Ce texte est la version longue de vignettes synthétiques publiées le 18 avril qui interrogeaient déjà les limites d’un discours concernant les publics présentés comme les plus exposés au coronavirus, notamment au plus fort de la crise (mars, avril).


Qui n’a en effet pas vu circuler, en particulier dans les milieux de gauche, des analyses,, tweets, sur le fait que les femmes seraient les plus exposées au virus, et ce, de part les métiers qu’elles occupent. Plutôt que de réfuter ce qui est une donnée factuelle (selon l’OMS, 70% des travailleurs de santé et de service sociaux sont des femmes), le but de la présente réflexion est de compléter et complexifier ce discours. L’analyse a évidemment un caractère provisoire puisque l’épidémie est loin d’être résorbée.


Élargir la cartographie des situations à risque

Il est normal de mettre en avant dans la gestion de ce virus les métiers du care et de service (soignantes, caissières, femmes de ménage), à savoir ce salariat féminisé (dont la part non blanche est importante). Elles sont effectivement en « première ligne », notamment les soignantes, en ce qu’elles traitent les personnes atteintes du virus, ce qui revient à y être fortement exposées. En revanche, il faut opérer un pas de côté pour inclure dans la réflexion sur les risques, d’autres publics très exposés, tout en n’étant pas liés à cette question du traitement de la maladie, ou aux secteurs du service.

Le discours sur les femmes comme première ligne laisse penser qu’être une femme est le facteur défavorable face au virus, or, selon les données disponibles, ce sont des hommes qui meurent en majorité du coronavirus (même si en fonction des endroits, les écarts entre les sexes sont plus ou moins grands). Plus particulièrement il s’agit d’hommes noirs aux Etats-Unis, au  Royaume-Uni. Sans avoir accès à des données précises en France, la sur-mortalité des personnes issues de l’immigration subsaharienne et maghrébine durant les mois les plus dévastateurs de l’épidémie, couplée au fait que ce sont aussi plus d’hommes qui meurent, et que certains territoires populaires et immigrés sont les plus touchés (Seine Saint-Denis), invitent à s’interroger sur une possible convergence de situations avec les deux premiers pays cités.

Pour ce qui est des métiers où la main d’œuvre est majoritairement masculine, on peut citer le BTP, les chantiers navals, aéronautiques comme secteurs à risques. Les éboueurs, agents d’entretiens des rues, et marins sont aussi concernés de près. On parle de secteurs qui ont continué leurs activités, malgré les risques, et parfois sans réelle protection pour les ouvriers. Les lieux de vie de ces travailleurs constituent aussi des foyers de contamination, tels que foyers de travailleurs immigrés en l’occurence. De plus, l’analyse nécessite que soient intégrées d’autres situations à risque, cette fois non liées au fait d’occuper un métier, mais au contraire, résultant de l’exclusion du salariat (SDF et sans abris, prisonniers, migrants dans les centres de rétention administrative, travailleuses du sexe). La majorité des SDF (62%), des prisonniers (96%) et migrants dans les CRA (93% ; p.14) sont des hommes. En dehors des types d’emplois exercés, des conséquences de l’exclusion de l’emploi, la plus grande vulnérabilité des hommes, en particulier non blancs, s’expliquent par leur état de santé plus dégradé.

Comment donc expliquer ce décalage entre le discours sur *les femmes* en premières lignes et ces données sur la mortalité masculine immigrées et/ou non blanches ? Autrement dit, comment expliquer que le discours phare sur la vulnérabilité face à un virus ne tiennent pas compte de qui en meurt vraiment en majorité ? On pourrait pour tenter d’y répondre, rappeler que ces foyers de contamination ciblant un public masculin étaient présentés par la Dares (Direction de l’animation, de la recherche, des études et des statistiques), malgré le risque élevé, comme étant moins exposés que les métiers du soin et de service, d’où l’insistance sur les femmes comme « premières lignes » pour ce qui est du discours savant. Pour les milieux militants de gauche, on pourrait également voir dans la mobilisation de ce discours l’occasion de valoriser les métiers du soin, et plus largement le bas salariat féminin, leur fonction dans le système capitaliste ayant historiquement fait l’objet de largement moins d’attention et de théorisation que d’autres secteurs masculins de l’exploitation. Malgré tout, si ces deux explications peuvent être en partie satisfaisantes, elles ne répondent pas au problème de fond, à savoir la non familiarité ou la réticence dans les milieux scientifiques comme de gauche en France à saisir l’ampleur de la problématique du racisme, et la manière dont elle organise les inégalités dans tous les domaines de la vie.

