France Culture

Par Catherine Petillon

Donner à chaque citoyen un revenu de base inconditionnel : alors que la crise vient renforcer les inégalités et qu’une partie importante de la population mondiale est confinée, l’idée connaît une nouvelle vitalité à travers l’Europe et aux Etats-Unis.

Faut-il instaurer un revenu de base pour tous en réponse à la crise? 

La pandémie de coronavirus entraîne pour de très nombreuses personnes à travers le monde une perte de revenus partielle ou totale. Alors que des mesures de soutien et des fonds de solidarité se mettent en place, des voix se font entendre pour réclamer l’instauration d’un revenu de base. 

Des demandes et tribunes en France, en Allemagne ou au Royaume-Uni

Au Royaume-Uni, 170 parlementaires de différents partis ont adressé le 19 mars dernier une lettre au gouvernement britannique, lui demandant de mettre en place un “revenu universel d’urgence” le temps de la pandémie.

En Allemagne, au nom de la précarité des travailleurs non salariés, le journal de Francfort, le Frankfurter Rundschau, plaidait le 20 mars, pour l’instauration d’un revenu de base, d’un montant de 1 000 euros par mois sur une période de six mois, comme le relayait Courrier international. “Les indépendants, les travailleurs free-lance, les créatifs, les artistes ont aussi besoin d’un soutien financier de l’État. […] L’État devrait se saisir de l’opportunité pour introduire le revenu universel à l’échelle de tout le pays”, écrit le journal. Certains intellectuels et artistes allemands tentent de mettre en lumière cette idée. “Nous avons besoin d’un vrai débat” écrivait

le TagesSpiegel citant une pétition en ligne qui a récolté environ 500 000 signatures dans le pays, en faveur d’un revenu universel entre 800 et 1 000 euros. Une partie de la presse comme le Frankfurter Rundschau y voit toutefois “une dispendieuse allocation faisant la promotion de l’oisiveté à travers un dispositif utopique et prompt à aggraver les inégalités”.

 

Ce sont aussi des travailleurs précaires qui en France, par la voix du collectif des Sons fédérés ont appelé à un “revenu universel sans condition, permettant à toute personne, quel que soit son statut, de vivre dignement.“ La proposition revient également en bonne place sur la plateforme “le jour d’après”, lancée le samedi 4 avril par une soixantaine de députés et où les Français sont invités à présenter leur vision du monde d’après crise pour un monde plus durable.

Il faut dire que la crise sanitaire met en lumière les inégalités au travail, et dans l’exposition au virus. 

Dominique Méda : “Il faut revoir l’échelle de la reconnaissance sociale et de la rémunération des métiers”

“Un revenu de base pourrait pallier ces inégalités criantes. En assurant une protection réelle à l’ensemble de la société, sans exception”, estime le Mouvement français pour le revenu de base (MFRB) dans une tribune intitulée “l’urgence d’une société plus solidaire”, parue dans Politis, et signée par des associations, élus et chercheurs.

Le MFRB, mouvement transpartisan qui depuis 2013 défend l’idée d’un revenu de base, estime qu’un tel revenu pourrait être une solution. Mais “pas à n’importe quel prix” et “à condition de réfléchir collectivement et démocratiquement aux conditions de sa mise en œuvre. Pour en faire une véritable mesure de justice sociale transformatrice et non pas un pansement au système actuel, élaboré dans l’urgence.” Avec cette question : “Quelle société voulons-nous au sortir de cette crise ?”

Reposant sur des conceptions différentes et envisageant des montants et financements variables, un tel projet de revenu est déjà modélisé et théorisé depuis quelques décennies, sous diverses acceptions : revenu “de base”, revenu “universel”, “d’existence”, “allocation universelle”. Mais pourquoi le revenu de base n’existe-t-il toujours pas ?

