“De missionnaire à agent consulaire, j’ai fait de la Martinique mon foyer.”
Le 1er août 1993, après 91 ans d’existence, le consulat des États-Unis à Fort-de-France a fermé ses portes. Le Département d’État en avait décidé ainsi, en raison de contraintes budgétaires, et malgré une mobilisation d’élus martiniquais et du gouvernement français en faveur du maintien de ce consulat. Cependant, Washington a résolu de conserver une présence consulaire en Martinique, en y ouvrant une agence rattachée à la section consulaire de l’Ambassade des États-Unis à La Barbade. C’est dans ce contexte que Henry Ritchie a été nommé agent consulaire des États-Unis à Fort-de-France, avec juridiction sur les Antilles françaises, en novembre 1993 ; il a occupé ce poste jusqu’en mars 2015, détenant ainsi le record de longévité d’un fonctionnaire américain en Martinique.
Henry Ritchie est donc un témoin privilégié des relations entre les Antilles françaises et les États-Unis, mais il est aussi un homme de foi et de convictions. Arrivé en Martinique en 1978 en tant que missionnaire pentecôtiste, il s’y est enraciné, y fondant une famille et une communauté. A travers ses différents engagements, son parcours est jalonné d’aventures humaines, d’anecdotes marquantes et de défis surmontés. Dans cet entretien, il revient sur son rôle de serviteur public, son amour pour la Martinique et les moments forts d’une carrière dédiée aux autres – avec le sourire et la cordialité qui le caractérisent.
Quand et pourquoi vous êtes-vous établi en Martinique ? Quel a été le cours de votre vie avant votre entrée au service extérieur des États-Unis ?
Well, je suis né le 22 mai 1951 à Raymond, une petite localité du comté de Pacific, dans l’État de Washington, sur la côte Nord-Ouest des États-Unis. Mes parents vivaient dans une réserve indienne. Mon père, en effet, était membre de la tribu des Potawatomi. Je me revendique moi-même comme un Native American (il nous montre sa carte de membre de la Forest County Potawatomi Community).
A l’âge de 16 ans, à la suite d’une révélation, j’ai décidé de me consacrer à la religion. Je suis devenu pasteur après avoir suivi trois années d’études à l’Apostolic Bible Institute, situé à Saint-Paul, dans le Minnesota. C’est là-bas que je me suis marié avec Sharon, en 1970. Cinq ans plus tard, nous nous sommes installés à Londres, où je suis devenu doyen de la Bible School.
En 1977, nous avons été nommés comme missionnaires pentecôtistes en Martinique, où nous sommes arrivés l’année suivante. Nos activités nous ont aussi amené à nous rendre sur d’autres îles des Antilles, et jusqu’en Guyane. En 1998, nous avons fondé l’Église Pentecôtiste Unie de Martinique, dont je suis toujours le pasteur.
“En 1993, l’Ambassadeur des États-Unis à La Barbade m’a proposé de devenir agent consulaire après la fermeture du consulat de Fort-de-France, une mission que j’ai exercée pendant plus de 21 ans.”
Pourquoi et dans quelles circonstances avez-vous présenté votre candidature au poste d’agent consulaire des États-Unis ? Aviez-vous des relations avec le consulat américain à Fort-de-France ?
Non, je n’avais pas vraiment de relations avec le consulat des États-Unis. Mais en 1993, l’Ambassadeur des États-Unis à La Barbade m’a proposé de poser ma candidature au poste d’agent consulaire qui venait d’être créé, à la suite de la fermeture du consulat de Fort-de-France. J’ai accepté, car je voulais me mettre au service de mes compatriotes présents dans la région.
Comment s’est passé le processus de recrutement ?
J’ai envoyé les documents demandés pour la candidature, et j’ai été convié à un entretien avec le Consul général des États-Unis à La Barbade. J’ai aussi été interrogé par le FBI. Mon principal concurrent était un Américain résidant en Guadeloupe. Sa candidature n’a pas été retenue, car le Consul général n’était pas sûr qu’il soit disposé à venir s’installer en Martinique. C’est ainsi que j’ai finalement été nommé au poste d’agent consulaire des États-Unis à Fort-de-France.
Quelles ont été vos conditions de travail, et en quoi consistait votre travail consulaire ?
