Voici le quatrième épisode de la série Rivages croisés, signée Laurent Cypria, après les escales de Nice, Antibes et Villefranche-sur-Mer. Cette fois, l’auteur s’arrête à Èze, village suspendu entre roche et nuages, entre vertige et silence.
L’auteur y poursuit sa traversée sensorielle et méditative de la Côte d’Azur, où chaque lieu devient un miroir intérieur. Que cherche-t-on vraiment dans ces paysages ciselés par le temps ? À quoi tient ce sentiment d’étrangeté familière ? Et pourquoi certains endroits nous laissent-ils le goût d’une mémoire ancienne, sans jamais l’avoir vécue ?
Èze, le vertige et la pierre.
J’ai découvert Èze un excetionnel matin de brouillard, quand les nuages viennent tailler la pierre comme un souvenir d’Ecosse. La route en corniche semblait flotter entre ciel et abîme, suspendue à une respiration trop longue. C’est une montée lente vers l’impossible, un escalier minéral que le monde aurait oublié de finir.
Èze ne se laisse pas atteindre — elle se mérite. Elle se hisse, s’agrippe, échappe au regard de ceux qui aiment voir le bout du chemin. De loin, elle ressemble à un nid d’aigle pétrifié, au sommet du rocher comme une magouste vigilante. Mais dès qu’on pénètre ses ruelles, tout se décontracte : le silence devient dense, les ombres s’allongent, et la pierre semble suer une mémoire millénaire.
Les maisons, basses et bossues, semblent avoir été poncées par les siècles. Les portes s’enfoncent dans les murs comme des bouches serrées sur un secret. Chaque pierre est là comme une lettre d’un alphabet que je ne sais pas lire, mais que mon corps reconnaît. C’est un langage ancien, où l’on parle avec les paumes, avec les pieds, avec les artistes troglodytes.
Au sommet, le jardin exotique déploie ses créatures chlorophylliennes comme des gardiennes de la lumière. Les cactus, hérissés de patience, scrutent l’horizon avec l’œil immobile du temps. Là, le vertige vous pousse dans le dos vers le bas, vers la mer étale, royale, glacée d’azur; tout autour, la roche brute; au-dessus, rien que l’idée du ciel. C’est un lieu d’équilibre impossible — une lévitation de pierre.
J’ai regardé longtemps cette mer. Elle ne roulait pas comme aux Antilles. Elle ne chantait pas, presque honteuse d’interrompre le silence. J’y ai lu les noms perdus, les départs sans retour, les traversées d’oubli, ceux que n’oublient pas le Cap 110.
Une femme est passée, portant un panier de lavande et de citrons. Elle m’a souri sans un mot, comme si elle m’avait toujours connu. Puis elle a disparu, avalée par la pierre. Ici, les vivants glissent comme des fantômes; et tous les chemins mènent au cimetière. On ne marche pas à Èze, on flotte, on glisse, on dérive.
Et cette sensation de dérive à couper le souffle, je l’ai emporté avec moi.
Laurent Cypria