Écoles, système de santé et politiques seraient les cibles privilégiées des professionnels de la viande. C’est ce que démontre Greenpeace dans son rapport « Comment les lobbies de la viande nous manipulent ? » publié mardi 25 janvier.
« Aimez la viande, mangez-en mieux ! » Le slogan d’Interbev, l’interprofession du bétail et de la viande, a-t-il été trop entendu des Français ? En particulier, des instituteurs, des professionnels de santé, des élus. Depuis cinq ans, alors que Greenpeace plaide en faveur d’une réduction de la consommation de viande pour limiter les effets du changement climatique, l’association se heurte en permanence à une présence massive, voire « tentaculaire », du secteur de la viande sur le terrain. Au point qu’elle a décidé d’enquêter. Dans son rapport « Comment les lobbies de la viande nous manipulent ? » publié le 25 janvier, l’association détaille la stratégie de lobbying du secteur et ses cibles privilégiées.
En 2020, chaque Français a consommé en moyenne 84 kg de viande, explique l’association en préambule. En matière de production, notre pays s’est placé cette année-là en seconde position au niveau européen, après l’Espagne et juste devant l’Allemagne. La France possédait alors 9 % des porcs, 11 % des moutons et 23 % des bovins européens. À ces chiffres, s’ajoutent ceux de l’« industrialisation des élevages », souligne l’association. « Entre 2000 et 2010, le nombre de porcs par installation a triplé. Quant aux élevages de poulets, la majorité d’entre eux présente une densité d’animaux parmi les plus élevées du continent (39 à 42 kg/m2, soit plus que ce qui est autorisé normalement (33 kg/m2) mais qui reste légal du fait de dérogations, et bien plus que ce que préconise l’UE : 25 kg/m2, “pour éviter en grande partie les problèmes graves de bien-être”. »
Pourtant, pour limiter le réchauffement climatique et préserver la biodiversité, les scientifiques sont clairs : l’alimentation dans les pays occidentaux doit évoluer vers davantage de végétal, et les systèmes d’élevage vers davantage d’autonomie, de pâturage, d’accès au plein air et moins d’intrants de synthèse, explique l’ONG. « Il ne s’agit pas de supprimer toute consommation de viande », précise Laure Ducos, chargée de campagne agriculture chez Greenpeace, et autrice du rapport. Mais « en matière de biodiversité, de bien-être animal ou de santé, l’élevage industriel ne présente aucun cobénéfice à la différence de l’élevage extensif et biologique ».
La France, championne européenne de la viande rouge
Greenpeace dresse une cartographie du réseau d’influence qui se déploie autour de la promotion de la viande. Elle identifie ainsi quatre acteurs majeurs : Interbev (l’interprofession du bétail et de la viande), Inaporc (celle dédiée au porc), Anvol (pour la volaille) et la Fédération française des industriels charcutiers traiteurs (Fict, pour la charcuterie). Les trois premières représentent les intérêts d’une vingtaine d’organisations professionnelles de chaque filière, quand la dernière regroupe près de 300 entreprises de charcuteries industrielles.
Mais pour Greenpeace, Interbev se détache nettement. L’interprofession du bétail et de la viande dispose d’une part des moyens les plus importants : elle consacrerait chaque année entre 200 000 et 300 000 euros à ses activités de lobbying, soit près du double de chacune des trois autres interprofessions. Mais elle développe aussi une stratégie plus problématique, en s’appropriant « les préoccupations sociétales actuelles (climat, biodiversité, bien-être animal) pour redorer l’image de la viande rouge et convaincre les consommateurs et consommatrices qu’en mangeant de la viande française, quels que soient le niveau de consommation et le modèle d’élevage dont elle est issue, on contribue à prendre soin de la planète et qu’il est inutile d’en manger moins ». Une stratégie gagnante à en croire les chiffres, la France est la championne européenne de la viande rouge : première consommatrice, première productrice.
Dans un rapport publié en 2018, le Haut Conseil de la santé publique a même recommandé aux Français de réduire leur consommation de viande rouge afin de ne pas dépasser 500 g/semaine (hors volaille). Ils étaient 28 % dans ce cas en 2015. Mais, globalement, « la consommation moyenne de viande hors volaille ne s’élève qu’à 300 g par personne et par semaine » en France, a souligné Interbev, contactée par Reporterre. Soit bien en dessous des recommandations de santé publique.
Élaboration de kits pédagogiques pour les enseignants, interventions gratuites dans les écoles, visites gracieuses de fermes, diffusion de publirédactionnels [1] dans des magazines pour les enfants… Interbev multiplie les voies pour communiquer auprès du jeune public. L’organisation propose par exemple des kits pédagogiques pour les professeurs et les élèves, du primaire jusqu’au lycée. On y parle élevage et alimentation. Si Greenpeace reconnaît que les documents fournis respectent les programmes scolaires et les recommandations de santé publique, elle dénonce toutefois qu’il n’y ait « aucune information sur les externalités négatives des élevages industriels ».
