“…un musicien d’une puissance rare, à la fois enraciné et visionnaire, populaire et exigeant”
Il y a des noms qu’on cite du bout des lèvres, comme s’ils n’étaient réservés qu’à une élite initiée. Des noms que les plus jeunes ne connaissent plus, et que les anciens évoquent avec la ferveur d’une époque révolue. Celui de Marius Cultier appartient à cette catégorie d’artistes dont la mémoire flotte dans les silences d’une île, entre admiration discrète et oubli injuste. Pianiste surdoué, compositeur, chef d’orchestre, figure majeure du jazz caribéen, il fut pourtant l’un des musiciens les plus complets et les plus atypiques que la Martinique ait connus. Jean Trudo, qui fut son ami proche, son témoin et son admirateur, livre ici un récit dense, sincère, débordant d’anecdotes précieuses — comme une tentative de réparation à la hauteur du talent oublié.
« Marius, je l’ai connu gamin”, raconte Jean Trudo. “J’avais dix ou onze ans, j’étais en sixième. J’entre dans la salle des fêtes du lycée, et là, je vois un type jouer. Il avait à peine deux ans de plus que moi, mais déjà une carrure. Il me dit : “Je m’appelle Marius.” Et moi je lui dis : “Jean Trudo.” Il m’a toujours appelé Ti bolonm’ après ça. »
Très vite, il comprend que le garçon en face de lui n’est pas ordinaire. « Il était à l’aise avec tout le monde. Le préfet, le maçon, c’était pareil. Il ne jouait pas un rôle, il était lui. Et surtout, il avait une chose rare : c’était un autodidacte pur. Il n’a jamais appris à lire la musique, mais il entendait tout, savait tout. »
À 15 ans, Marius dirige déjà l’orchestre de l’ORTF, l’ancêtre de Radio Martinique la Première. « Il avait cette capacité folle de diriger des musiciens plus âgés que lui, avec autorité. Il savait ce qu’il voulait. » Vers 18 ans, il joue à l’Hôtel Impératrice, au piano-bar de la rue Blénac avec Jean Césaire, fils d’Aimé Césaire, Georges Julien, tous aujourd’hui disparus. Vers 1961, il y a eu un orchestre qui s’appelait les “Wabaps” avec son ami, Georges Catayee. À Fort-de-France, à la Moïna, à la Bananeraie, il anime les grands bals des impôts, des douanes, du club Peléen, du club de l’Olympique du Marin. « C’était l’époque des grands bals populaires. Les gens s’habillaient, payaient leur entrée, buvaient un verre, dansaient toute la nuit. Marius jouait le samedi soir, le dimanche midi, puis encore le soir. Il pouvait faire trois scènes dans la journée. »

Mais Marius, ce n’est pas seulement la scène locale. À 16 ans, son ami Francisco l’emmène à Porto Rico *. « Il a fallu faire des papiers un peu bricolés, parce qu’il était mineur. Là-bas, il participe à un concours de piano face à une cinquantaine d’Américains. Il monte, il joue un morceau de jazz qui n’est même pas de chez nous. Les gens sont restés bouche bée. On a dit de lui que c’était un génie. » À Montréal aussi, il impressionne : émissions de radio, concerts, enregistrements. Il aurait même attiré l’attention de Miles Davis. « On lui dit que Marius ne sait pas lire la musique. Miles répond :
“Pas besoin. Il est doué.” »
Une autre scène frappante se déroule à Fort-de-France, dans les années 60. Le célèbre chanteur Dario Moréno vient donner un concert à l’Olympia, alors salle de spectacles. Il débarque avec son costume blanc et son factotum qui pose devant Marius une épaisse partition. « Je me souviens, dit Trudo, Marius me dit “viens voir, on va répéter avec Dario.” Il s’installe au piano. Dario sort sa partition, la pose devant lui… et Marius ne la regarde même pas. Il joue tout. À l’oreille. Sans une erreur. » Moréno est impressionné, presque dérouté. C’est que Marius, lui, ne joue pas avec les yeux. Il écoute, il ressent, il restitue. Pour lui, la musique est un langage instinctif, non codifié. Cet épisode résume bien ce qu’était Marius : un virtuose libre, affranchi des règles du solfège, mais doté d’une intelligence musicale rare.
