Dans cet article écrit en 2021, Jean-Yves Bonnaire analyse les épreuves de l’île de la Grenade, marquée par la révolution marxiste et son lourd héritage. Cette histoire révèle des parallèles frappants avec la situation actuelle en Martinique. Au-delà des douleurs, elle offre des pistes pour envisager la paix. Monsieur Bonnaire souligne un clin d’œil de l’histoire : l’avenue Maurice Bishop, point de départ des récents troubles en Martinique, semble rappeler ce besoin urgent de trouver des solutions durables pour briser le cycle de haine et de division.
4 SEPTEMBRE 2001, LE JOUR OU L’ÎLE DE LA GRENADE DÉCIDA DE FAIRE LA PAIX AVEC SON PASSÉ ET DE SOIGNER SES BLESSURES
PRÉAMBULE
Il y a bien longtemps, j’ai eu le privilège d’échanger avec une amie grenadienne sur sa réalité et son vécu de la révolution de 1979. À l’époque des faits, elle était même très impliquée dans les sections de jeunes du mouvement dirigé par Maurice BISHOP le New Jewel Movement. Elle m’a raconté l’après-midi du 13 octobre 1983, moment où elle s’est retrouvée au Fort Rupert parmi une foule de supporters, au moment même où BISHOP tentait de reprendre le pouvoir et que le pire se produisit. C’est en rampant sous le feu nourri des mitrailleuses des blindés soviétiques BTR 60 qu’elle a eu la vie sauve.
Tous les pays connaissent des crises sociales, sociétales, économiques au cours de leur histoire. La Grenade a concentré nombre de ces crises très graves au cours de la seconde moitié du XXème siècle. Mais en dépit de la catastrophe supplémentaire liée au passage de l’ouragan majeur Ivan sur l’île le 7 septembre 2004, les 20 dernières années ont constitué une période de paix et de croissance quasi-continue pour ce pays, inversant la tendance des 50 années précédentes. On peut affirmer que la date du 4 septembre 2001 y est sans doute pour beaucoup.
EN 2001, IL Y AVAIT Á LA GRENADE UNE MULTITUDE DE MAUX A SOIGNER, TOUS LIÉS Á UNE HISTOIRE PARTICULIÈREMENT TUMULTUEUSE
Le mardi 4 septembre 2001, est connu comme la date à laquelle le peuple grenadien a choisi d’entamer un processus courageux et inédit pour les Petites Antilles. Ce jour là étaient officiellement lancés les travaux de la commission sur la vérité et la réconciliation (Truth and Reconciliation Commission). Il s’agissait pour cette commission de faire la lumière sur certains événements et de tirer les enseignements de l’époque douloureuse de la révolution marxiste-léniniste grenadienne.
Néanmoins, les travaux ont conduit de facto à faire l’analyse d’époques beaucoup plus reculées qui ont façonné la société locale depuis le XVIIème siècle. L’île de la Grenade, aussi connue sous l’appellation de l’île aux épices est située au sud de l’arc des Petites Antilles. Elle a d’abord connu un destin historique des plus classiques pendant la période d’expansion coloniale des puissances européennes dans la zone des Caraïbes, changeant plusieurs fois de main entre les français et les britanniques. D’abord habitée par les amérindiens Ciboneys et Arawaks, l’île est sur le chemin de Christophe COLOMB en 1498 lors de son troisième voyage. La colonisation anglaise ne débutera cependant pas avant 1600. A partir du XVIIème siècle les français et les britanniques se partagent successivement la possession du territoire. En 1650, une compagnie française, fondée par Richelieu, acheta Grenade aux Anglais et y construisit un petit établissement. Entre 1656 et 1665 l’île «appartient à Jean de Faudoas, comte de Sérillac dont les tentatives échouèrent et qui revendit ses possessions à la Compagnie des Indes Occidentales. Après de multiples escarmouches avec les courageux et légitimes autochtones, les Français firent venir une centaine de mercenaires Wallons du Brésil néerlandais, ainsi que quelques renforts depuis la Martinique, qui mirent en déroute les derniers amérindiens. Le contrôle de l’île resta aux mains des Français jusqu’en 1762 puis la Grenade fut prise par les Anglais pendant la guerre de 7 ans. Les britanniques obtiennent officiellement la souveraineté sur le territoire par le traité de Paris le 10 février 1763. Ils y développent une économie coloniale traditionnelle centrée autour du coton, du sucre et du tabac dont le fondement est le commerce triangulaire, donc la traite négrière. Plus de 100 000 africains furent mis en esclavage dans l’île de la Grenade pendant la douloureuse période de la traite négrière.