Pour ce qui est en particulier des milieux politiques, reconnaître que des catégories subalternes d’hommes sont en situation de plus grande vulnérabilité face au virus fait ressortir l’impact de la racialisation comme facteur défavorable pesant sur eux ; racialisation qui fonctionne donc selon des logiques genrées et qui n’est pas qu’une simple affaire de « couleur de peau » comme on aime à le dire en France, mais renvoie aux conditions matérielles de certains groupes sociaux. Et – voilà le problème – cela obligerait donc à prendre sérieusement en considération ledit phénomène de racialisation politiquement. Or, en France, le genre ou la classe (et surtout cette dernière) sont les catégories privilégiées pour penser l’ordre social et donc les transformations pour en finir avec sa dimension inégalitaire. Le racisme, comme cela a déjà été critiqué maintes fois par les acteurs de l’antiracisme, est souvent réduit à sa dimension idéologique, comme quelque chose qui vient se rajouter à ce qui serait au final plus structurant, plus fondamental : les rapports de sexe, mais surtout, les rapports de classe. Personne ne niera le racisme en France dans les rangs de la gauche ou chez les chercheurs en sciences sociales, mais là où il y a débat, c’est quant à la possibilité pour cette catégorie d’analyse de réellement rivaliser avec la classe sociale comme principe ordonnant les inégalités sociales, bref d’être considérée comme un phénomène totalisant. On dirait presque que beaucoup croient que le racisme vient diviser « après » des classes et des groupes de sexe supposément cohérents et aux intérêts immédiatement communs. Il résulte de cette vision que décider de faire du racisme un élément majeur de politisation s’apparenterait à « diviser » et détourner des « vrais combats » ; argumentaires qui tournent en boucle contre l’antiracisme.

Ainsi, dans le discours sur les publics les plus exposés, le genre (entendu par ailleurs étroitement comme « femmes ») est l’angle préféré à la race pour comprendre ce qui se joue avec le virus. Plus précisément, on peut formuler l’hypothèse que le discours sur « les femmes comme première ligne » vient « blanchir » une question qui est peut-être avant tout déterminante en terme de racialisation. Une forme d’évitement de la question raciale, donc. Car même si on peut préciser que parmi les femmes premières lignes, les plus touchées sont des immigrées, exclure les hommes des mêmes milieux, revient à ne pas comprendre la question raciale dans son ensemble, et en particulier dans ses dynamiques genrées. C’est une illustration de la façon dont un discours apparement progressiste (valorisation des femmes, donc femmes blanches incluses, mais hommes noirs et arabes exclus) et qui dit une réalité factuelle (il y a plus de femmes dans les métiers du soin et de service) fait quand même barrage à la compréhension de la problématique raciale. Surtout dans un contexte déjà défavorable à la prise en compte du racisme dans sa dimension matérielle et pas simplement superficielle, en particulier s’il s’agit d’inclure ou de considérer en premier lieu des victimes masculines. Aussi en utilisant l’approche (eurocentrée) par le genre, les femmes non blanches sont une fois de plus ramenées dans une proximité de condition avec les femmes blanches, plutôt qu’avec les hommes non blancs, alors qu’en tenant compte des conditions matérielles globales (chômage, lieux de vie, etc), femmes et hommes noirs par exemple sont plus proches entre eux que les hommes entre eux « en général », et les femmes entre elles « en général ». La focalisation sur les métiers qui exposent au covid-19 contribue aussi à exclure les sujets non blancs et le racisme comme grille d’analyse prioritaire, dans la mesure où l’exclusion de l’emploi légal affecte proportionnellement plus les populations liées à l’immigration postcoloniale (et les dits « ultramarins » ; cf les cas de Mayotte et Guyane pour la crise sanitaire en particulier). Et c’est aussi parce que l’on réduit les situations à risque aux emplois occupés que l’analyse sur la crise présente les femmes comme plus vulnérables, alors que des hommes meurent en plus grand nombre du virus pour des raisons qui excèdent le fait d’occuper tel ou tel métier.

Approfondir la compréhension du genre et de l’exploitation 

Au-delà de la question du covid-19, l’enjeu révélé par le décalage entre ce à quoi se limite l’approche par le genre de cette crise sanitaire et ce qui se joue en terme de mortalité amènent à repenser la façon dont peuvent se comprendre les concepts de genre et d’exploitation.