Après ma nomination, on m’a proposé de venir m’installer, avec mon épouse et nos deux enfants, dans la belle villa Art Deco de Didier qui avait été la résidence des consuls des États-Unis en Martinique depuis 1949, et qui était une propriété du gouvernement fédéral américain. Cependant, nous avons attendu un peu avant de nous y installer, car la propriété était dans un triste état… Elle avait même été pillée ! Mais une fois réhabilitée, elle est devenue un lieu de résidence agréable. Nous y avons mené une vie heureuse, pendant 8 ans. La propriété a ensuite été vendue.
“L’une de mes plus grandes satisfactions a été d’aider une jeune Américaine d’origine haïtienne, en détresse en Martinique, à retrouver une famille d’accueil aux États-Unis.”
Ma juridiction incluait non seulement, la Martinique, mais aussi la Guadeloupe, Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Elle couvrait donc les Antilles françaises. Mon travail consistait surtout à assister les ressortissants des États-Unis, notamment dans des démarches relatives à l’État-Civil. Rien qu’en Martinique, il y avait plusieurs centaines de ressortissants américains. D’un autre côté, j’informais le public des conditions en vigueur pour voyager aux États-Unis. Parfois, je recevais la visite du Consul général des États-Unis à La Barbade, mon supérieur.
Même si je n’avais pas de fonctions politiques, j’étais régulièrement invité à des réceptions officielles, et à divers événements. Pour le reste, il n’y a pas eu de visite officielle américaine de haut niveau aux Antilles françaises, alors que j’étais agent consulaire, et les escales de l’U.S. Navy et de l’U.S. Coast Guard étaient assez rares… Je précise que je n’étais pas toujours le seul fonctionnaire américain affecté à la Martinique, à cette époque : des agents de la DEA (la Drug Enforcement Administration, l’agence fédérale américaine chargée de la lutte contre le trafic de drogues, NDR) venaient de temps en temps sur l’île, souvent sans me prévenir.

Quels sont vos souvenirs les plus marquants de votre mission consulaire ?
Parmi les moments les plus marquants de ma carrière, je me souviens particulièrement du 11 septembre 2001, jour de l’effondrement des tours jumelles du World Trade Center à New York. J’ai été très touché par la solidarité exprimée en Martinique. Le préfet m’a invité à un moment de silence officiel. Plusieurs universitaires m’ont également envoyé des messages de sympathie. Ces gestes m’ont beaucoup marqué, car ils montraient une reconnaissance sincère des événements tragiques qui avaient bouleversé mon pays.
Un autre souvenir marquant concerne une jeune fille américaine d’origine haïtienne. Elle était venue en Martinique avec sa mère alors qu’elle était encore enfant. Sa mère est malheureusement décédée, la laissant seule et sans ressources. Elle s’est retrouvée enceinte à 16 ans et vivait dans la rue. Lorsqu’elle s’est présentée à mon bureau, elle était enceinte de sept mois. J’ai immédiatement cherché à l’aider en lui trouvant un accès aux soins médicaux. Elle a disparu après cette première rencontre, et ce n’est que seize mois plus tard qu’elle est revenue me voir, avec son bébé. Entre-temps, elle avait trouvé refuge chez un homme plus âgé qui a fini par aller en prison, la laissant de nouveau sans rien. Avec l’aide des autorités, j’ai organisé son retour aux États-Unis, en retrouvant une sœur prête à l’accueillir, dans le New Jersey. Ce fut un moment de grande satisfaction pour moi de savoir que j’avais pu contribuer à changer le destin d’une personne vulnérable.
Comment votre parcours personnel et votre héritage amérindien ont-ils influencé votre manière de travailler en tant qu’agent consulaire ?
Mon appartenance à la tribu des Potawatomi et mon éducation dans une communauté amérindienne m’ont appris l’importance du respect, de l’écoute et du sens du collectif. Ces valeurs ont guidé ma manière d’interagir avec les personnes que j’ai aidées en tant qu’agent consulaire. J’ai toujours cherché à trouver des solutions adaptées aux besoins individuels, en tenant compte des réalités locales. Mon expérience m’a aussi aidé à comprendre la diversité culturelle et à m’intégrer plus facilement en Martinique, malgré les différences avec les États-Unis.
“Au-delà des formalités consulaires, j’ai été témoin de moments marquants, comme la solidarité exprimée après le 11 septembre 2001.”
Pourquoi avez-vous quitté vos fonctions consulaires, en 2015 ? Comment s’est déroulée la transition avec votre successeur ?
