Un arbre, un monde à explorer
Après trois ans de recherches menées autour de grands arbres tropicaux au Pérou puis en Colombie, le programme franco-belge Life on Trees s’est achevé. Son objectif était de révéler l’incroyable diversité d’organismes qu’un seul arbre peut accueillir. Ce mercredi 5 mars, au cœur de la forêt colombienne, une équipe de naturalistes et de grimpeurs professionnels fait ses adieux à un arbre exceptionnel. Ce Brosimum utile, communément appelé « arbre à lait » en raison de son latex blanc, a fait l’objet d’une étude minutieuse, presque centimètre par centimètre, pendant plus d’un an. Des dizaines de chercheurs venus du monde entier se sont relayés pour inventorier la vie qu’il abrite, cherchant à répondre à une question simple en apparence : combien d’espèces animales, végétales et fongiques peuvent vivre sur un seul arbre ? Et comment ces espèces interagissent-elles et se répartissent-elles sur ce géant végétal, véritable écosystème miniature ?
Des protocoles innovants pour une biodiversité inédite
Pour mener à bien cette mission, les chercheurs ont mis en place 36 protocoles de collecte, explorant la base du tronc jusqu’au sommet, à 40 mètres de hauteur. Ils ont ainsi recueilli et analysé mousses, fougères, orchidées, lichens, vers, chenilles, coléoptères et une myriade d’autres insectes. L’étude s’est étendue des protistes, minuscules êtres unicellulaires, jusqu’aux oiseaux et chauves-souris qui fréquentent les branches. C’est la première fois qu’une telle diversité est recensée à l’échelle d’un arbre, à l’exception des bactéries. La dernière corde d’accès à la canopée tombée au sol, un jour de pluie, a marqué la fin d’une année d’étude sur ce site et la conclusion du programme Life on Trees, lancé trois ans plus tôt. Deux arbres péruviens avaient déjà été étudiés de manière
Une idée née de la passion pour l’exploration
Le programme, porté par l’Institut royal des sciences naturelles de Belgique et le Fonds de dotation Biotope, en collaboration avec le Muséum d’histoire naturelle de Lima et l’Institut de recherche colombien Humboldt, est né de l’imagination de Maurice Leponce il y a plus de dix ans. Ce naturaliste, spécialiste des termites, acariens et fourmis, a participé à de nombreuses missions d’exploration de la biodiversité à travers le monde. Il a eu l’idée de changer d’échelle et de focaliser l’étude sur un arbre unique. En 2017, il partage ce projet avec Olivier Pascal, botaniste et pilier de grandes expéditions scientifiques. Ensemble, ils parcourent la planète, de l’Éthiopie à la Birmanie, à la recherche d’arbres susceptibles de donner vie à leur ambition.
Des expéditions de l’Amazonie à la Colombie.
Après avoir trouvé un mécène, l’entreprise Chanel, et surmonté des obstacles comme la crise du Covid-19 et un coup d’État en Birmanie, le duo lance un projet pilote fin 2021 au Pérou. Trois arbres sont finalement étudiés, tous sur les contreforts des Andes, là où la cordillère plonge dans la forêt amazonienne. En 2022, des dizaines de spécialistes se relaient autour d’un Dussia tessmannii de 50 mètres de haut, enraciné dans le parc national de Rio Abiseo. L’année suivante, l’équipe se concentre sur un ficus situé à 2 400 mètres d’altitude, dans le district d’Oxapampa. Enfin, début 2024, le programme s’installe dans l’extrême sud de la Colombie pour étudier un troisième et dernier arbre.
Une logistique à la hauteur de la canopée
Ce Brosimum utile pousse dans la forêt humide de la Isla Escondida, une réserve naturelle privée située au sud-ouest de la Colombie, à une trentaine de kilomètres de la frontière équatorienne. Il faut une demi-journée de voyage pour atteindre le site depuis Bogota, mais l’arbre se trouve à proximité des baraquements de la réserve, offrant un abri et un laboratoire de fortune à l’équipe de naturalistes et de grimpeurs.
Technologies et techniques de pointe
Grâce à l’expérience acquise au Pérou, l’équipe met en place les protocoles de manière efficace. Elle commence par scanner l’arbre du sol à la canopée à l’aide d’un appareil Lidar, qui permet de modéliser l’arbre en trois dimensions et de localiser précisément chaque organisme collecté. Les grimpeurs installent ensuite des cordes et une plateforme suspendue, la Pendola, pour permettre aux chercheurs d’accéder à la canopée et de travailler en toute sécurité.
