Le temps des théories du complot
Dans votre allocution, comme à votre habitude, vous ne proposez rien. Vous dénoncez. Vous raillez. Vous surjouez l’indignation et la consternation. Vous vous mettez en scène dans la posture de l’alternative, sur laquelle vous exercez un monopole de fait depuis tant d’années: pas de discours articulé, mais une rengaine; pas de programme, mais une pose; pas d’idées, mais un staccato d’éruptions accusatoires.
Tel le croque-mort blafard de Lucky Luke, vous enfoncez le clou dans le cercueil d’un régime aux abois: «Derrière ces erreurs, ces mensonges, ces fautes gravissimes, il y a eu et il y a encore des sacrifices, des souffrances, des morts –un cortège de drames dont certains auraient pu être évités. Nous avons le devoir de ne pas oublier.»
Pour quelqu’un qui a pris l’habitude de se poser en recours, il est étrange d’élire spontanément domicile dans le conditionnel passé –le temps de la dystopie, des réalités parallèles, des théories du complot. Votre discours et votre horizon temporel trahissent à la foi votre ambition dévorante et votre inanité dans le domaine de la politique, qui n’est rien en dehors du réel et du possible.
«Le monde d’après, dites-vous, ne pourra pas se faire avec ceux qui se sont tant trompés et surtout ceux qui ont tant trompé les peuples au prix de la sécurité de tous»: à quel genre d’épuration aurons-nous donc droit si une majorité d’électeurs et d’électrices cèdent aux sirènes de votre ressentiment simplificateur et de votre justice expéditive?
L’indignité de réécrire l’histoire
Deux fois, dans votre allocution, vous appelez de Gaulle à la rescousse. Jeanne, le Général –il ne manquait plus, pour compléter la sainte Trinité d’une ex-grande puissance où la nostalgie est un sport national, que Napoléon. L’exploitation intensive dont ce dernier label a fait l’objet sous Sarkozy explique peut-être votre réticence à vous rallier à son panache.
En réalité, par ce bond en avant de soixante-dix ans entre deux désastres, de la défaite de 1870 à la débâcle de 1940, vous franchissez un nouveau palier dans l’obscénité: nous comprenons en suivant le fil grossier de vos analogies que nous écoutons votre
appel du 18 juin.
L’invasion implacable de l’ennemi.
L’inégalité du rapport de force.
L’impréparation et l’impuissance du gouvernement.
Les Français·es qui meurent par dizaines de milliers.
Même si votre OPA sur le gaullisme a commencé il y a plusieurs années, la filiation intellectuelle et politique entre de Gaulle et votre parti, connu du temps de votre père pour sa sympathie envers les thèses négationnistes et au sein duquel ont milité des escouades de nazillons, ne va toujours pas de soi.
Mais ce qui vous distingue par-dessus tout, ce qui fait que vous ne serez jamais à la hauteur des modèles que vous invitez à votre table, ce sont la délectation et l’empressement avec lesquels vous semblez vous projeter dans l’après, une fois que vous aurez atteint le but de votre vie: accéder au pouvoir.
«Avec lyrisme, dites-vous, le général de Gaulle avait théorisé […] la règle historique selon laquelle la France allait et venait de la grandeur au déclin. En cette année anniversaire de sa naissance et de sa mort, et de l’appel du 18 juin, cette vision résolument optimiste doit nous inspirer.»
Sans doute par manque d’imagination, je peine à me figurer celui qui est désormais votre inspiration se frottant les mains, au moment où la France entrait dans l’Occupation, par anticipation du jour où il y reviendrait en libérateur.
Pourtant, vous ne vous arrêtez pas là:
«Les principes que nous, patriotes français, portons depuis tant d’années, vont désormais être éclairés d’un jour nouveau, à l’aune des épreuves mais aussi de la lucidité dont, je crois, le mouvement national français a fait preuve.»
À l’indécence du fantasme politique par lequel vous vous voyez à la tête du pays, vous ajoutez donc l’indignité de réécrire l’histoire, comme si votre parti avait toujours mis ses pas dans le patriotisme gaullien. Vous savez, mieux que quiconque, que ce dernier s’est construit contre toutes les valeurs embrassées par le Front national, bien avant que vous n’ayez l’idée d’en changer le nom dans le cadre de vos grands travaux de dédiabolisation.
Le triste décor de votre performance
Votre révisionnisme est celui des imposteurs qui tentent de se présenter comme des résistants de la première heure. Comme Onfray, Zemmour et consorts, comme vos petits lieutenants Odoul et Bardella, les Dupond et Dupont de Twitter, comme tous vos fantassins qui sonnent la charge contre les «racailles» de l’anti-France chaque fois qu’un crétin en quête de notoriété poste son pathétique fait d’armes sur les réseaux sociaux, vous êtes une fausse résistante et une vraie opportuniste, dans la lignée de ces Chirac et autres Sarkozy que vous professez de honnir.
Comme ces deux anciens présidents, vous êtes une force politicienne sans conviction politique, une ambition qui vendrait père et mère pour occuper le terrain, tirer la couverture à elle et aller chercher des voix tous azimuts:
«Parce que cette crise nous alerte sur l’état de notre pays, sur l’impéritie de nos dirigeants qui nous ont conduit à cette situation difficile, elle appelle le pays à une grande alternance, à LA grande alternance, c’est-à-dire à un authentique changement pour retrouver avec la résilience nationale les voies de la sécurité et de la grandeur.»
Loin, très loin de Jeanne d’Arc et du général de Gaulle, votre rhétorique de la dénonciation et de l’accusation oscille en fait entre la Révolution nationale d’un Pétain et la surenchère populiste d’un Trump, dont les calculs électoralistes ne connaissent, comme les vôtres, aucune limite ni rationnelle ni morale.
Vous le savez très bien, derrière vos effets de manche et vos trémolos: vous avez besoin de Macron autant qu’il a besoin de vous. Combien d’années encore devrons-nous être les spectateurs et les spectatrices de votre glauque tango, de vos passes d’armes dominicales avec les membres du gouvernement sur les plateaux des émissions politiques? Jusqu’à quand serons-nous condamné·es à prendre des paris sur lequel des deux danseurs mettra l’autre à terre?
Vendredi 1er mai, vous êtes venue, masque sur le visage, déposer des fleurs aux pieds de votre chère statue –un rituel transmis de père en fille, que les Français·es reconnaissent depuis longtemps comme une théâtralisation, une mise en scène politique.
Cette année, outre sa grandiloquence un peu désuète, le simulacre avait quelque chose d’obscène, au sens le plus littéral du terme: pour parler à 67 millions, cela ne vous a pas dérangée de vous mettre devant 25.000 morts, devenu·es pour l’occasion le triste décor de votre performance