« Quand un paquebot passe, il ne pense pas aux petites embarcations autour. Mais ce sont elles qui prennent les vagues. »
Enrichissante et instructive : ainsi pourrait-on résumer la conférence donnée ce vendredi 11 avril par Jean-Claude Beaujour – animée par Claude Titina – sur les répercussions de la politique américaine dans la Caraïbe. Intitulée « La redistribution des cartes par le président Donald Trump, quels enjeux pour la Caraïbe ? », cette intervention, à visionner en replay en bas d’article, offre bien plus qu’une analyse géopolitique. Elle agit comme un sismographe, révélant les secousses à venir pour nos territoires ultramarins.
Trump, une personnalité disruptive, un miroir de l’Amérique
Dès les premières minutes, Jean-Claude Beaujour donne le ton : il ne s’agira pas ici d’un simple réquisitoire contre la personne du président américain. « Trump, qu’on l’apprécie ou pas, a été élu – et réélu. Il incarne une tendance profonde de l’Amérique contemporaine. » Selon lui, cet homme d’affaires à la réussite flamboyante a su capter l’air du temps, une Amérique lasse de jouer au gendarme du monde, une Amérique en repli, en doute, et de plus en plus polarisée.
Le diagnostic est net : les États-Unis traversent une crise identitaire. Le doute s’est installé dans une nation longtemps convaincue de sa toute-puissance. « La Chine est devenue un challenger crédible, la désindustrialisation a frappé l’Amérique profonde, et la globalisation a fragilisé les classes moyennes. »
Une doctrine sans doctrine : le rapport de force comme méthode
Trump ne s’inscrit pas dans une vision traditionnelle de la géopolitique. Il ne pense pas en blocs ou en équilibres. Il pense en rapport de force. « Il plante un drapeau, et observe qui se positionne. » Le monde devient un échiquier mouvant où les alliances se font et se défont selon les humeurs du moment.
Son programme repose sur quelques axes clairs :
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Une immigration drastiquement contrôlée.
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Un retrait progressif des accords internationaux.
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Une volonté de réindustrialisation à marche forcée.
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Une remise en cause frontale des règles du commerce mondial.
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Une tentative de contrôle stratégique des accès maritimes, notamment via le canal de Panama et les Caraïbes.
Et nous, dans tout ça ? Les Antilles comme baromètre périphérique
Jean-Claude Beaujour l’admet : la Caraïbe n’est probablement pas au centre des préoccupations de la Maison-Blanche. Mais c’est justement ce qui rend la situation plus inquiétante. « Quand un paquebot passe, il ne pense pas aux petites embarcations autour. Mais ce sont elles qui prennent les vagues. »
Des impacts directs pour les voisins, indirects mais bien réels pour nous
Nos économies ultramarines ne représentent pas un poids majeur pour Washington, mais les secousses n’en sont pas moins ressenties. C’est l’effet domino : les décisions américaines frappent d’abord les pays les plus proches, comme Haïti, la Jamaïque, Sainte-Lucie ou la République dominicaine – des îles dont les économies sont très dépendantes des échanges, du tourisme ou des aides venues des États-Unis.
Une politique migratoire dure, une chute du dollar, une crise sociale liée à une baisse brutale des transferts d’argent des diasporas vivant aux États-Unis… tout cela peut vite provoquer des tensions régionales. Et dans une zone aussi petite et interdépendante que la Caraïbe, quand un pays vacille, les autres tremblent aussi.
Résultat ? Si des centaines, voire des milliers de personnes tentent de fuir la pauvreté ou l’instabilité dans leurs pays, la Martinique et la Guadeloupe peuvent rapidement devenir des points d’accueil. Nous l’avons déjà vu avec certaines vagues migratoires, notamment depuis Haïti. Et cela pourrait s’intensifier.
Mais les impacts sont aussi déjà perceptibles chez nous, de manière plus discrète mais non moins préoccupante :
- Sur le tourisme : une récession américaine signifierait moins de croisiéristes, moins de nuitées, et des budgets réduits pour les vacanciers nord-américains. Or, ces visiteurs représentent une manne importante pour notre économie locale. Un simple calcul : si 5 000 touristes dépensent 100 euros de moins chaque semaine, ce sont 500 000 € en moins injectés dans nos commerces, nos taxis, nos marchés, nos restaurants. Répété sur plusieurs semaines, c’est une perte colossale.
- Sur les prix à la consommation : l’augmentation des droits de douane décidée par Trump sur les produits importés – notamment venant de Chine – a des effets en chaîne. Beaucoup de ces produits transitent par les circuits d’importation européens ou américains avant d’arriver chez nous. Résultat : nos produits de base, électroménagers, vêtements, matériaux de construction, peuvent coûter plus cher, alors que nous subissons déjà un coût de la vie élevé.
