“…derrière chaque conte, se cache un maître de la parole, un délégué de la mémoire collective, dont le rôle dépasse de loin le simple divertissement.”
Dans les années 80-90, Patrick Chamoiseau, écrivait sur Antilla, une réflexion captivante sur la figure oubliée du conteur créole. Dans un texte empreint de profondeur et de subtilité, il dévoilait l’importance vitale du conteur au sein des sociétés esclavagistes, non seulement comme un artiste de l’oralité, mais aussi comme un acteur central de la résistance culturelle. Patrick Chamoiseau nous rappelle que derrière chaque conte, se cache un maître de la parole, un délégué de la mémoire collective, dont le rôle dépasse de loin le simple divertissement. Ce texte, plus que jamais pertinent, nous invite à revisiter et à honorer ces figures qui, dans l’ombre, ont su préserver l’essence même de l’identité créole.
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Considérations sur le conteur créole
Si l’on sait presque tout des contes créoles, pratiquement personne ne s’est Interrogé à propos du Conteur Créole. Qu’est-ce le Conteur ? A quoi sert-il ? Comment devient-on Conteur ? Pourquoi ont-ils disparu ? Ont-ils été remplacés ? C’est un peu à toutes ces questions que nous ramène le dernier roman de Patrick Chamoiseau : Solibo Magnifique. Ce dernier meurt d’une “égorgette de la parole”, chose mystérieuse à laquelle bien entendu la police ne croit pas. Si bien qu’elle se demande tout au long du roman Qui a tué Solibo ? Jusqu’à se retrouver en fin d’ouvrage, face à la seule question qui vaille : Mais qui était Solibo Magnifique ? Traduisez : Qui étaient les conteurs Créoles ?… Patrick Chamoiseau, en quelques considérations, tourne ici, pour nous, autour de cette question…
La première hypothèse qui soit probable c’est la naissance du Conteur Créole dans le cadre d’une liberté nocturne. Une nuit de grande Habitation coloniale, au XVIIème, XVIIIème siècles. Les champs se sont éteints, la maison du maître a connu les lumières du dîner, puis s’est obscurcie. Econome, Commandeurs, dogues d’Europe, petits chiens créoles sont pris de sommeil. Au loin, vers le bourg, une milice rôde. Dans les cases à nègres, en vertu d’une tolérance, un groupe d’esclaves s’est assemblé, à l’en-bas d’un gros arbre. Ils attendent. Arrive un autre nègre de cannes, d’âge mûr, d’allure très discrète, aussi insignifiant (sinon plus) que plus d’un. Sous sa paupière, aucune insolence particulière : le jour il vit dans la crainte, la révolte ravalée, mais la nuit, aiguillonnée par la petite tolérance au rassemblement accordée aux esclaves, une exigence obscure l’habite. Une force atavique nocturne et clandestine brise la carapace sous laquelle il se dissimule. D’insignifiant, il devient le pôle des cases à nègres. De Solibo, il grimpe au Magnifique et se dresse Maître de la Parole : Papa-langue de l’Oralité d’une culture créole naissante, Maître pièce de la mécanique des Contes, des Titim, des proverbes, des chansons, des comptines. Réceptacle, relais, transmetteur, ou plus exactement propagateur d’une lecture collective du monde : c’est le Conteur.