Un jardin suspendu d’une diversité inouïe.
La diversité observée sur cet arbre est impressionnante. Les grosses branches charpentières sont couvertes de plantes épiphytes, formant un véritable jardin suspendu. Certains arbustes, eux-mêmes porteurs d’épiphytes, poussent sur ces branches, créant une petite forêt sur un seul arbre. Sur le second arbre péruvien, l’un de ces arbustes mesurait 15 mètres de haut.
Un inventaire minutieux et des records mondiaux
L’étude de ce microcosme constitue l’un des objectifs principaux de la mission. Les grimpeurs prélèvent des îlots de végétation, masses de terre, fougères, orchidées et autres plantes, qui sont ensuite analysés au camp de base. Lors de la seconde session de terrain, l’équipe complète l’inventaire, portant à 638 le nombre de plantes à fleurs collectées, représentant près de 150 espèces. Sur le ficus péruvien, 162 espèces d’épiphytes ont été identifiées, soit une trentaine de moins qu’en 2004 par un botaniste australien qui y avait consacré deux ans, contre une quinzaine de jours pour l’équipe de Life on Trees. Les trois arbres étudiés par le programme figurent désormais parmi ceux qui portent le plus d’épiphytes au monde.
Des spécialistes pour chaque micro-habitat
Le protocole, basé sur la dextérité des grimpeurs, est adapté à chaque spécialité. Les îlots de végétation intéressent aussi les spécialistes de la faune du sol, qui prélèvent araignées, vers de terre ou coléoptères, puis placent la matière organique dans des extracteurs pour récupérer une myriade de minuscules organismes. Des spécialistes des guêpes, mouches ou champignons se relaient pour disposer différents pièges à insectes dans la canopée ou guider les grimpeurs dans la collecte de spécimens. Les branches mortes sont collectées et entreposées au camp pour permettre l’émergence de larves d’insectes ou la pousse de champignons. Des échantillons de feuilles ou de bois sont mis en culture pour révéler les champignons microscopiques endophytes, identifiés ensuite par analyses génétiques.
Des écosystèmes aquatiques dans les arbres
D’autres microhabitats sont étudiés, comme les broméliacées, qui retiennent l’eau de pluie et abritent de nombreux organismes aquatiques. Selon Jean-François Carrias, une seule broméliacée peut contenir une centaine d’espèces de petits invertébrés et près d’un millier d’organismes unicellulaires par millilitre d’eau. L’eau est filtrée pour séquençage génétique, révélant le passage de vertébrés comme grenouilles, perroquets ou singes.
Des microclimats à modéliser
Certains protocoles visent à explorer la biodiversité de façon standardisée, notamment pour les mousses et lichens, étudiés sur 150 petites zones réparties sur l’arbre. Une seule de ces zones peut accueillir jusqu’à 50 espèces de mousses, organisées en communautés. Un réseau de capteurs mesure humidité et température, afin de modéliser les microclimats à l’intérieur de la canopée.
Un écosystème miniature, reflet de la forêt
La richesse d’un écosystème est liée à la diversité des milieux qu’il renferme. À l’échelle d’un arbre, la variation de microclimats est considérable, allant de 20 °C et 100 % d’humidité à la base du tronc, jusqu’à 40 °C et 60 % d’humidité dans la canopée. Pour compléter l’inventaire, une ultime session de terrain a eu lieu en pleine période de fructification, avec une équipe consacrée au recensement des vertébrés. Ornithologues et spécialistes des chauves-souris se sont relayés pour observer et capturer les espèces présentes. Au final, six espèces de chauves-souris et 115 espèces d’oiseaux ont été recensées autour de l’arbre.
Une aventure scientifique et humaine.
Pour les insectes, l’identification prendra des années, chaque spécimen devant être envoyé à des spécialistes. Maurice Leponce espère publier une première vague de résultats globaux en 2026. Selon les premières estimations, un grand arbre tropical peut accueillir au moins un millier d’espèces, peut-être le double. Au-delà du recensement, le programme démontre l’intérêt d’étudier la biodiversité à l’échelle de l’arbre, révélant une richesse insoupçonnée et représentative de la forêt alentour. Comme le résume Olivier Pascal, « l’arbre ne cache pas la forêt, il la montre ».