L’esclavage est aboli à la Grenade en 1834 mais les derniers esclaves ne sont libérés que le 1er août 1838. Jusqu’en 1958, l’île demeure une colonie britannique sous l’autorité de la Bristish Windward Islands Administration (administration britannique des îles au vent). En 1958, cette administration fut dissoute et Grenade intégra la West Indies Federation (Fédération des Indes Occidentales). Après la dissolution de cette fédération, en 1962, le gouvernement britannique essaya de former une petite fédération à partir de ses possessions restantes, dans l’est des Caraïbes.
À la suite de cet échec, le gouvernement britannique et les habitants de l’île développèrent le concept d’état associé. Sous cette désignation, la Grenade obtint une autonomie totale dans ses affaires intérieures en mars 1967. Les années 50 et 60 sont marquées sur le plan économique par la persistance d’une économie de plantation de type colonial tournée vers la production agricole destinée à l’exportation (cacao, muscade, sucre, bananes). Les exploitations sont majoritairement détenues par les descendants des anciens colons blancs. Les salaires payés sont dramatiquement bas et le taux de chômage frise les 50% de la population active. Un leader syndical nommé Eric GAIRY fait déjà parler de lui dans ces combats contre le grand capital.
L’émergence du tourisme au début des années 70 marque un tournant dans la structure de l’emploi qui baisse fortement dans le secteur agricole, mais cela ne suffit pas à inverser la tendance des difficultés économiques qui persistent. Il faut noter qu’entre 1948 et jusqu’en 1971 la Grenade sera comme beaucoup de territoires caribéens affectée par le mouvement de migration massive connu sous l’appellation de génération Windrush, du nom du navire Empire Windrush qui débarqua les premiers migrants jamaïcains en juin 1948 dans le port anglais de Tilbury. Des milliers de grenadiens migrèrent pour participer à la reconstruction post deuxième guerre mondiale de la Grande Bretagne. En 2011, 40 ans après la fin du programme, il restait encore 9 284 britanniques résidents qui étaient nés dans l’île de la Grenade. La controverse sur la nationalité de ces migrants et de leurs descendants qui explosa au Royaume Uni en 2014 en fait une époque particulièrement sombre de l’histoire de la Grenade.
Le début de la décennie 70 est marqué par la violence politique et sociale grandissante alors que le pays est dirigé par une main de fer par l’ancien leader syndical Eric GAIRY. Le père de Maurice BISHOP, l’opposant Rupert BISHOP est abattu par les forces de police macoutes contrôlées par GAIRY le 21 janvier 1974 sur le pas de sa porte en présence de sa famille. La Grenade accède cependant à l’indépendance le 7 février 1974 alors que le pays traverse une crise politique, sociale et économique profonde. Après cette date d’indépendance, Grenade se dota d’un système parlementaire appelé système Westminster, légèrement modifié par rapport au modèle britannique avec un gouverneur général nommé et représentant le souverain anglais, ainsi qu’un Premier ministre, chef du parti politique majoritaire et chef du gouvernement. Eric GAIRY fut le premier à occuper le poste de Premier ministre de Grenade en continuité de son leadership pré-indépendance. L’exercice du pouvoir de plus en plus autocratique de GAIRY combiné à la corruption rampante, la gabegie des ressources de l’état et l’impasse économique conduisent progressivement à la révolution.