UNE CONTRE-CULTURE
Notre Oralité est née dans le système des plantations, tout à la fois dans et contre l’esclavage : dans une dynamique questionnante d’acceptation et de refus. L’oralité (dépassant ainsi l’Oral qui serait la simple parole ordinaire) est me semble-t-il, la conceptualisation esthétique de trois attitudes. Ces trois attitudes qui partout dans le monde ont créé les peuples et forgé leurs cultures. La première de ces attitudes c’est celle de la nécessité mise en relation : voulant communiquer, les individus tissent une complexité de signes convenus, de battements de langue organisés en langages, de rituels et de rites qui, insensiblement, à différents niveaux, inscrit les gestes quotidiens dans l’organisation sociale. La seconde, c’est celle de l’interrogation du monde, interrogation de son histoire, de sa place dans l’existence, un examen de son destin, de sa déveine, une élucidation de sa fatalité… (en fait, caractéristique du sapiens, questionneur inlassable de la diversité de ses liens avec la vie et son mouvement environnant). La troisième et dernière attitude c’est celle du Survivre, survivre dans son corps par le manger et le boire, survivre dans l’espèce par la descendance, survivre psychologiquement par l’élaboration jamais achevée d’une explication du monde : la culture. Culture transmise tout à la fois, à un niveau individuel et à un niveau collectif. C’est ce triple mouvement qui, dans le cadre esclavagiste et colonial a donné naissance à notre culture créole, à sa langue, à son Oralité. Cette oralité qui naît donc, véritablement, du choc de notre conscience collective contre un monde colonial assassin, dominateur, dans lequel il fallut survivre (c’est dire : résister, dominer). Cette oralité qui est à la fois le mode d’être, l’intelligence et l’expression artistique de notre culture créole, culture au sens de production à la fois intellectuelle et matérielle que tout groupe d’hommes (à un niveau individuel et à un niveau collectif) élabore afin de répondre aux “agressions” de son environnement. Notre culture créole, s’affrontant à l’idéologie de l’esclavage, aux “valeurs” du système colonial, à cette explication du monde qui légitimait la condition du nègre esclave, va y résister, va y répondre en diffusant souverainement un système de contre-valeurs, donc de contre-culture. C’est l’interaction de cette contre- culture et de la culture coloniale dominante, qui donnera naissance à la plénitude exacte de la Culture Créole. Mais, ici, demeurons au niveau de cette réaction culturelle fondamentale, cette résistance détournée dont notre Oralité recèle de si beaux vestiges, d’indiscutables témoignages.
L’EXEMPLE DU CONTRE CREOLE
C’est dans le conte créole que la contre-culture des esclaves a été le mieux mise en évidence. Le Conte créole, cet “écho de la plantation” dirait Glissant, c’est véritablement l’œil de l’esclave sur l’univers du Maître. C’est pour cela que nos contes ne peuvent livrer leur sens profond qu’en référence aux conditions particulières des sociétés esclavagistes et coloniales. Contre l’Edit colonial, la Loi esclavagiste, l’écriture Béké, il y a dit Glissant, la parole du Conte : l’anti-édit, l’anti-loi, l’anti-écriture. Pour les esclaves, le Conte fut un lieu de communication, un outil d’interrogation de leur monde, mais aussi et surtout, la verbalisation de leur refus et de leur résistance, leur pédagogie des théories et des apprentissages de leur survie. Le conte créole, nous le savons maintenant, dit que la peur est là, que chaque brin du monde est terrifiant et qu’il faut savoir vivre avec. Le Conte créole dit que la force ouverte est le fourrier de la défaite, du châtiment, et que le faible (à force de ruse, de détours, de patience, de débrouillardise jamais péché) peut vaincre le fort ou saisir la puissance au collet. Le Conte créole, de manière détournée, éclabousse le système de valeurs dominant de toutes les sapes de l’immoralité, mieux : de l’a-moralité. Le Conte créole n’a pas besoin de message révolutionnaire, ses solutions à la déveine ne sont pas collectives, Ti-jean, Ti-zhèb, et tous les autres héros, sont seuls, égoïstes, a- moraux, préoccupés de leur seule échappée. Le Conte créole génère le lieu du marronnage dans l’habitation. Il n’attaque pas, mais il piège. Il ne frappe pas mais il mine. Il ne révolutionne pas, mais il prépare et organise toutes les révolutions. Edouard Glissant a donc raison de proposer qu’il y a là un détour emblématique, un système de contre- valeurs de contre-culture, où se manifeste en même temps, une impuissance à se libérer totalement et un acharnement à tenter de la faire”. Et cette attitude de résistance, présente à des degrés divers dans notre Oralité, sera transmise, relayée, propagée, par un esclave qui pourtant n’a rien du nègre marron. Un bougre tranquille, presque de la qualité des Oncle Tom, que le Béké ne craint pas au point de l’autoriser à parler : le Conteur Créole.
UN OUBLI PROGRAME ?
Qu’est-ce qui, pour nous, a le plus d’importance : les contes créoles ou le Conteur ?
L’Oralité ou celui qui en a le maniement savant ?
Nous avons répondu l’Oralité, et même : dans l’Oralité nous avons privilégié le conte, écartant tout le reste, rejetant le Conteur aux oubliettes de l’histoire et de nos inventaires. Il suffit d’un regard dans les rayons de bibliothèques pour s’en rendre compte. On a abondamment écrit sur les contes, pratiquement rien sur les titim, les proverbes, les comptines, les chansons. Quant au Conteur c’est pour nous l’obscurité la plus magistrale. Pas un mot, pas une ligne, pas une analyse jusqu’à une récente étude de Marcel Lebielle (DULCC-GEREC). Or, si l’on y réfléchit bien : que vaudraient le Conte et son message s’ils n’étaient mis en belle forme et propagés ?