Genre

Tout d’abord, insistons sur le fait que concept de genre ne peut se traduire par le mot « femme », comme cela est souvent le cas implicitement. En revanche, il renvoie à deux choses :

  • Dimension 1, rapports sociaux de sexe : on utilise le genre pour penser les rapports entre hommes et femmes avec une donnée fondamentale qui est que ce sont les hommes qui exercent massivement des violences contre les femmes (agressions, viols, meurtres, etc), l’inverse n’étant pas vrai, en plus du fait que les sociétés sont organisées en de nombreux domaines pour empêcher l’autonomie économique des femmes, produisent des représentations de la femme-objet, etc.  Il n’est pas possible de réduire la fonction que joue l’oppression des femmes dans le système capitaliste aux dynamiques de race et classe, ni pertinent de penser que les mobilisations politiques sur la race et la classe suffisent à régler l’ensemble des problèmes auxquels il renvoie. Par exemple, même si classe et race sont déterminantes sur les conditions de vie, et contribuent à précariser les existences, il n’empêche que les femmes, même les plus opprimées que l’on pourrait trouver, ne se mettent pas de manière constante et pour des motifs répétitifs (une tromperie, une rupture, le chômage, la maladie etc) à tuer leurs conjoints ou ex- conjoints pour exprimer leur frustration, leur humiliation, et que sais-je d’autre, pour ne prendre que cet exemple. Il y a donc bien quelque chose encore une fois d’irréductible à cette dimension du genre qu’est l’oppression des femmes, quand bien même la race et la classe vont en déterminer la forme et la gravité, la possibilité ou l’impossibilité pour les femmes de fuir, et l’impunité ou à l’inverse l’absence d’impunité pour les hommes, en terme de réponses juridiques et pénales.
  • Dimension 2,  caractère sexué des violences d’Etat et du capital : on peut aussi utiliser le genre pour penser la manière dont les violences étatiques et l’exploitation affectent de manière spécifique les femmes prolétaires/non blanches d’un côté et les hommes prolétaires/non blancs de l’autre. Bas salariat féminin, bas salariat masculin. Chômage, temps partiel, en fonction du sexe, des secteurs…Impossible de faire de ces questions des enjeux strictement féminins. C’est en cela qu’il est impertinent par exemple de réduire la position d’homme à celle d’oppresseur, puisque cela limite les hommes prolétaires/non blancs aux rapports de domination relative les liant aux femmes de leurs groupes sociaux, et empêche de comprendre en quoi leur genre masculin fonctionne à l’inverse dans des domaines clefs (école, ou police-justice-prison, par exemple) comme un facteur défavorable. Cela empêche aussi de voir qu’ils peuvent faire l’objet d’hypersexualisation et de représentations faisant aussi d’eux des objets de fantasmes coloniaux fonctionnant sur le mode de l’attraction/répulsion*Je me concentre ici sur les sociétés occidentales, avec en leur sein des non blancs issus des Suds, mais l’analyse implique un déplacement si on sort de l’occident, j’y reviendrai d’autres fois *

Ces deux niveaux d’analyse du genre sont à la fois liés et distincts. Le plus important : ils ne s’annulent pas. Reconnaître l’un n’est pas nier l’autre. Réfléchir à cette double dimension du genre est ce que j’essayais déjà de faire dans ma critique du concept que l’on peut dire politiquement très limitant et très nul (pour rester poli…), mais malheureusement très en vogue, de « masculinité toxique ». Le problème c’est que selon les milieux, on a tendance à investir l’un ou l’autre de ces niveaux (en y réduisant le genre à ça et rien que ça – voilà le problème). Je ne suis pas non plus convaincu par les tentatives – féministes comme antiracistes – de penser leur interaction, tout en n’étant pas en mesure moi-même d’apporter une pierre à l’édifice qui me paraitrait là aussi suffisante pour l’instant. C’est que selon le sujet révolutionnaire que l’on souhaite investir, pour celles et ceux qui en cherchent encore un (l’homme prolo ou non blanc d’un côté, ou la femme prolo ou non blanche de l’autre), on voudra insister sur les dimensions qui confortent son analyse, donc l’un ou l’autre niveau. Mais puisqu’il y a un rapport défavorable à la question raciale dans les mouvements sociaux, ces positionnements ne sont pas symétriques, n’ont pas le même poids, et donc le même pouvoir de nuisance. Résultat, quand on dit « genre » dans les milieux de gauche, on pense surtout aux rapports sociaux de sexe, donc à l’homme en tant qu’oppresseur, et cela nuit en particulier à la compréhension du racisme. Il ne me semble pas ceci dit que ce soit une donnée absolue et de tout temps, car la gauche s’est longtemps construite à partir d’un sujet révolutionnaire masculin blanc prolétaire et, une minorité parmi elle a même, depuis les années 1960, investi de manière exotisante la figure des hommes immigrés à qui elle faisait endosser ce rôle. Les victoires féministes ont contribué à saper cet androcentrisme gauchiste, mais l’eurocentrisme reste un problème majeur. De plus, le contexte fémonationaliste contemporain re-configure la question, et dans la séquence actuelle de montée en visibilité de certaines mobilisations antiracistes (en terme de luttes comme d’engagement intellectuel), on assiste à une radicalisation de ceux, militants comme intellectuels là aussi, qui s’évertuent à montrer que la race comme catégorie d’analyse et de mobilisation est au mieux, impertinente, au pire, dangereuse.