Le 13 mars 1979, le New Jewel Movement (NJM) une organisation marxiste-léniniste créé en 1973 à partir de plusieurs organisations expulsa GAIRY par un coup d’État sans effusion de sang, amenant au pouvoir Maurice BISHOP qui devint Premier ministre du Gouvernement révolutionnaire populaire de la Grenade. La révolution grenadienne avait pour objectifs d’offrir au peuple grenadien, du travail, de la nourriture, un logement décent, des services de santé performants et un avenir radieux aux enfants et petits-enfants de la révolution. La révolution grenadienne atteint son apogée avec la présentation du budget le 9 mars 1982 par le ministre du budget, des finances et vice premier ministre Bernard COARD après un rare exercice de démocratie participative impliquant toutes les forces vives du pays, des citoyens ordinaires aux hommes d’affaires qui s’accommodent officieusement du régime communiste. Les seules nationalisations ont concerné les biens détenus par Eric GAIRY, 3 hôtels, 4 restaurants et 55 acres de terres, ainsi que les sociétés d’électricité et de téléphonie. Les meilleures terres agricoles restent aux mains des grands propriétaires fonciers. Dans un contexte économique difficile, BISHOP pense que le gouvernement révolutionnaire n’a pas d’autre choix que d’être guidé par le pragmatisme plutôt que par la seule idéologie marxiste-léniniste. Certains hommes d’affaires sont même associés au pouvoir. Le tourisme sera le pilier du développement de l’ile aux épices. COARD qui est le concepteur de la base idéologique du NJM n’est pas du même avis. Si les objectifs de la révolution apparaissent nobles, de graves dérives sont également rapidement mises en lumière par l’exercice réel du pouvoir par le NJM Les leaders n’ont aucune intention de revenir à un processus électoral démocratique. La presse n’est pas libre et des journaux indépendants sont fermés. Des prisonniers politiques croupissent dans les prisons en attente de jugement. On comptera plus de 700 prisonniers pendant les 4 ans et demi que durera l’expérience révolutionnaire. Malgré son rapprochement avec Cuba, le bloc soviétique et les pays non-alignés, BISHOP tente de maintenir des relations cordiales avec les Etats-Unis. Il n’oublie pas en effet que les touristes susceptibles d’être accueillis dans le nouvel aéroport de Pointe-Salines en cours de construction viendraient en grande partie des Etats-Unis. Cette stratégie ne plait pas aux éléments les plus radicaux du NJM menée par Bernard COARD qui voient en Maurice BISHOP un leader faible et petit-bourgeois. Bernard COARD et Maurice BISHOPLa crise interne est dès lors inévitable. Bernard COARD démissionne du comité central et du bureau politique du NJM en octobre 1982. Il reste cependant très actif en coulisses, contrôlant directement ses fidèles qui prennent des positions plus importantes à tous les niveaux de l’appareil politique et militaire de l’état. Au sein de la population grenadienne, le fonctionnement marxiste-léniniste de l’état et les tensions politiques commencent aussi à fortement déranger et à inquiéter.
La rupture définitive au sein du NJM intervient le 16 septembre 1983 lors d’une réunion du comité central. Le leadership de BISHOP est ouvertement remis en cause et Phyllis COARD, l’épouse de Bernard COARD qui agit tapie dans l’ombre, exige une direction du parti bicéphale. Bernard COARD qui revient officiellement au-devant de la scène dans les jours qui suivent force cette direction bicéphale et exige que la population en soit informée. BISHOP demande un délai de réflexion puis feint d’accepter la décision ou l’accepte, on ne sait pas vraiment. Entre la fin septembre 1983 et le 8 octobre 1983, BISHOP et quelques fidèles partent en tournée en Europe auprès de pays amis pour trouver des soutiens internationaux. Le 12 octobre, peu après son retour dans l’île BISHOP essaye de reprendre le contrôle politique du parti et du Gouvernement en affirmant son leadership. Il informe COARD qu’il n’accepte pas une direction bicéphale. Mais sa tentative est trop tardive, COARD et ses soutiens ont déjà pris le contrôle du pouvoir. BISHOP est arrêté, assigné à résidence par les forces militaires fidèles à ses ex-camarades et son procès pour rébellion débute le lendemain car COARD veut aller vite pour régler le “problème BISHOP”. Les événements se précipitent à partir du 19 octobre, journée au cours de laquelle BISHOP, 3 ministres et 2 leaders syndicaux seront finalement assassinés. Les partisans de BISHOP se mobilisent en masse en ce 19 octobre 1983 et marchent sur la résidence où il est, avec sa compagne, assigné à résidence. Une foule de 15000 à 30000 personnes parvient à libérer BISHOP puis se dirige en milieu de journée vers Fort Rupert le siège de l’armée révolutionnaire. BISHOP et ses supporters prennent le fort. Mais COARD et ses soutiens réagissent promptement. Vers 13h00, une escouade équipée de blindés soviétiques BTR 60 se présente devant les portes du fort et elle intervient immédiatement en tirant sur la foule rassemblée autour de BISHOP. BISHOP et ses camarades dont sa compagne enceinte Jaqueline CREFT sont capturés, alignés le long d’un mur et froidement exécutés. En plus de BISHOP et de ses camarades, de nombreux civils, hommes, femmes, enfants sont tués ou blessés au cours de ces événements tragiques. On évoque le chiffre de 100 tués ce jour-là. Les corps de BISHOP et ses camarades ne seront jamais retrouvés, un soldat avouera plus tard les avoir brûlés. Un couvre-feu total de 4 jours est décrété par COARD et ses comparses notamment le général Hudson AUSTIN qui prend la tête d’un Conseil Militaire de la Révolution.