 

Des “revenus de base” de gauche et de droite

 

A énoncer, l’idée semble assez simple : fournir un revenu à tout citoyen, de manière inconditionnelle et individuelle. C’est-à-dire sans tenir compte de sa situation financière et familiale, contrairement au système actuel de prestations sociales. Mais elle est portée par des courants aux généalogies idéologiques et aux projets politiques très différents. En somme, il n’y a pas un mais des revenus de base, même si les dénominations proches voire identiques prêtent parfois à confusion.

Ce sont trois grandes traditions qu’identifie l’économiste Marc de Basquiat, président de l’AIRE (l’association internationale pour le revenu d’existence) :

Certains ont une volonté d’égaliser les conditions entre les personnes. C’est une vision égalitariste, plutôt de gauche. D’autres ont un combat pour la ‘liberté réelle’, c’est-à-dire le fait de donner aux gens les moyens concrets de survivre et de faire des choix. C’est une vision libérale. Enfin, il y a la perspective de la fraternité, qui vise à éviter que des personnes soient dans le dénuement. C’est une vision portée par des catholiques, des franc-maçons.

Il n’y a donc pas de mouvement global ou de front commun pour l’instauration d’un revenu de base, mais bien des visions de la société parfois antagonistes. Et la première différence fondamentale entre les projets, c’est la justification – politique et morale – d’un revenu de base.

Ces différentes approches ont été théorisées et pensées par des économistes et penseurs de droite et de gauche. Parmi les premiers, Thomas Paine plaidait dès 1795 pour une indemnité liée à la pauvreté, dans son ouvrage sur “La Justice agraire”. Derrière l’approche marxiste et écologiste, il y a l’idée que la richesse doit être partagée entre tous. Le philosophe belge Philippe Van Parijs développe ainsi une pensée autour de l’allocation universelle comme facteur d’émancipation. Et dans les années 1980, il lance avec l’économiste Yoland Bresson le Basic income earth network, réseau international de chercheurs.

  Une variante a été inspirée par le philosophe André Gorz, devenu à la fin de sa vie un fervent défenseur du revenu inconditionnel, comme condition d’une société qui ne soit pas centrée autour du travail.

 

L’approche libérale du revenu de base repose, elle, sur un rôle limité de l’Etat : il garantit le minimum vital, le marché fait le reste. Elle s’inscrit dans la lignée de l’économiste américain Milton Friedman (1912-2006), qui inspira les politiques ultra-libérales de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan. C’est cette vision que porte aujourd’hui l’essayiste Gaspard Koenig et son think tank Génération libre.

Pour nous, c’est essentiellement un instrument de lutte contre la grande pauvreté d’une manière qui soit non paternaliste. Donc c’est une solution libérale à un problème social. On donne aux gens de quoi subvenir à leurs besoins de base, parce que c’est la responsabilité de la collectivité que personne ne meurt de faim. Libre à eux ensuite de choisir la manière dont ils utilisent leur argent. La liberté, c’est le cash.

Dès qu’on rentre dans la pratique, ces différences d’objectifs et d’ambitions sautent aux yeux. Premier signe, l’absence de consensus sur son montant éventuel. Les propositions vont de 450 à plus de 1 000 euros (un peu au-delà du seuil de pauvreté) par personne et par mois. Et cela change tout.

 

Option haute. Ceux qui plaident pour un montant élevé, conçoivent ce revenu comme une manière de s’émanciper. L’économiste Baptiste Mylondo, auteur notamment d’Un revenu pour tous, défend ainsi un ” revenu inconditionnel suffisant de citoyenneté”.

 Je retiens trois critères : il doit être suffisant pour échapper à la pauvreté, à l’exclusion sociale et à l’exploitation. Cela veut dire que ce revenu doit être au moins égal au seuil de pauvreté, soit autour de 1 000 euros. Et qu’il doit permettre de se passer durablement d’emploi, et donc ne pas devoir accepter n’importe quelle condition d’embauche. 

