Le débat scientifique autour de la pandémie de Covid-19 est, selon notre chroniqueuse, poussé à une forme d’autocensure où il n’est plus admissible de contester le bien-fondé des restrictions sanitaires. Cela nuit à la formation d’un consensus scientifique fiable et efficace pour lutter contre la pandémie.

Dans L’Ordre du discours, sa leçon inaugurale au Collège de France, le philosophe Michel Foucault analyse les « régimes discursifs » : l’ensemble des procédures symboliques qui, dans une époque donnée, permettent de valider certains discours et d’en exclure d’autres. Comment se constitue le partage entre la parole recevable et la parole irrecevable ? Qu’est-ce qui fonde les « régimes de vérité » ? Depuis l’irruption de la pandémie de Covid-19, cette question n’est plus un exercice de philologie ; elle est devenue vitale à notre besoin de compréhension. Car si la gestion sanitaire a fait basculer les plus vieilles démocraties européennes dans des régimes politiques d’exception, elle en a aussi profondément modifié le climat intellectuel, et plus précisément cette zone décrite par Foucault où se joue la légitimité du discours.

Vous vous demandez si la mortalité liée au virus justifie des mesures comme les couvre-feux et les confinements, la vie devant l’écran, la perte des rapports physiques entre les gens, qui font autant violence à la liberté qu’à la santé prise au sens large ? Vous vous demandez s’il y a des preuves que les masques font significativement baisser la contagion ? — compte tenu de l’intrusion que représente cette obligation, des migraines, du problème écologique de cette production planétaire d’objets jetables. Vous vous demandez si la vaccination de centaines de millions d’humains avec des technologies expérimentales ne pourrait pas avoir à terme des conséquences imprévues ? Mais hors de l’espace privé, au moment de poser ces questions, vous ressentez une gêne, un malaise, la crainte d’être stigmatisé et humilié. Est-ce parce que leurs réponses sont si évidentes ? Assurément, non. Est-ce que parce que le simple fait de les poser montre à quel point vous êtes un être insensible prêt à sacrifier les personnes fragiles ? Non plus, car vos questions concernent le bien commun, elles aussi. Plus sûrement : c’est parce que ce type d’énoncés, pourtant centraux aujourd’hui, ont été frappés d’une sorte de tabou. Et l’on constate que ceux et celles qui ont quelque chose à perdre sur le plan de la légitimité intellectuelle s’y risquent de moins en moins.

Un « climat de peur très élevé » dans la communauté scientifique

Pourquoi ? Dans un article du New Statesman, Stefan Baral, épidémiologiste à la Johns Hopkins University, décrit le « “climat de peur très élevé qui règne dans la communauté scientifique” touchant les idées allant à l’encontre des positions adoptées par les gouvernements occidentaux (…) et l’Organisation mondiale de la santé. » Pour avoir contesté la stratégie du confinement, une épidémiologiste a été accusée sans fondement d’être « financée par ou affiliée à des groupes d’extrême droite ou de faire de la pseudo-science ». John Ioannidis, professeur de médecine, d’épidémiologie et de santé des populations à Stanford, pour avoir prudemment observé en mars 2020 que les données étaient insuffisantes pour justifier des confinements prolongés aux conséquences sociales et sanitaires délétères, a été accusé de « produire de la science affreuse » et d’être « une tache noire dans l’histoire de Stanford ».

« Certaines questions ne peuvent être posées sans susciter un tollé, dissuadant les scientifiques d’étudier ces questions. »

Évidemment, quand un ponte de la discipline est ainsi attaqué, cela terrorise, par ruissellement, la grande masse des jeunes chercheurs non titulaires qui n’oseront pas compromettre leur carrière en suggérant des pistes de recherche non orthodoxes. « Ce climat délétère crée un cercle vicieux, écrit Maxime Langevin, polytechnicien et doctorant en mathématiques. Certaines questions scientifiques ne peuvent être posées sans susciter un tollé, dissuadant les scientifiques d’étudier ces questions et de s’exprimer dessus, justifiant encore plus le climat — l’opinion publique imaginant que si ces questions n’ont jamais été posées, c’est très certainement que la réponse donnée par le point de vue dominant doit être évidente. »

Fact-checking et exclusion discursive

Autre exemple de ce que Foucault aurait appelé un « système d’exclusion discursif », grand public celui-ci : les rubriques de fact checking dont se sont dotés nombre de grands médias, comme Le Monde, avec ses « Décodeurs » ou France Info, avec sa rubrique « Désintox ». S’il paraît indispensable que la presse professionnelle informe le public que la légende de telle photo choc ne correspond pas à l’image publiée, le rôle de ces rubriques va bien au-delà. « Non, la Suède n’est pas un exemple en termes de mesures sanitaires », assènent les journalistes de « Désintox », pour « débunker » l’actrice Victoria Abril, qui a soulevé cette question : comment se fait-il que, dans ce pays où le gouvernement n’a pas ordonné de confinement et s’est contenté de recommandations sanitaires, l’épidémie n’ait pas fait plus de morts qu’en France depuis le printemps 2020 ?

« La Suède a serré la vis depuis un moment » en imposant le port du masque dans certaines régions, répondent en quelques lignes les débunkers de France Info ; et elle compte plus de morts — entre trois et dix fois plus, proportionnellement — que « ses voisins nordiques, qui ont adopté plus tôt des mesures strictes ». Soit, mais le problème reste entier, il a même occupé toute une équipe de l’université de Stanford. Mais régler la question intellectuellement ne semble pas être l’enjeu de ce fact checking. Il consiste plutôt à associer l’exemple de la Suède aux autres propos plus que contestables tenus par l’actrice Victoria Abril, qui a soutenu que l’épidémie aurait été « planifiée ».

La distanciation sociale appliquée aux discours malvenus

L’exclusion du débat sur la possibilité d’une politique sanitaire plus souple fonctionne ici selon une logique épidémique : l’exemple suédois ayant été brandi par une personnalité qui tient par ailleurs des propos insensés, il devient cas contact avec les discours complotistes et doit faire l’objet de mesures de distanciation sociale. À quoi s’ajoute la logique diffamatoire qui sous-tend ce type d’exclusion discursive, liée au principe même de la rubrique : toute idée qui se voit consacrer un article de ce type est automatiquement étiquetée comme fake news, quand bien même il n’existe pas d’argument-massue pour la balayer. En public, vous n’oserez plus citer l’exemple de la Suède pour interroger l’efficacité du confinement — même si, dans quelque temps, vous aurez oublié précisément pourquoi.

Ces opérations de containment de la pensée empêchent non seulement, selon l’expression de Maxime Langevin, « l’apparition d’un consensus scientifique fiable » autour de l’épidémie. Elles témoignent également du resserrement de l’espace démocratique, aussi bien physique que discursif, que nous vivons depuis un an. Avant d’être formalisé par un décret de censure ou de s’incarner sous les traits d’un fonctionnaire du Parti, l’étiolement de la liberté d’expression s’éprouve comme une ambiance, un sentiment d’intimidation, un embarras presque mondain qui fait s’évaporer certaines idées. Cette peur de l’anathème qui se répand de proche en proche compose les frontières de la Pandémie : « un nouveau continent mental », écrit la philosophe Barbara Stiegler [1], « dans lequel la “pandémie” n’est plus un objet de discussion dans nos démocraties, mais où la démocratie est elle-même (…) devenue un objet discutable ».

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