La crise est désormais régionale. Le vendredi 21 octobre, les pays membres de l’Organisation des Etats de la Caraïbe de l’Ouest (OECO ou OECS) emmenés par le premier ministre dominiquais Eugénia CHARLES décident du principe d’une intervention militaire pour rétablir la situation dans l’île de la Grenade. Ils sollicitent l’aide des Etats-Unis qui sautent sur l’occasion de venir mettre fin à une expérience communiste dans son “jardin” des Caraïbes en prétextant venir au secours d’étudiants américains qui se trouvent sur l’île. Le 25 octobre à l’aube les forces aéronavales des Etats Unis accompagnées d’un contingent venu des pays caribéens de l’OECO, de Barbade et de Jamaïque envahissent l’île aux épices pour mettre fin à l’expérience révolutionnaire grenadienne. Au bout de trois jours de combats sporadiques et de quelques dizaines de morts de part-et-d’autre, les américains et leurs alliés sont maîtres de l’île. COARD et ses sbires sont arrêtés. L’expérience de gouvernance marxiste-léniniste à la Grenade vient de prendre fin comme elle avait commencé, par la violence.
Après un procès qui a duré plusieurs mois, 14 membres de l’ancien gouvernement révolutionnaire et 3 membres des forces armées furent condamnés en décembre 1986, en relation avec leur participation aux meurtres du premier ministre Maurice BISHOP, de ministres, de leaders syndicaux, et de nombreux civils. Ce procès connu sous l’appellation du «procès des 17» fut pour la population grenadienne à la fois un traumatisme supplémentaire mais aussi une nécessaire première tentative d’exorciser les démons de la période de la révolution. Comme plusieurs autres des 17, Bernard COARD fut condamné à mort à l’issue de son procès mais sa peine fut finalement commuée en peine de prison à vie par les autorités grenadiennes en août 1991.
Résumons la situation de l’île de la Grenade au sortir de l’expérience révolutionnaire. On peut sans se tromper dire que les maux du pays étaient nombreux:
- L’économie forgée par l’époque coloniale était à reconstruire avec une classe économique décimée qui avait perdu toute confiance en la sphère politique
- Des rivalités politiques extrêmes avaient conduit à des coups d’état particulièrement violents et meurtriers ayant de surcroit causé des pertes de vie humaines au sein des populations
- L’accession à l’indépendance avait été ratée, un mauvais départ en quelque sorte
- D’anciens leaders politiques étaient emprisonnés parce qu’ils avaient assassiné ou fait assassiner d’autres grenadiens
- Le pays avait été vidé de ses forces vives par plusieurs décennies d’émigration économique
- Il y avait un chômage endémique avec peu de perspectives de développement économique à court terme
- Une véritable guerre sur le sol national avait eu lieu et le pays avait été envahi par des forces armées étrangères, événement ambivalent aux yeux des populations locales, à la fois traumatisant dans l’absolu mais aussi bienvenu pour mettre fin à une situation politique hors de tout contrôle
En gros être grenadien au milieu des années 80 était tout sauf une sinécure. Il fallait pour le peuple grenadien trouver les leviers pour se reconstruire pour redevenir pays normal.
L’EXPÉRIENCE DE LA COMMISSION SUR LA VÉRITÉ ET LA RÉCONCILIATION (TRC)
3 ans après la fin de l’expérience révolutionnaire, le procès des 17 fut une étape décisive dans le processus de reconstruction du peuple grenadien. Ce procès laissa cependant un profond goût d’inachevé symbolisé par le mystère, jamais élucidé, du lieu où les dépouilles calcinées de Maurice BISHOP et de ses camarades pouvaient reposer. Il fallait aller plus loin pour comprendre, tourner la page et donner une chance aux grenadiens de faire la paix entre eux. C’est l’expérience réussie de la commission pour la vérité et la réconciliation d’Afrique du Sud qui œuvra entre 1996 et 2000 sur les fondements de la justice réparative qui convainc les autorités grenadiennes d’engager un processus similaire. C’est le Gouverneur général Sir Daniel Charles WILLIAMS qui désigne les membres de la commission. Le cahier des charges précisait que la commission enquêterait sur la période allant du 1er janvier 1976 au 31 décembre 1991, bien plus étendue que la seule période de la révolution. Cette commission devait :
- Clarifier et établir les faits, en particulier le nombre de victimes civiles tuées lors de la fusillade du 19 octobre 1983 au Fort Rupert
- Etablir les responsabilités des différents protagonistes des différents événements ayant émaillé cette longue période de 15 ans
- Proposer des indemnisations aux victimes encore en vie ou aux descendant des personnes décédés
- Proposer à la Nation un plan de réconciliation et d’apaisement également destiné à s’assurer que de telles atrocités et dérives ne pourraient plus jamais se reproduire.