En examinant de plus près la situation du Conteur créole on peut pourtant se demander si cet oubli n’était pas programmé dans sa stratégie même. Lorsque Césaire, Ménil, Suvélor, Ina Césaire, les savants Canadiens, etc, s’intéressent exclusivement aux contes, négligeant le conteur, n’obéissent-ils pas obscurément à une exigence de survie du Conteur lui-même ? Exigence qui, en dépit du temps et des nouvelles conjonctures, aurait été maintenue intacte dans notre inconscient collectif ?
LA SITUATION PARADOXALE DU CONTEUR CREOLE
Examinons d’abord la situation du Conteur créole. Elle est pour le moins paradoxale. Le Maître-béké sait qu’il parle. Le Maître tolère qu’il parle, parfois même, il entend ce que dit le Conteur. Notre homme est donc “officiel”, sa place et l’énonciation de sa parole sont dans la norme de l’habitation. Admis, toléré par le système esclavagiste et colonial, notre Conteur est le délégué à la voix d’un peuple enchaîné vivant dans la peur et les postures de la survie. Voix de ceux qui n’ont pas de voix, il est seul. Il diffuse officiellement une contre-culture. Les conséquences de cette curieuse situation sont multiples : le conteur devra d’abord dissimuler son message. Sa narration se fera tournoyante, rapide, parfois même hypnotique, brisée en langues digressions humoristiques, érotiques, ésotériques. Il va semer dans la phrase tout un bruitage de ruptures et d’onomatopées, de dialogue incessant avec son auditoire. Il devra ensuite pratiquer une auto-dérision. C’est ainsi qu’il rendra l’autonomie à sa parole contestatrice : elle n’est pas de lui, il l’a entendue à tel endroit et c’est un coup de pied qui l’envoie par-ici afin de raconter ça. Il n’invente rien mais il a entendu cette parole “au cours d’une nuit ensoleillée”. Tout en l’affirmant bien haut qu’il n’est pas un menteur, et qu’il déteste profondément les mensonges, il va s’empresser d’y ajouter un long développement où sa parole deviendra mensonge et lui- même un menteur : “si J’étais un menteur Bon dieu me punirait et je me foulerais le pied, comme cela m’est déjà arrivé sur un os de fruit-à-pain hier à la première heure de demain matin…”. Langage ambigu où la véracité du propos est affirmée et transmise dans le développement de son contraire. Le coup de pied qui termine traditionnellement sa parole, suggère peut être qu’il n’est pas de ces héros dont il vient de parler, se dissimulant ainsi derrière eux et derrière sa narration maintenue à distance. Il devra enfin être bien intégré, plus discret que les autres, moins braillard et moins contestataire dans le quotidien des jours, peut être même des plus dociles et des plus désobéissants, et jamais nègre marron. Ainsi, il se protège et protège le message de résistance détournée qu’il propage : la parole d’un si bon esclave, se dira le Béké, ne peut pas se révéler dangereuse. Ou alors, si par malheur quelque message contestataire est surpris dans une narration, le Maître se contentera de lui dire : Eh bien, mon cher, un bon bougre comme toi ne devrait pas répéter ces paroles de mauvais nègre… C’est Edouard Glissant qui a le mieux résumé cette situation paradoxale en expliquant que le projet du Conte Créole (donc du Conteur) était presque d’obscurcir en révélant. D’informer et de former dans le mystère du verbe et l’hypnose de la voix. Qui a déjà entendu un vieux conteur Créole sait que, souvent et durant de longues minutes, son propos est absolument incompréhensible. Cela devient une sorte de litanie shamanique que toute la compagnie écoute pourtant, bouche bée. Litanie quasi- magique qui brise les barrières mentales, les blocages de la conscience, l’étroite grille de la compréhension raisonnée pour diffuser le NON à l’esclavage, au colonialisme et à la déshumanisation du nègre, dans les zones profondes où l’insconcient nourrit l’être. C’est ainsi et pourquoi, la plupart des esclaves n’ont jamais été esclaves, qu’ils ont été habités de leur dignité d’homme et que, mieux que tous les nègres marrons, ils ont amorcé et propulsés, dans les compromis de l’acceptation et du refus, ce que nous sommes aujourd’hui.
