Le covid-19 serait-il la nouvelle peste des vieux pays riches ? Tandis que l’Europe se calfeutre et se masque, l’Inde sort de la pandémie (officiellement, celle-ci aura commis environ 400 décès par million d’habitants en Inde contre environ 2000 dans les pays européens). Quant à l’Afrique subsaharienne, elle traverse la pandémie dans une relative quiétude avec, à ce jour, un total officiel de 100 000 décès (100 par million d’habitant) et un pourcentage de personnes asymptomatiques très élevé. Ce contraste illustre les évolutions divergentes du continent noir et du reste du monde, en matière démographique, politique et sociale.
Avec 1,1 milliard d’habitants en 2020, l’Afrique subsaharienne fait jeu égal avec le bloc occidental (Europe et Amérique du nord). Mais elle creuse l’écart avec 38 millions de naissances (27% du total mondial) contre 12 millions pour le bloc occidental. L’Europe enregistre depuis 2015 moins de naissances que de décès et ne maintient sa population que par le biais de l’immigration, essentiellement africaine. L’Afrique subsaharienne, quant à elle, va voir sa population multipliée par 3 ou 4 d’ici la fin du siècle jusqu’à représenter 40% de l’humanité et une part bien supérieure de la jeunesse.
Ce rappel permet de mieux saisir le basculement qui est en train de s’opérer sous nos yeux. Les États africains, jusque-là à la remorque de l’Europe, sont en train de s’émanciper, portés par leur jeunesse et leur vitalité. Mais ce ne sera pas pour reproduire le modèle de société qui a conduit l’Occident et le monde chinois à détruire les équilibres naturels, dérégler le climat et, pire que tout, se détruire eux-mêmes par leur dénatalité et leur frilosité face à l’avenir. Le Covid-19 et la menace climatique dissuadent beaucoup de jeunes couples occidentaux de fonder une famille. Au contraire, comme nos aïeux quand ils étaient confrontés à une épreuve grandissime (peste, occupation étrangère), les Africains voient dans les défis du moment une raison supplémentaire de faire des enfants (jusque dans l’excès). Nous faisons le pari que les prochaines statistiques onusiennes, au printemps 2022, attesteront de ce contraste à l’issue de la pandémie : fécondité soutenue en Afrique subsaharienne et fécondité à la ramasse dans les pays « développés ».
Prise de distance
Le basculement de l’Afrique s’observe dans le domaine politique et géopolitique. Les colonisateurs européens, essentiellement la France et le Royaume-Uni, avaient bienveillamment bâti les nouveaux États indépendants à leur image, avec un copier-coller de leur Constitution, leur droit et leur administration. Cet ordre est en train de voler en éclats et, dans la plupart des États, la démocratie représentative est réduite à une coquille vide, tout juste bonne à rassurer les donateurs occidentaux. Font exception le Kenya et les pays d’Afrique australe, peut-être aussi le Sénégal et le Ghana. Mais dans ces pays comme dans les autres, les clivages sont davantage ethniques que politiques. On vote pour le candidat de son clan afin de s’assurer d’un maximum de prébendes.
Autant qu’ils le peuvent, les présidents se succèdent à eux-mêmes pendant plusieurs décennies avant de laisser le pouvoir à leur fils, selon un principe monarchique qui ne dit pas son nom. C’est le cas de Biya (Cameroun), Mugabe (Zimbabwe), Déby (Tchad), Bongo (Gabon), Eyadema (Bénin), Kabila (Congo-Zaïre)… Le phénomène le plus notable des dernières décennies est l’arrivée au pouvoir de chefs de guerre qui s’appuient sur des troupes aguerries, font taire les dissensions ethniques par la force et, au final, installent leur pays dans une relative stabilité. C’est le cas de Museweni (Ouganda), Kabila (Zaïre), Déby (Tchad), Kagame (Rwanda)… Cette nouvelle génération de dirigeants, qui ne doit rien à l’Occident, s’apparente bien plus aux barons féodaux du haut Moyen Âge européen, qui ont bâti leur État à la force de l’épée qu’à des sociaux-démocrates scandinaves.
Le rapprochement avec le Moyen Âge européen n’est pas fortuit. Confrontés au dépérissement des administrations issues de la colonisation, « ces États sans grande capacité institutionnelle survivent, dans l’ensemble plutôt bien, en concédant des droits d’exploitation et même des parcelles de leur souveraineté à des entreprises privées ou des États étrangers en échange d’une rente. L’exemple des compagnies pétrolières ou chimiques vient tout de suite à l’esprit mais, en matière de politiques concessionnaires, il n’y a pas de limite à l’imagination. En Centrafrique, par exemple, la douane a été à un moment confiée à la société d’un ancien mercenaire français, pour un partage des gains entre lui et l’État » (Stephen Smith, La Ruée vers l’Europe, 2018). Ainsi les dirigeants africains renouent-ils sans le savoir avec les pratiques qui avaient cours dans l’Europe médiévale, quand le service du prince était affermé à des entrepreneurs privés, de la collecte des impôts à la guerre.
Plus fort encore, c’est maintenant la défense qui est confiée à des compagnies de mercenaires, la plus connue étant le groupe russe Wagner, actif en Centrafrique et au Mali, où il tend à supplanter le corps expéditionnaire français. Le précurseur fut le Français Bob Denard, dont les compétences furent mises à profit dans plusieurs coups d’État en Afrique et spécialement aux Comores. Ces mercenaires ont l’avantage d’effectuer leur mission sans poser de questions. Rien à voir avec le gouvernement français qui a cru pouvoir s’immiscer dans les conflits sahéliens en brandissant le drapeau de la démocratie et des droits de l’homme, dans l’ignorance des dissensions ethniques…
La jeunesse du monde
La recomposition politique du continent africain s’inscrit dans une société exceptionnellement jeune et de plus en plus urbaine, sans liens avec le passé et disposée à se réinventer. L’agglomération de Lagos (Nigéria) compte plus de 20 millions d’habitants dont 60% de moins de quinze ans, « ce qui fait de Lagos, sans conteste, la citadelle mondiale de la jeunesse », note Stephen Smith.
En deux siècles, l’Afrique subsaharienne va devoir passer d’une civilisation similaire à celle des Gaulois à une civilisation fortement urbanisée, sur un territoire de haute densité humaine (environ 200 habitants/km2 en moyenne contre 100 habitant/km2 pour la vieille Europe). Vaille que vaille, la jeunesse africaine devra trouver en elle-même les recettes de la survie.