La TRC a demandé dans ses conclusions que l’état présente ses excuses à toutes les victimes au nom de la continuité de l’action publique, même si les politiciens aux affaires au moment de la production de ce rapport n’avaient aucun lien avec les époques objet des investigations. La TRC a reconnu qu’il ne serait sans doute pas possible de dédommager financièrement toutes les victimes, pour les blessures physiques, les mois passés en prison sans aucun motif valable, les pertes de propriété mobilières et immobilières… mais qu’il fallait à minima restaurer la dignité des victimes et des familles des personnes décédées. La TRC a particulièrement insisté pour que toutes les victimes directes et indirectes soient entendues même si plusieurs centaines de personnes sont concernées. Cette action était jugée utile pour asseoir le processus de cicatrisation des blessures liées à aux événements dramatiques de la période soumise à enquête. La TRC a insisté sur la nécessité de continuer à parler de ces événements, de commémorer les dates clés, pas seulement la date de thanksgiving du 25 octobre, jour où les troupes US ont débarqué sur l’île. Les programmes scolaires doivent expressément mentionner ces événements et les enseignements de cette sombre période doivent être transmis aux générations de jeunes grenadiens nés après 1983. La TRC a insisté sur la nécessité que les personnes ayant commis des actions répréhensibles aient le courage d’aller à la rencontre des victimes, estimant que cette simple action même non accompagnée de compensation monétaire serait de nature à aider à refermer les blessures du passé. La TRC a recommandé que le fait de renommer l’aéroport de Pointe-Salines en «Maurice BISHOP International» fasse l’objet d’une consultation publique large, des personnes étant au départ opposées à cette proposition. La TRC a indiqué que son rapport final devait être mis à la disposition du public en toute transparence. Elle a également recommandé qu’un Conseil National pour la Réconciliation soit formé pour accompagner le processus engagé sur la durée au-delà des travaux de la commission d’enquête. Elle a recommandé que ce conseil soit composé des toutes les forces vives de la Nation notamment :
- Les membres du gouvernement et de l’opposition
- Le barreau
- La conférence des églises de la Grenade·
- Les organisations syndicales
- Les organisations de la jeunesse
- Les organisations non gouvernementales
LA GRENADE, MODÈLE DE RECONSTRUCTION SOCIÉTALE APAISÉE?
Plus de 40 ans après les événements qui conduisirent à la révolution grenadienne, les souvenirs douloureux ne s’effacent que très progressivement. Le souvenir, voire le culte de Maurice BISHOP reste vivace. L’aéroport de Pointe Salines a finalement été baptisé du nom du leader révolutionnaire le 30 mai 2009, preuve que le peuple grenadien conserve une affection particulière pour celui qui voulait sincèrement le bien du peuple. Cependant, beaucoup regrettent que ce passé ne soit pas mieux mis en valeur et exploité en lien avec le développement de l’activité touristique. La maison de Maurice BISHOP dans laquelle il avait assigné à résidence a été laissée à l’abandon et seule une modeste plaque à Fort George (ex Fort Rupert) avec le nom des victimes politiques de la tuerie du 19 octobre 1983 rappelle les événements dramatiques qui s’y sont déroulés. Un monument a aussi été érigé près de l’aéroport en hommage aux soldats américains intervenus en libérateurs. Tous les protagonistes de cette époque à l’exception des extrémistes du NJM ont donc obtenu une reconnaissance officielle encore visible plus de 40 ans après. Un regret majeur demeure cependant, les restes du corps calciné de Maurice BISHOP et celui des autres victimes de cette folie n’ont jamais été retrouvés. Cependant, beaucoup d’acteurs de ces événements tragiques ont continué à jouer un rôle dans l’après-révolution, parfois depuis leur cellule et certains sont encore de ce monde, parfaitement libres. Phyllis COARD a été libérée en 2000 pour des raisons médicales mais elle est décédée le 6 septembre 2020 à Kingston en Jamaïque. Le général Hudson AUSTIN, bras droit de Bernard COARD, a été libéré le 18 