LA STRATEGIE DU CONTEUR CREOLE
Pour toutes ces raisons, l’on peut penser que si nous avons si profondément oublié les Conteurs, c’est parce que pour survivre ils ont toujours voulus se faire oublier au profit de leur parole. Dans l’étude de Marcel Lebielle, certains conteurs disent ne pas donner leur nom, ni dire qui ils sont sous prétexte que “la nuit tous les chats sont gris”. Outre sa protection, l’anonymat du Conteur permet une ré-appropriation du conte par la collectivité qui au départ en a fourni le thème, ré-approbation qui permet une pérennisation du message. C’est ainsi que, en plein état de non-mémoire, nous n’avons jamais oublié la plupart de nos contes, ni l’essentiel de notre Oralité. Dynamique de notre culture orale, voix de notre Oralité, plongé dans la résistance détournée, les compromis de survie, les processus de la transculturation ou l’aculturation, le Conteur Créole fut l’exutoire nécessaire de notre apparente docilité ; sa liberté cachée fut le lieu de notre marronnage collectif, mental, qui permit aux Africains de demeurer des hommes, aux békés de ne pas se retrouver seuls dans la dévastation des génocides, aux apports culturels de s’équilibrer au cœur même d’une identité humaine nouvelle : celle de la Créolité.
LES FONCTIONS DU CONTEUR CREOLE
En attendant que des chercheurs s’intéressent à la question, on peut déjà discerner quatre grandes fonctions du Conteur Créole. C’est celui qui d’abord donne voix au groupe. Il n’est pas un créateur en suspension, mais bien le délégué d’une production imaginaire collective à laquelle il ajoute son génie de la parole. Le thème est au groupe seul, l’expression (protégée du maître), lui revient. C’est d’ailleurs pourquoi il est rare que la structure profonde d’un conte soit modifiée nonobstant les milliers de versions. De plus, dans l’expression du Conte, le groupe participe plus qu’il n’assiste. Dans la veillée il n’y a pas de spectateurs, l’orientation du conte, sa cadence, son humour, sa langueur, sont une création collective. Les Conteurs interrogés par Marcel Lebielle montrent tous à quel point, sans la puissance du E kraa, leur parole devient faible, à quel point le Conte défaille. Le Conteur grand est la conjonction de son talent et d’un groupe de talent. C’est pourquoi les Conteurs ont des prestations inégales et qu’ils ne parlent pas n’importe où ni devant n’importe qui. Cette fonction du donner voix apparaît aussi très nettement dans l’étude de Lebielle quand tous les Conteurs interrogés disent “s’adresser aux petits”, “aux humbles”. Le lieu de la veillée, c’est celui du partage de valeurs communes. En répondant E kraa ! ce groupe hétéroclite, d’origines ethniques diverses, disaient en réalité Nous. Construisaient leur cohésion, leur communauté.
Le Conteur Créole c’est aussi celui qui, dans les premiers temps, fut gardien de la mémoire africaine. L’Afrique est très présente dans la thématique et le bestiaire des contes. Celui qui débarquait après la terrible traversée, se retrouvait dans une situation où son nom, sa religion, sa langue, ses valeurs, son explication du monde étaient invalidées. Il ne débarquait pas dans un autre pays mais dans une autre vie. Tout était à refaire, à reconsidérer. Dans cette rupture absolue, le Conteur maintint l’Afrique dans l’imaginaire. Il s’arc-bouta aux débris culturels du grand pays pour maintenir la continuité culturelle nécessaire à toute culture de survie, nouvelle lecture du monde. Distraire, fut aussi une des fonctions du Conteur Créole. A Marcel Lebielle, ils disent souvent que leur tâche est de “faire goûter un bocal de miel”, de faire “passer le temps”. Quel meilleur terreau pour l’espoir que le rire quand on se trouve dans l’état d’esclavage ? Cette fonction se conçoit aussi dans le cadre de la veillée, où il leur faut réussir l’exploit de capter l’attention de dizaines de personnes, éviter qu’un seul d’entre eux ne s’en aille, que tous demeurent jusqu’à l’aube préservant ainsi la chaleur amicale autour du mort, de sa famille éplorée.