- Sur notre place dans le monde : si les États-Unis durcissent leur position sur la scène internationale, y compris en Amérique latine et dans les Caraïbes, cela peut avoir un impact stratégique sur nos territoires. Jean-Claude Beaujour évoque un scénario inquiétant : « Que se passerait-il si Fort-de-France devenait un jour un site militaire jugé stratégique par une grande puissance ? » Notre souveraineté pourrait être mise à l’épreuve, dans un monde où les rapports de force deviennent la norme.
Et la France ? Puissance médiane dans un jeu de géants
Jean-Claude Beaujour revient aussi sur le rapport entre les États-Unis et l’Europe. « Les Américains ne nous considèrent plus comme des alliés privilégiés, mais comme des partenaires parmi d’autres. » La France, comme le reste de l’UE, découvre qu’elle n’est plus au centre du jeu transatlantique.
Certes, notre puissance commerciale reste conséquente. Mais les divergences internes à l’Europe – entre l’Allemagne industrielle et d’autres nations – compliquent les ripostes coordonnées. Le vrai défi est là : bâtir une Europe politique capable de peser face à l’Amérique, à la Chine et aux nouvelles puissances.
Ce que cela signifie pour nous : des choix à faire, vite
Jean-Claude Beaujour ne s’est pas contenté d’un constat. Il lance un appel, presque une alerte : face à un monde qui change à grande vitesse, nous, Antillais, devons cesser d’être de simples spectateurs. Nous devons devenir des acteurs. Cela demande du courage, de la volonté politique, et surtout une vision.
1. Relocaliser et renforcer nos filières locales
Aujourd’hui, une grande partie de ce que nous consommons vient d’ailleurs : nourriture, matériaux, énergie, vêtements, biens technologiques. Cette dépendance nous fragilise. À la moindre crise internationale, ce sont nos rayons qui se vident, nos factures qui explosent, notre vie quotidienne qui est bousculée.
Il est donc urgent de soutenir davantage les agriculteurs locaux, de développer des filières de transformation alimentaire sur place, de favoriser les circuits courts, et d’encourager la production d’énergies renouvelables (solaire, biomasse, géothermie). Mais cela concerne aussi les services : ingénierie, réparation, numérique, etc. Pourquoi dépendre de prestataires lointains quand nous avons ici des compétences à former et à valoriser ?
En relocalisant ce que nous pouvons produire nous-mêmes, nous créons de l’emploi, nous stabilisons notre économie, et nous reprenons un peu de contrôle sur notre avenir.
2. Anticiper les mouvements migratoires dans la région
Les crises économiques, politiques ou climatiques que traversent nos voisins (Haïti, Venezuela, Cuba…) peuvent entraîner des vagues migratoires. Cela ne se gère pas dans l’urgence, mais avec préparation.
Cela signifie adapter nos infrastructures, nos services sociaux et éducatifs, mais aussi renforcer notre capacité d’intégration pour éviter tensions et ruptures sociales. Cela signifie surtout une chose : renforcer la coopération régionale. Discuter avec nos voisins, partager des ressources, monter des projets communs. Une Caraïbe qui se parle et agit ensemble est plus forte et plus résistante.
3. Défendre nos intérêts auprès de l’Europe
Nous sommes citoyens européens. Et pourtant, trop souvent, les Outre-mer sont oubliés dans les grandes discussions commerciales menées à Bruxelles. Or, chaque accord signé avec un pays tiers (comme les États-Unis ou la Chine) peut avoir des conséquences directes sur notre économie : taxes, concurrence déloyale, normes inadaptées…
Il est temps que nos élus, nos institutions, nos représentants économiques fassent entendre une voix forte et unie à l’échelle européenne. Les Antilles doivent être protégées, comme tout territoire vulnérable. L’Europe doit assumer sa responsabilité envers ses régions ultrapériphériques, non pas seulement en discours, mais dans les actes et les traités.
4. Rester lucides face aux grandes puissances
Enfin, Jean-Claude Beaujour le martèle : ne soyons pas naïfs. Ni les États-Unis, ni la Chine ne sont des amis désintéressés. Ce sont des puissances. Elles défendent leurs intérêts, leur influence, leur sécurité.
Il ne s’agit pas de se couper du monde, ni de se méfier de tout. Mais d’agir avec discernement. De ne pas se laisser imposer des choix contraires à nos besoins. D’identifier nos priorités locales, de nous organiser pour les défendre, et de refuser toute forme de domination, même douce.
Cela demande une prise de conscience collective. Cela commence par l’éducation, la solidarité, le renforcement de nos institutions, mais aussi par une plus grande exigence envers ceux qui nous gouvernent.
Une conclusion lucide : ne pas être naïfs, mais ne pas céder à la peur
« La peur n’empêche pas le malheur », dit Jean-Claude Beaujour. Mais elle peut parfois servir d’électrochoc. Le message est clair : il est temps d’agir, de réfléchir stratégiquement, de se donner une vision pour la Caraïbe française dans un monde en mutation.
Car si nous restons passifs, nous continuerons de subir les courants des grands empires. Mais si nous décidons de naviguer intelligemment, de valoriser nos atouts, alors même les secousses venues de Washington pourraient devenir, à terme, des opportunités.