En poste depuis plus de 21 ans, j’étais pratiquement arrivé au nombre d’années de service limite des agents consulaires. Le temps était venu pour moi de passer la main. J’ai donc démissionné, ce qui a donné lieu à un appel à candidatures pour me succéder. Parmi les nombreux candidats, c’est Leah MacGaw, une enseignante d’anglais déjà établie en Martinique, qui a été sélectionnée. Elle a suivi une formation avant de prendre son poste, et la transition s’est très bien passée.
Quelles ont été vos activités depuis votre départ de l’agence consulaire ? Gardez-vous des relations avec le service extérieur des États-Unis ?
Non, je n’ai plus de relations avec l’U.S. Foreign Service, même si j’ai toujours plaisir à parler de mes souvenirs d’agent consulaire ! Depuis mon départ du poste, j’ai continué à m’occuper de mon église et de mes fidèles, et à mener une vie active. Je me rends régulièrement aux États-Unis, pour des raisons familiales, et je voyage aussi beaucoup en raison de mes activités pastorales… Mais je reviens toujours dans cette chère Martinique.
Quelle est votre perception de l’évolution de la présence américaine en Martinique au fil des années ?
La présence américaine en Martinique a évolué au fil du temps. Lorsque j’ai pris mes fonctions, il y avait environ 900 à 1000 citoyens américains vivant sur l’île, souvent en situation de double nationalité. Aujourd’hui, ce chiffre a probablement changé, mais je n’ai pas les statistiques récentes. La fermeture du consulat en 1993 a marqué un tournant, et la gestion consulaire est désormais rattachée à l’Ambassade des États-Unis à La Barbade. En tout cas, j’ai toujours constaté un respect mutuel entre les Martiniquais et les Américains présents ici, notamment grâce aux liens culturels et historiques entre les deux territoires.

Quels aspects culturels de la Martinique vous ont marqué ?
Vivant ici depuis plus de cinquante ans, j’ai appris à aimer cette île et sa culture, mais j’ai également été frappé par certaines différences culturelles.
L’une des choses qui m’ont le plus marqué concerne la manière dont les grèves sont organisées. En Martinique, il est courant que les routes soient bloquées, parfois pendant plusieurs jours, ce qui empêche toute circulation et paralyse l’activité économique. Aux États-Unis, bloquer les routes est non seulement illégal, mais c’est aussi une pratique qui ne serait pas tolérée par la population elle-même. Les Américains interviendraient directement avant même que la police ne s’en charge.
D’autres éléments culturels m’ont surpris : la consommation de boudin rouge, qui est interdite aux États-Unis, alors qu’ici c’est un mets très prisé. De même, j’ai dû m’habituer à voir de la viande de cheval en boucherie, chose qui est considérée comme un crime aux États-Unis.
Un autre aspect différent est la politesse quotidienne. En Martinique, lorsque vous entrez dans une salle d’attente, il est d’usage de saluer tout le monde. Aux États-Unis, et en particulier à New York, ce genre de salutation collective n’existe pas, sauf dans certaines communautés latinos ou haïtiennes.
Enfin, le service dans les restaurants est un autre point de contraste. Ici, les repas s’étendent sur de longues durées, et il est mal vu qu’un serveur apporte l’addition avant que le client ne l’ait demandée. Aux États-Unis, au contraire, l’addition est généralement présentée rapidement pour assurer un turnover rapide des tables.
Ces différences, loin d’être des barrières, m’ont permis de mieux comprendre et apprécier la culture martiniquaise tout en restant conscient des particularités américaines.
Que représente aujourd’hui la Martinique pour vous après tant d’années passées sur l’île ?
La Martinique est devenue mon foyer. J’y ai construit ma vie, ma famille, et j’y ai trouvé un équilibre que je n’aurais peut-être pas eu ailleurs. Cela fait plus de cinquante ans que j’y réside, et même si je retourne parfois aux États-Unis, c’est ici que je me sens chez moi. La culture, les paysages, les relations que j’ai nouées au fil des ans, tout cela fait partie intégrante de ma vie. Je suis reconnaissant envers cette île qui m’a accueilli et permis de m’épanouir tant sur le plan personnel, que du point de vue professionnel. n
Propos recueillis par Sébastien Perrot-Minnot, chercheur, Consul honoraire émérite du Guatemala et membre associé de l’American Foreign Service Association (AFSA), et Philippe Pied, directeur de la publication du magazine Antilla.