Jérôme Fourquet, de l’IFOP, tire les leçons de l’élection présidentielle américaine et liste les différences entre le président américain battu et la présidente du Rassemblement national.


 Propos recueillis par Franck Johannès

79c91eb_16777702-095114.jpg

<img src=”https://img.lemde.fr/2020/11/10/0/0/3643/2346/688/0/60/0/79c91eb_16777702-095114.jpg”>

Donald Trump lors d’un meeting électoral, à l’aéroport de Martinsburg, en Pennsylvanie, le 26 octobre. SAUL LOEB / AFP

Pour Jérôme Fourquet, directeur du département opinion et stratégies d’entreprise de l’IFOP et auteur de L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée (Seuil), Donald Trump a su agréger de nouveaux électorats au socle traditionnel des républicains, ce qui explique ses très bons scores, avec plus de 71 millions de voix recueillies dans tout le pays. Marine Le Pen, en France, en semble loin.

Quelles leçons peut-on tirer en France de l’élection américaine ?

Même si Trump est battu, la parenthèse ouverte en 2016 avec lui ne se referme pas vraiment, un nouveau paysage s’est dessiné. Les causes profondes qui l’avaient fait gagner ne disparaîtront pas avec lui et travaillent toujours la société américaine. Il a gagné, il y a quatre ans, en rompant notamment avec la ligne libre-échangiste des républicains ; Boris Johnson a endossé le Brexit et a gagné les dernières législatives en rompant, lui aussi, avec le programme traditionnel des tories : une nouvelle ligne de clivage s’est imposée.

En France, la finale de 2017 entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron correspond aussi à cette nouvelle fracture. Sur l’immigration, la construction européenne, leurs deux visions étaient très opposées, et le dernier scrutin national, les européennes, a mis ces deux forces politiques une nouvelle fois en tête. Ce clivage, lié à la mondialisation, au libre-échange et à l’immigration, n’est pas hégémonique, parce que nous sommes dans des sociétés archipélisées, mais il pèse très lourdement et reconfigure les paysages électoraux nationaux. La vieille opposition gauche-droite n’a pas disparu, mais elle est supplantée par ce nouveau clivage, dans un paysage électoral transitoire et hybridé.

Article réservé à nos abonnés

Y a-t-il des parallèles entre les votes des deux pays ?

Le premier est désormais assez classique. L’Amérique qui vote Biden est celle des grandes métropoles. Dans le comté de New York, Biden fait 85 %, à San Francisco, 86 %, et à Washington DC, 93 % ! Plus on s’enfonce dans l’Amérique périphérique, plus les scores de Trump grimpent. On a observé le même phénomène en Grande-Bretagne lors du Brexit, et le scénario est le même en France. Marine Le Pen a fait ses meilleurs résultats dans la France rurale et périurbaine, alors que toutes les grandes métropoles se sont massivement refusées à elle : au second tour, elle obtient moins de 10 % à Paris.

Lire la tribune : « La carte du vote américain révèle deux mondes que tout sépare et qui se trouvent, plus encore qu’en 2016, face à face »

Les grands centres urbains bénéficient de la mondialisation, avec des universités, des aéroports, une ouverture sur l’international, des sièges sociaux de grandes entreprises et des jobs bien payés, une population multiculturelle et très diplômée. Les habitants de la Côte est et de la Côte ouest des Etats-Unis ont coutume d’appeler la partie centrale des Etats-Unis le « Fly over country », « le pays qu’on survole ». On pourrait dire la même chose en France avec le train. La France périphérique, c’est le « pays qu’on traverse » en TGV, pour aller d’une métropole à une autre. Toute une partie de cette France se sent reléguée, dépossédée et abandonnée.

Par ailleurs, le niveau de diplôme joue de plus en plus comme variable sociologique lourde des comportements électoraux. Aux Etats-Unis, on le voit nettement dans l’électorat blanc. Trump fait 49 % chez les « college graduate » (diplômés du supérieur), mais 64 % chez les « non college graduate ». On retrouve très clairement cette opposition dans les votes Le Pen et Macron, avec, derrière, le clivage peuple-élite, adeptes ou non d’une société plus ouverte, moins autoritaire, etc.

Comment expliquer les scores de Donald Trump ?

Tout en conservant un profil anti-establishment, il s’est coulé dans l’habit du candidat et la machine républicaine s’est mise à son service. Trump a ainsi réussi à conserver l’électorat républicain traditionnel, des ruraux mais aussi des gens aisés, et y a ajouté une nouvelle composante ouvrière. Il a su agréger différentes familles au sein de l’archipel électoral américain.

Les sondages « sortie des urnes » sont éclairants. Trump s’est appuyé sur un électorat interclassiste : il fait le même score chez ceux qui gagnent moins de 30 000 dollars [25 000 euros] par an que parmi ceux qui en gagnent plus de 200 000. On a beaucoup parlé de l’électorat de la Rust Belt, anciennement démocrate, qui a basculé, ou de l’électorat rural, populaire et très modeste, mais Trump a aussi des soutiens importants dans la partie la plus aisée de la société américaine.