décembre 2008 en compagnie de deux autres protagonistes Colville Mc BARNETT et John VENTOUR et il travaille même aujourd’hui pour le gouvernement grenadien. Bernard COARD a été libéré le 7 septembre 2009 et il vit maintenant en Jamaïque. Dans une publication, intitulée “Grenada Once Again: Revisiting the 1983 Crisis and Collapse of the Grenada Revolution.” le professeur Brian MEEKS, membre du parti travailliste jamaïcain, allié du «People Revolutionary Government» grenadien explique l’implosion de la révolution par l’enracinement de la Grenade dans des pratiques autocratiques et totalement arbitraires issues de l’époque coloniale et du régime d’Éric GAIRY précédant l’indépendance. Ce qui est sûr c’est que l’échec de la révolution grenadienne mit un frein à l’expansion des mouvements d’extrême gauche dans les petites Antilles. Cet échec laissa un gout amer à de nombreux politiciens bien au-delà des rivages de l’île aux épices. Pourtant les progrès sociaux et sociétaux de la révolution ont été conservés, comme l’égalité des genres. Pour les jeunes générations de grenadiens la révolution est en partie une source de fierté même si l’expérience s’est achevée dans le chaos.
L’année 2009 marque aussi la création officielle de l’office of the ombudsman comme prévu par l’acte #24 de 2007 du Parlement grenadien. L’ombudsman dans le droit grenadien est le défenseur des droits. Ce n’est pas nécessairement un héritage direct de la période post-révolution, mais une telle institution a beaucoup de sens dans un pays où la faillite des institutions politiques était devenue récurrente. La mission de ce bureau est de traiter les dérives de l’administration publique
- Les négligences ou les omissions de la puissance publique
- Les abus de pouvoir
- Les retards ou l’inaction
- Les erreurs
- L’injustice
- Les discriminations
Ce bureau a également la charge de lancer de sa propre initiative ou à la suite de plaintes des investigations sur des sujets d’intérêt général. Cette institution dont le travail impartial est reconnu et apprécié est un levier essentiel du retour de la confiance entre le gouvernement et les citoyens. La Grenade a poursuivi son développement économique suivant un modèle capitaliste classique. Grâce à un aéroport international de qualité complété par d’autres infrastructures comme le terminal de croisière de Saint-Georges, le virage touristique est maintenant accompli comme le prouve la réalisation de grands hôtels, de marinas et l’accueil régulier de navires de croisière. 525 000 touristes ont été accueillis dans l’île en 2019 dont près du tiers (190 000) étaient des touristes de séjour. La Grenade n’est donc pas restée prisonnière de son passé tumultueux, le pragmatisme a prévalu et les nombreuses erreurs commises ont été assumées. Il reste quelques nostalgiques ou universitaires qui poursuivent un travail de recherche historique sur les événements liés à la révolution, mais ces derniers ne sont ni un frein au progrès du pays, ni une source d’inspiration ou un prétexte au désordre pour d’éventuelles jeunes générations révoltées en quête de repères.
L’histoire de la Grenade est unique et les leviers que ce pays a utilisés pour retrouver une stabilité durable lui appartiennent. Néanmoins, cet exemple montre que lorsque la volonté farouche de dépasser l’histoire douloureuse se diffuse dans toutes les strates de la population, et que l’on agit collectivement en collaborant, on a toutes les chances de trouver un chemin de paix utile à tous et utile aux pays. Puisse l’extraordinaire aventure grenadienne inspirer d’autres territoires.
«Toujours vers l’avant, jamais vers l’arrière» était la devise de la révolution
Références bibliographiques :
McCalpin, Jermaine O. “Written into Amnesia? The Truth and Reconciliation Commission of Grenada.” Social and Economic Studies, vol. 62, no. 3/4, 2013, pp. 113–140. JSTOR, www.jstor.org/stable/24384483.https://www.nowgrenada.com/2014/09/destruction-revolutionary-heritage/https://blahblohblog.wordpress.com/2010/10/19/grenada-revolution/https://www.thegrenadarevolutiononline.comhttps://www.marxist.com/forward-ever-backward-never-the-tragedy-of-the-grenadian-revolution.htm