Depuis son élection en 2013, le pape François n’a eu de cesse de réinscrire l’Église catholique au cœur des grands débats contemporains. Portant une parole forte sur les inégalités, l’environnement ou les migrations, il a redonné une vigueur singulière à l’enseignement social de l’Église, parfois éclipsé ou marginalisé dans les décennies précédentes.
En dix ans, le pape argentin a opéré un glissement d’orientation : moins centrée sur la seule défense des « valeurs non négociables » (comme la bioéthique ou la morale sexuelle), la doctrine sociale catholique s’ouvre désormais à une critique globale des logiques économiques et politiques à l’œuvre dans le monde.
Une Église qui va vers les périphéries
Dès les premiers mois de son pontificat, François affirme une ligne claire : l’Église ne peut être enfermée dans une logique institutionnelle. Elle doit « sortir », aller vers les « périphéries existentielles », là où vivent les exclus, les pauvres, les migrants. Dans l’exhortation Evangelii Gaudium (2013), il dénonce une « économie de l’exclusion et de l’inégalité » et invite l’Église à se recentrer sur l’essentiel : la miséricorde, la justice, la fraternité.
Cette posture marque un retour aux sources évangéliques, mais aussi une volonté de faire de l’Église un acteur de transformation sociale. Dans sa dénonciation des systèmes d’oppression et d’exploitation, François rejoint certains accents du pape Jean-Paul II dans Sollicitudo rei socialis (1987), mais avec un langage plus direct, plus radical parfois, qui suscite à la fois l’enthousiasme et la critique.
Laudato si’ : vers une écologie intégrale
L’encyclique Laudato si’, publiée en 2015, constitue sans doute le texte le plus emblématique de ce renouveau. Le pape y développe une vision écologique profondément liée à la question sociale. Il y affirme que les atteintes à l’environnement frappent en premier lieu les plus vulnérables. Le sort de « notre maison commune » ne peut être dissocié de celui des pauvres.
Cette approche de « l’écologie intégrale » dépasse la simple défense de la nature : elle appelle à repenser en profondeur nos modèles de production, de consommation et de gouvernance. Laudato si’ rencontre un écho bien au-delà des cercles catholiques, devenant une référence dans les milieux écologistes et intellectuels. En 2023, le Vatican a même intégré officiellement l’écologie dans la doctrine sociale de l’Église, confirmant la portée structurelle de cette encyclique.
Une critique vigoureuse du capitalisme mondialisé
Le pape François n’hésite pas à nommer les responsabilités. Dans Evangelii Gaudium, il affirme sans détour :
« Cette économie tue. »
Dénonçant l’« idolâtrie de l’argent » et la « mondialisation de l’indifférence », il s’attaque à un système qui place le profit au-dessus de la dignité humaine. Il critique la dérégulation financière, les politiques d’austérité, et la « culture du déchet » qui relègue les personnes fragiles à l’invisibilité.
Cette posture lui vaut l’adhésion de nombreux mouvements sociaux et de théologiens engagés, mais aussi des critiques acerbes, notamment dans les milieux catholiques conservateurs et libéraux, aux États-Unis ou en Europe, qui l’accusent de trop politiser l’Évangile. François, pour sa part, assume ce positionnement comme une fidélité au Christ et aux pauvres, et non comme un agenda idéologique.
Fratelli tutti
: un projet de fraternité universelle
En 2020, en pleine pandémie, le pape publie Fratelli tutti, encyclique sur la fraternité humaine et l’amitié sociale. Il y plaide pour une mondialisation de la solidarité, contre les replis nationalistes, les murs, les discours de haine. Il propose un autre regard sur la politique, vue non comme la conquête du pouvoir, mais comme un service du bien commun, des pauvres, et de la paix.
Cette encyclique prolonge Laudato si’ et articule une vision cohérente de l’agir chrétien dans le monde globalisé. François y fait l’éloge du dialogue interreligieux, de la rencontre avec l’autre, et appelle à désarmer les logiques de domination au profit de l’écoute mutuelle. Le texte, inspiré notamment par sa rencontre avec l’imam d’Al-Azhar en 2019, marque une étape importante dans le rapprochement entre le catholicisme et l’islam sur le terrain de l’éthique sociale.
Une autorité morale, un style pastoral
Si François n’a pas inventé les principes de la doctrine sociale de l’Église – posés dès Rerum Novarum en 1891 –, il leur donne un nouveau souffle, une nouvelle audience, en s’exprimant dans un langage simple, accessible, incarné. Il préfère les gestes aux discours, les visites de terrain aux grands colloques. Il ne prétend pas imposer une vision dogmatique, mais ouvrir des chemins, à travers une Église en dialogue avec le monde.
Son autorité morale est reconnue bien au-delà du monde catholique. François s’adresse aux croyants comme aux non-croyants, comme en témoigne la récente exhortation Laudate Deum (2023), dans laquelle il interpelle la communauté internationale sur les urgences climatiques.
Un renouveau durable ?
Reste à savoir si ce renouveau de l’enseignement social survivra à son pontificat. François a ouvert des brèches, redonné une visibilité à des intuitions anciennes, et repositionné l’Église dans les grands débats contemporains. Mais ces orientations suscitent aussi des résistances, internes comme externes, notamment au sein d’une institution encore très marquée par les tensions idéologiques.
Quoi qu’il en soit, en ces temps d’incertitude, de crise climatique, de fragmentation sociale, la voix du pape François résonne comme celle d’un acteur moral singulier, insistant sans relâche sur la nécessité de bâtir un monde plus juste, plus fraternel et plus humain.