Comment le financer ? “C’est pour moi une fausse question, car on a en France assez de richesses. On a un gâteau, il suffit d’en redessiner les parts”, estime Baptiste Mylondo. Comment ? En augmentant l’impôt sur le revenu et sa progressivité. “Je conçois donc ce revenu à la fois comme un outil pour éradiquer la pauvreté monétaire et comme une manière de lutter contre inégalités.”

 

Option basse. Quand on demande au très libéral Gaspard Koenig quelle place la lutte contre les inégalités tient dans son dispositif, sa réponse est claire : “Aucune”. Pour le dirigeant du think tank Génération libre, “l’obsession de la lutte contre les inégalités nous a empêché de lutter contre pauvreté”. Et de citer Thomas Paine : ”peu importe que « certains soient devenus riches du moment que personne ne devient pauvre en conséquence”. Dans cette optique libérale, le revenu de base ne sert qu’à répondre aux besoins primaires. Son montant est donc délibérément bas. Dans la proposition qu’il formule avec Marc de Basquiat – dans un ouvrage intitulé Liber – , il est de 470 euros par adulte et par mois.

Il est distribué sous la forme d’un “impôt négatif” : les auteurs proposent une réforme fiscale où l’impôt sur le revenu est remplacé par un impôt proportionnel au premier euro (une “libertaxe” estimée à 23 % ). Et un crédit d’impôt calculé automatiquement. Si la personne n’a aucun revenu, cela lui est versé ; sinon, il paye des impôts. “C’est une manière de dissocier la question fiscale de la reconnaissance du besoin de chacun d’avoir un revenu”, précise Marc de Basquiat.

 

D’autres enfin soutiennent des options médianes. Davantage par pragmatisme ou par défaut que par choix. C’est par exemple ce qui ressort d’une note de la Fondation Jean Jaurès sur le revenu de base. Le think tank, proche du PS, y étudie trois scénarios, avec des montants d’allocation moyens de 500, 750 et 1 000 euros par mois. “Sans être pour autant favorable à un revenu de base, nous estimons que la deuxième estimation est réaliste. C’est plutôt un choix par élimination,” explique Jérôme Héricourt, professeur à l’Université de Bretagne Ouest, et co-auteur de la note.

” D’un coût de 565 milliards d’euros, soit 26 % du PIB, l’allocation de 750 euros en moyenne serait financée en réorientant les dépenses de protection sociale : retraite, assurance-maladie – hors affections de longue durée –, chômage, allocations familiales”, précise l’étude.

Des dizaines de modalités de financement ont déjà été explorées. Elles sont recensées par le Mouvement français pour le revenu de base. Elles vont de la fiscalité (impôt, taxe sur le capital ou les transaction financière) à la création monétaire.

 

La fin de notre système de protection sociale ?

La critique d’un État-Providence épuisé et inefficace dans sa forme actuelle rassemble de nombreux promoteurs du revenu de base. Ils mettent en avant la fin de l’horizon du plein emploi, parfois la révolution technologique (même si les effets éventuels de la robotisation sur l’emploi restent à démontrer). Pour certains, le revenu de base serait aussi une réponse aux ratés (en particulier le taux de non-recours) et la complexité du système de prestation sociales.

 

Selon les schémas imaginés, le revenu de base est conçu comme un complément du système de protection sociale, ou alors il réoriente une partie de ce système (c’est ce que proposent, dans des perspectives différentes, Baptiste Mylondo et les auteurs du Liber). 

 

Enfin, une vision plus radicale consisterait à remplacer l’Etat Providence – comme le préconise le libertarien américain Charles Murray. Un choix dont, en France la majorité des défenseurs du revenu de base – même les plus libéraux – se défendent. 