Exploitation

Il est urgent de penser l’exploitation au-delà du fait d’avoir un « métier », et donc de penser l’exploitation pas seulement dans ce qu’elle produit comme violence pour les travailleurs au bas de l’échelle, mais aussi dans ce qu’elle produit pour les exclus du travail légal ou du travail tout cours, mais parfaitement inclus et utiles pour l’économie capitaliste. Pour y parvenir, pointer du doigt les privilèges blancs ne suffit pas, il faut comprendre ce qu’est le capitalisme, et quelle est la fonction de ces exclusions. Il y a toute une littérature anticapitaliste, déjà très ancienne, et fréquemment discutée, sur la place de ces personnes encore plus bas que les prolétaires. Au-delà des approches militantes, la sociologie traite en long et en large les dégâts de l’exclusion du salariat (sous la forme du chômage et/ou de la participation à des économies parallèles, donc du travail non reconnu comme tel, et souvent criminalisé – drogues, prostitution, ventes de rue, etc).

Le virus et ses liens avec l’exploitation constituent aussi une occasion de penser les fréquentes morts au travail au-delà de la crise sanitaire actuelle, de même que les morts liées à l’exclusion du travail (morts de la rue ou morts liées à l’accumulation des conséquences du chômage par exemple) et là aussi, en terme de victimes on trouve majoritairement des hommes, non blancs et blancs. Précisions d’importance, la mort n’est pas à mes yeux le seul indicateur de la gravité de l’exploitation. Mais, me semble-t-il,  la pénibilité du travail paraît déjà plus admise que la réalité du travail comme cause de morts. D’où mon insistance sur cette dernière, particulièrement dans un contexte de crise sanitaire où on est amené à discuter de mortalité. On gagnerait donc à se saisir de ce contexte pour donner plus d’échos à celles et ceux qui politisent le lien entre la mort et l’exploitation au sens large.

 Conclusion 

  • Ce virus et la gestion étatique et économique qui en est faite, exposent et aggravent les différences de race et de classe. Et à l’intérieur de ces groupes subalternes, font vivre de manière différenciée la crise aux hommes et aux femmes; expériences différenciées mais dans les deux cas dominées, avec ici une plus grande mortalité des hommes (à la fois du covid-19, mais également de la gestion étatique raciste de cette crise : durant le confinement on enregistre une nette augmentation des crimes policiers)
  • Il y a bien des conséquences spécifiques à la condition des femmes dans la présente crise, comme l’augmentation des violences conjugales durant le confinement. On voit ici encore une fois comment ce qui se joue dans les rapports hommes/femmes et notamment mais pas que, dans la domesticité, prend ces dernières comme cibles et donc mérite un traitement politique particulier qui ne se dissout pas dans les problématiques de classe/race, tout en y étant liés.
  • Les conséquences du virus revêtent une dimension territoriale, organisée par les disparités de race/classe. Cela concerne les habitants des deux sexes, dont les conditions de vie (ou de mort…) sont déterminées par ces territoires. Les stratégies de confinement sélectif, de déconfinement, d’impositions toute aussi sélective du masque par endroit et de répression prévues par l’État, en sont une illustration.

Cette crise sanitaire est une nouvelle occasion d’améliorer nos analyses et leur traduction politique, au-delà des conclusions confortant les paradigmes sur lesquels on peut avoir pris l’habitude de se reposer (« les plus grandes cibles d’une crise sont forcément des femmes » /  » tout ce qui se passe, c’est surtout une question de classe! », etc). Il faut donc réussir à faire tenir ensemble deux choses : que les femmes sont effectivement plus représentées dans les métiers du soin et de service qui sont les plus exposés, et dans le même temps, que la tendance laisse voir qu’en plus des facteurs liés à l’âge, ce sont des hommes, pauvres et non blancs, qui meurent le plus du virus.

Que le racisme – comme principe structurant et pas juste idéologie – ne puisse être une clef unique d’explication, c’est un fait indiscutable. Par contre nier sa dimension centrale, c’est comme toujours se condamner à une forme d’impuissance politique

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