« Une vision biaisée du monde de l’élevage »
« Ces kits pédagogiques sont une mine d’or pour les enseignants qui disposent de peu de moyens », explique Laure Ducos. Mais les outils proposés« représentent une vision complètement partielle de l’élevage et nient totalement la réalité des élevages industriels », prévient-elle. Une position que réfute l’interprofession. « Quel que soit le public visé, Interbev est légitime pour parler de sujets relatifs à l’élevage, l’alimentation durable et l’environnement, se défend-elle auprès de Reporterre. En tant qu’interprofession, [Interbev] dispose d’une reconnaissance officielle. »L’organisation affirme en outre défendre un « modèle d’élevage herbivore »qu’elle définit comme « des élevages à taille humaine avec un lien fort entre l’éleveur et ses animaux ». À savoir, « des élevages [qui] comptent en moyenne 60 vaches ou 80 brebis », sachant que « 98 % des élevages français ont moins de 150 vaches ».
- Troupeau de brebis. Pixabay/CC/marion802105
Des interventions en classe, des dépliants distribués à la cantine ou des visites d’élevages sont proposés aux écoles peuvent apporter « une vision biaisée du monde de l’élevage », en s’appuyant sur « certaines peurs, comme celles du risque de carences en protéines », poursuit enfin Laure Ducos. Elle estime que, pour intervenir à l’école, l’interprofession joue sur un « flou réglementaire ». « La loi interdit aux organisations à but lucratif d’intervenir dans les écoles. Or, si Interbev défend des intérêts privés, elle n’est pas elle-même une organisation à but lucratif mais cela reste très problématique », dénonce-t-elle. D’autant plus que certains documents ne mentionnent pas suffisamment explicitement leurs liens avec le secteur de la viande et que d’autres bénéficient d’un soutien institutionnel officiel (avec l’apposition d’un logo PNNS, programme national nutrition santé, ou PNA, programme national alimentation), déplore Greenpeace.
En 2017, l’interprofession a aussi établi un partenariat avec les éditions Bayard. Elle a alors publié les histoires de la famille Jolipré dans J’aime lire,« le magazine le plus lu par les enfants en Europe avec 2 497 000 lecteurs »,rapporte Greenpeace. Là aussi, Interbev adopte une approche valorisante de l’élevage, comme l’explique l’intéressée dans son bulletin d’information. « La famille Jolipré va faire passer une information positive et valorisante sur les systèmes d’élevage français dans sept numéros du magazine J’aime lire. »D’autres collaborations, telles que 1 jour 1 actu, des éditions Milan, Images Doc et Astrapi ont été développées ces dernières années. « Des partenariats qui ne seront pas renouvelés », a précisé le groupe Bayard à Greenpeace.
250 millions d’euros de l’UE, contre seulement 17 millions pour les fruits et légumes
Sur les plus de 160 pages de rapport, l’ONG liste d’autres cibles privilégiées de l’industrie de la viande : des millenials sur les réseaux sociaux pour Inaporc, aux médecins, infirmières et diététiciens pour Interbev. Les chiffres dévoilés sont éloquents : la distribution de brochures d’Interbev telles que « Santé : n’oubliez pas la viande ! » destinés à la patientèle des médecins généralistes, gynécologues ou pédiatres aurait touché plus de 22 millions de patients. Celle intitulée « Apports en micronutriments. Quelles conséquences des régimes sans viande ? » près de 6 000 diététiciens. À la télévision, « 16,3 millions de personnes âgées de 25-49 ans ont été exposées en moyenne près de 12,7 fois au spot TV, soit 207 millions de contacts », estime Greenpeace. Quand la campagne d’Inaporc Let’s talk about pork, elle aurait touché 74 millions de millenials en 2020.
Enfin, Greenpeace a estimé que les campagnes de promotion de la viande et des produits laitiers ont bénéficié de plus de 250 millions d’euros de financements de l’Union européenne, contre seulement 17 millions pour les fruits et légumes.
Pour limiter l’influence du secteur industriel, et notamment auprès des plus jeunes, l’ONG établit une liste de recommandations, dont les deux tiers s’adressent au gouvernement. Objectif : mieux encadrer la communication de ces lobbies, en interdisant toute intervention des organisations professionnelles dans les écoles. Elle recommande de rendre obligatoire et visibles la mention des organisations dont émanent les documents, tout en supprimant tout soutien officiel à des supports pédagogiques émanant de représentants d’intérêts privés. Elle préconise également de cesser le financement public des campagnes de communication prônant la consommation de viande, et appelle à orienter les financements vers les petits élevages écologiques, pourvoyeurs d’emplois. Elle appelle enfin scientifiques et enseignants à refuser d’utiliser les supports émanant de professionnels engagés dans le soutien d’intérêts privés.