 

“Forfaitiser les aides sociales c’est plus juste”, “le revenu de base face aux défauts du RSA” … : dans une série de petits films, le Mouvement pour un revenu de base détaille en quoi cela lui semble préférable au système actuel :

 

Le revenu de base serait-il une menace pour notre Etat social ? C’est en tout cas, à gauche, l’un des principaux arguments de ses opposants. “C’est le type même de la mauvaise utopie”, avertissait le sociologue Robert Castel. Une menace sur la sécurité sociale alertent un certain nombre d’économistes. Ils sont suivis sur ce terrain par de nombreux politiques. 

 

Devra-t-on payer des surfers à Malibu ?

 

Pourquoi paierait-on des gens à ne rien faire. Voilà la critique massivement portée par une partie de la droite, qui dénonce un “assistanat légalisé”. C’est l’image du “surfeur à Malibu” – figure déjà convoquée par le philosophe John Rawls pour illustrer le cas des gens qui se contenteraient d’un revenu très faible pour pratiquer leur passion. Même si la désincitation au travail n’est en rien prouvée, dans ce contexte, l’idée d’un revenu de base peine encore à devenir acceptée socialement. Car les différents projets ont en commun de revenir sur un dogme puissant : le lien entre revenu et emploi. C’est aussi une question philosophique qui se pose là, sur la conception même du travail.

 

De l’avis de tous les promoteurs du revenu de base, la notion de “valeur travail” reste un obstacle de taille aujourd’hui.

 

“On fait le pari que seuls très peu de gens choisiront de ne pas travailler. Et que de toute façon ce n’est pas à la société de décider pour les gens”, répond Gaspard Koenig en bon libéral. Tandis qu’à l’autre bout du spectre, Baptiste Mylondo, estime qu’ “il ne s’agit pas de dire certains vont payer pour ceux qui ne travaillent pas, mais que tout le monde travaille et donc a droit à quelque chose.” Il propose donc de verser un revenu à tous au nom de la contribution de tous à l’enrichissement collectif. Qui a droit à une part du gâteau ? Tous ceux qui contribuent. “On assimile contribution et participation à la création de richesse au fait d’occuper un emploi. C’est faux. Imaginons une seconde qu’on arrête de se parler hors de l’emploi…”

 

Le joueur de belote. “Tout le monde accepte l’idée que monter une association de joueurs de belote dans une maison de retraite, c’est du travail. Mais si je joue à la belote avec des copains, ça n’est plus reconnu comme tel. Or c’est tout aussi utile, car cela contribue au lien social, poursuit Baptiste Mylondo. La vie sociale est notre premier bien commun qu’il faut entretenir. Entretenir la société, c’est du boulot. Je ne dis pas que c’est une activité pénible – jouer à la belote c’est plaisant – mais si elle n’est pas réalisée, c’est la fin de la société.”

 

Mais pour certains, comme l’économiste d’Attac Jean-Marie Harribey, un revenu de base conforterait dangereusement une société duale, avec ceux qui travaillent d’un côté et ceux qui ne travaillent pas de l’autre.

 

L’obligation du grand saut

 

Instaurer un revenu de base, quel qu’il soit, passe par une réforme fiscale. Impossible donc de commencer par l’expérimenter à une échelle territoriale. C’est le grand saut. “Il est structurellement impossible et probablement inconstitutionnel de le tester dans tel ou tel village ; c’est un équilibre global”, souligne Marc de Basquiat. 

 

Ailleurs dans le monde, des expérimentations partielles ont néanmoins déjà eu lieu, comme aux États-Unis et au Canada. En Europe, la Finlande a annoncé une expérimentation sur un nombre limité de citoyens. Un groupe de travail doit rendre des résultats fin novembre pour déterminer ce qu’ils testeront. “Cette réflexion est difficile. Donner à certains un statut dérogatoire du point de vue des aides sociales et de la fiscalité, demande de nouvelles lois car aujourd’hui la législation ne le permet pas. Et c’est compliqué. Ils ont renoncé au niveau fiscal ; ce ne sera un test que sur les aides sociales. Mais ils ont conscience qu’en faisant cela ils dégradent leur expérimentation”, poursuit l’économiste

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