Le vote Trump serait en France quelque chose comme l’alliage des électorats Fillon et Le Pen à la dernière présidentielle

L’électorat de Marine Le Pen est, au contraire, très clivé sociologiquement. En 2017, elle atteignait près de 40 % chez les ouvriers, mais seulement 10 % chez les cadres et les professions libérales. Ce qui lui manque, c’est cette capacité à capter une partie de l’électorat de droite traditionnel ; le vote Trump serait en France quelque chose comme l’alliage des électorats Fillon et Le Pen à la dernière présidentielle.

Trump arrive à faire coexister une base très populaire et ouvrière, qui chez nous pourrait s’apparenter à l’électorat frontiste, avec un électorat plus âgé, plus conservateur sur les mœurs, et plus bourgeois socialement. Ce qui soude ces différents électorats, c’est une vision du monde, très homogène, des valeurs communes qui expliquent ses scores très élevés.

Il existe d’autres différences ?

Dans nos sociétés vieillissantes, l’âge est un facteur très important. Or, le vote en faveur de Trump augmente linéairement avec l’âge des personnes interrogées. Il obtient 35 % des voix parmi les moins de 30 ans, 45 % chez les 30-44 ans, 49 % chez les 50-64 ans, et 51 % chez les plus de 65 ans, où il est majoritaire. C’est un profil d’électorat de droite classique. Marine Le Pen, à l’inverse, réalise des scores faibles chez les plus de 65 ans et obtient ses meilleurs résultats dans les tranches d’âge intermédiaires, chez ceux qui sont en âge de travailler, les 25-50 ans. Il manque à Mme Le Pen une assise importante parmi les seniors, ce qui est un handicap majeur compte tenu du poids de cette tranche d’âge dans le corps électoral. Trump est par exemple populaire chez les retraités, notamment de Floride : cet électorat-là, en France, est soit chez Macron, soit chez Fillon

Autre différence : Trump capte 55 % de l’électorat blanc, 12 % du vote des Afro-Américains, et 32 % de celui des Latinos. Si sa base reste l’électorat blanc, il parle à une quantité non négligeable des Latinos (notamment en Floride et au Texas). Marine Le Pen fait, elle, des scores très faibles dans l’électorat issu de l’immigration maghrébine ou africaine.

Le poids de la religion joue-t-il également ?

Le cœur nucléaire de l’électorat de Trump, ce sont effectivement les Blancs évangéliques et les « white born again », les reconvertis. Ils représentent 27 % du corps électoral américain et ont voté Trump à 76 %, soit pratiquement la moitié de son électorat. Trump a « bétonné » cet électorat en lui adressant de nombreux signaux : nomination de juges conservateurs à la Cour suprême, opposition à l’avortement et même déplacement de l’ambassade américaine à Jérusalem.

L’électorat lepéniste est, lui, très déconfessionnalisé, sécularisé. L’électorat catholique pratiquant en France (10 % à 12 % des votants) demeure acquis à la droite. Au premier tour [en 2017], 46 % d’entre eux ont voté Fillon, contre seulement 15 % pour Le Pen. En s’appuyant sur Marion Maréchal, Marine Le Pen pourrait espérer mordre davantage sur une partie de cet électorat, conservateur sur le plan des mœurs, mais elle resterait très loin des performances de Trump.

Marine Le Pen pourrait-elle cependant approcher le score de Trump en 2022 ?

Elle a obtenu 34 % des voix au second tour en 2017, contre 21 % au premier. Dans sa progression, 7 ou 8 points viennent de Fillon, 1 ou 2 de Mélenchon – il n’y a quasiment pas d’électeurs mélenchonistes qui ont voté Le Pen – et 3 ou 4 points de Dupont-Aignan. François Fillon faisait 20 %, elle a donc capté un gros tiers de son électorat. Pour l’amener au score de Trump, il lui faut trouver 10 points de plus. Il lui faudrait siphonner toute la droite : les retraités, une partie de l’électorat des beaux quartiers, les catholiques pratiquants… On n’y est pas du tout.

En 2002, son père avait obtenu 18 % contre Chirac au second tour. En 2017, elle a certes doublé ce score. Mais il lui faudrait encore produire le même effort pour arriver à 50 %, ce qui représente des millions de voix supplémentaires. Trump, aidé par le système bipartisan américain, est parvenu à fédérer des électeurs antisystème populaires avec un électorat économiquement beaucoup plus installé, mais qui, pour des raisons culturelles et idéologiques, ne s’y retrouve plus. Pour schématiser, en France, cela ressemblerait à une alliance de La Manif pour tous et des « gilets jaunes ». De mon point de vue, c’est hors de portée de Marine Le Pen, en tout cas à brève échéance

Partager.

Laissez votre commentaireAnnuler la réponse.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Exit mobile version