Enfin, verbaliser, transmettre la résistance, selon les modalités déjà vues. Mais, en demeurant dans le cadre de la veillée, avec le Conteur, en pleine nuit, debout auprès d’un mort, d’une famille en larmes, on perçoit mieux à quel point il lutte contre la mort réelle et la mort symbolique. La nuit confère une prégnance particulière à son discours. Avec elle tout autour, il peut mieux empoigner les esprits. La présence du mort à quelques pas, décuple l’efficacité de cette prégnance. Auprès d’un mort, la parole devient plus forte, elle retrouve un peu des allures de son sacré originel. Le Conteur est le seul à parler auprès du mort. Il invite à rire, à chanter, à danser, à briser le silence, à briser le sommeil : en clair, il nomme la vie qui continue et qu’il faut vivre. Face à la mort réelle et à la mort symbolique des esclaves, il incite à ne pas arrêter la vie, à ne pas se soumettre au silence et à l’affliction. Répondant à Marcel Lebielle, beaucoup de Conteurs ont affirmées que leurs plus belles réussite consistaient à arracher du recueillement et des prières, un des proches du mort. A ceux qui pleurent autour du cadavre, et aux esclaves morts symboliquement, il propose : venez, du côté de la vie, tonnerre du sort !… De sa lutte contre la mort, le Conteur Créole a conservé une aura particulière. Aujourd’hui encore, on le considère comme détenant un vague pouvoir. Très souvent, dans les quartiers, il est très proche du quimboiseur, quand il n’est pas quimboiseur lui-même. Ce pouvoir indéfinissable qu’on lui soupçonne, n’est-ce pas en fait celui de pouvoir vivre au cœur même de la mort ? N’est-ce pas la maîtrise dangereuse de cette contre-culture qu’il propage ? N’est-ce pas cette obstination de résistance obscurément perçue, en premier lieu par lui-même ? Car à mesure, et on l’a trop souvent oublié, à mesure que passait le temps, la riposte aliénante du Béké s’organisait. Les Conteurs se sont succédés dans un fonctionnement obscur, reproduisant une mécanique de résistance dont ils percevaient de moins en moins la logique. C’est ainsi que des contes se sont déformés jusqu’à contredire leur message initial. Dans certaines versions, par exemple Ti- Jean l’horizon meurt écrasé par un moulin à cannes : punition divine qui le châtiait d’avoir tué son parrain, le Béké esclavagiste.
NE PAS PLEURER LA TRADITION
S’intéresser au Conteur Créole n’est pas sombrer dans ce passéisme nostalgique, dont on m’accuse souvent. Je ne suis pas passéiste et il ne m’est jamais arrivé de pleurer la moindre tradition. Une tradition n’est pas faite pour se maintenir autrement qu’en nourrissant le terreau fondal-natal d’une culture vivante. La question n’est pas de savoir si le conte créole survivra, ni même de se lamenter sur la disparition du Conteur Créole traditionnel. Il s’agit de ne pas laisser mourir des traditions sans que rien ne s’en soit enrichi. Il s’agit de savoir si les relais des fonctions du Conteur ont été assurées et si, aujourd’hui, ce père de notre expression artistique, ce premier de nos artistes, nourrit de sa palpitation créole l’exigence moderne de notre créativité.
Patrick CHAMOISEAU
Ces considérations sur les Conteurs ont été développés par Patrick Chamoiseau au cours de plusieurs réunions-débats, en Guadeloupe, à Marie-Galante, devant des clubs du Kiwanis et du Rotary, dans les bibliothèques municipales de Fort-de-France, du Carbet, du Marin, du François, dans quelques établissements scolaires, devant de nombreuses associations dont celle de la Maupa.
BIOGRAPHIE
- Le Discours Antillais. E. Glissant – Le Seuil -1981 – Paris.
- St John Perse et le Conteur – E. Yay – Bordas – Paris.
- Le Conte Créole – Jean-Pierre Jardel – Centre de Recherches Caraïbes -1977.
- Kontè, Konté/ Comment on devient Conteur à Sainte-Marie, en Martinique.
- Contes de vie et de mort aux Antilles – J. Laurent, I. Césaire – Nubla -1976.
- Les belles paroles d’Albert Gaspard ■ A. Rutll – Caribéennes – 1987
- Yé et les malédictions de la faim – R. Suvélor, In AcomaN°3.
- Introduction au folklore martiniquais – A. Césaire et R. Ménil – In Tropiques N° 4- Janvier 1942 – Fort-de-France