconquête de la souveraineté alimentaire en encourageant la transition agro-écologique.
Cela passe par l’utilisation d’au moins un tiers des terres actuellement en friche non polluées au sein des grandes et moyennes exploitations pour la diversification agricole, par un soutien spécifique aux petits agriculteurs par le Programme d’options spécifiques à l’éloignement et à l’insularité (POSEI), avec référence historique, qui devrait pouvoir conserver le même niveau d’aides tout en diversifiant leur production, la mise en place d’une aide à la surface pour toutes les activités agricoles de diversification, un soutien à l’agriculture hors sol et des mesures spécifiques pour l’alimentation du bétail.

L’application de mesures de sauvegarde – importations externes et internes – au titre du régime dérogatoire rendu possible dans les régions ultrapériphériques par l’article 349 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, pourrait permettre de favoriser la production locale et d’éviter que la nécessaire recherche d’une alimentation sans chlordécone conduise à recourir uniquement à des aliments importés. En fait, il s’agit de bâtir un projet de développement sans recours aux produits phytopharmaceutiques, capable d’initier la mutation indispensable de la production endogène afin de faciliter l’émergence d’un nouveau modèle économique tendant vers une plus large autonomie alimentaire locale. La forte et nécessaire implication de la population ne pourra être un engagement citoyen et collectif que si et seulement si elle se sent respectée par des mesures dignes de la République face à un tel drame.
Pour les marins-pêcheurs, le respect des zones d’interdiction de pêche doit être compensé par des mesures exceptionnelles d’accompagnement à l’investissement, mais aussi de soutien à l’exploitation tel que des exonérations de charges pendant une durée limitée.
Le présent rapport de la commission d’enquête n’est donc qu’un premier pas. Le constat est fait, des préconisations ont été rendues. Il importe désormais de les faire passer dans les faits, dans le prochain Plan chlordécone, au moyen d’une loi de programmation ambitieuse et de décisions très attendues du Gouvernement et du Président de la République, dont la déclaration de Fort-de-France résonne comme une prise de conscience nationale qui ne peut être trahie. Le président et les membres de la commission d’enquête devront continuer de s’y consacrer, et de s’assurer que l’État met en œuvre ses engagements. En cela, ce rapport d’enquête n’est qu’une première marche de franchie vers l’après-chlordécone.
Serge Letchimy Président de la commission d’enquête

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