Un concours à Porto Rico, un prodige face aux géants
À seulement 16 ans, Marius Cultier est emmené à Porto Rico par Francisco, l’un de ses mentors. Sans passeport officiel, avec des papiers bricolés à la hâte, le jeune prodige martiniquais participe à un concours international de piano. « Il y avait une cinquantaine de pianistes américains, des types chevronnés », raconte Jean Trudo. Marius monte sur scène, et au lieu de jouer une biguine ou une mazurka de chez lui, il interprète un morceau de jazz extrêmement complexe, totalement étranger au répertoire antillais, “Round midnight” de Thelonius Monk. Le jury est médusé. « Le fils de Francisco m’a raconté que les deux hommes se sont ensuite installés dans un hôtel et ont joué à quatre mains… Tout le monde s’est arrêté. Même le personnel de l’hôtel. » Cette scène suffit à faire entrer Marius dans la légende. Il n’avait jamais appris à lire la musique, mais jouait tout à l’oreille, avec une précision vertigineuse. C’est d’ailleurs ce que dira plus tard Miles Davis : « Il ne sait pas lire ? Il n’a pas besoin. Il est doué. »
Pourtant, il ne rêve pas de France. « Marius était caribéen. Il aurait pu partir comme tous les autres, mais non. Il croyait en son pays. Il voulait une école de musique ici. Camille Darsières lui avait promis quelque chose. Mais comme souvent, ça ne s’est pas fait. »
Le magasin de la rue de la Martinique : une école sans murs
En attendant, il ouvre un magasin d’instruments*, rue Lamartine.
« Tous les jeunes passaient par là. José Marie-Rose, Tony Chasseur, Jean-Marie Ragald… C’était un lieu de transmission. Il prêtait, il conseillait, parfois il ne voyait jamais la couleur de l’argent. Il voulait que la musique vive. »
Dans les années 70, Marius ouvre un magasin d’instruments à Fort-de-France, au 7 rue Lamartine. Plus qu’un commerce, c’est un lieu vivant, une ruche musicale. « Tous les jeunes y passaient », raconte Trudo. « José Marie-Rose, Tony Chasseur, Pipo Gertrude… ils venaient traîner là, gratter une guitare, taper un rythme, essayer un clavier. Marius leur laissait tout essayer, parfois sans rien vendre. » Il conseillait, corrigeait, encourageait. Parfois, les instruments partaient sans être payés — il ne courait pas après. « C’était une école sans murs, un conservatoire informel, un temple de la transmission. » Tous les musiciens de cette génération ont, à un moment ou un autre, mis les pieds dans ce lieu devenu légendaire, cœur battant d’une pédagogie intuitive et fraternelle.
Jean Trudo se désole de voir tout cela sombrer dans l’oubli. « RFO a perdu des archives précieuses dans un incendie. Et ceux qui ont connu cette époque s’en vont peu à peu. Le patrimoine musical est fragile. Les jeunes ne savent plus rien d’avant 1980. Le zouk a tout écrasé. »
Pourtant, la richesse de l’œuvre de Marius est immense. Jazz, biguine, mazurka, salsa, calypso : il mélangeait tout avec une aisance rare. « Il y avait toujours cette “touche Marius” : une rythmique, une attaque au piano, une poésie. Il composait lui-même ses textes. Il y a des morceaux comme Doudou, Sirosé, Ti nain mô, Le bonhomme diamant… C’est poétique, c’est profond, c’est nous. »
Sa façon de jouer aussi était singulière. « Il jouait de travers, bras croisés, il était dans son monde. Ses doigts étaient des marteaux. Il n’y avait pas de show, juste la musique. C’était un personnage. Il pouvait venir avec deux chaussettes différentes sans s’en apercevoir. Il n’en avait rien à faire. »
Marius a également révélé des talents. « C’est lui qui a fait sortir Eugène Mona, par exemple. Il a cru en lui. Il croyait aux autres. » Mais dans ses dernières années, Marius est fatigué. Il est malade. Il veut encore transmettre, mais la Martinique change. « Il a mal vécu la fin des Wabaps, les mutations politiques. Il ne trouvait plus sa place. »
Jean Trudo conclut avec une conviction qui ne tremble pas :
« On devrait jouer sa musique chaque année. Pas pour pleurer, pas pour faire semblant. Juste pour dire son nom, pour le faire entendre. Marius, disait souvent : “…je ne suis pas un troubadour, je suis un musicien. Un vrai. »
La voix de Jean Trudo résonne comme un appel. Derrière les anecdotes savoureuses, les détails précis, les noms oubliés, c’est tout un pan de l’histoire musicale martiniquaise qui affleure. Marius Cultier fut un météore — un musicien d’une puissance rare, à la fois enraciné et visionnaire, populaire et exigeant. L’oublier serait une faute. Le redécouvrir, un devoir. Car si le silence a recouvert bien des notes, les souvenirs, eux, n’ont pas encore dit leur dernier mot.
“Vous pouvez innover, mais n’effacez pas ce qui vous a construits.”
Marius Cultier, le musicien-passeur
Pour Jean Trudo, Marius Cultier aurait été aujourd’hui une figure de proue de la transmission. « Il aimait la musique, toute la musique. Jazz, biguine, musique traditionnelle, calypso, compas, il écoutait tout, il comprenait tout », dit-il. Là où beaucoup de musiciens se spécialisent dans une seule esthétique, Cultier était fondamentalement un multi-musicien, un homme ouvert à toutes les formes musicales, sans frontière ni cloison.
« Il aurait été un porte-drapeau de notre patrimoine musical, un passeur entre les générations », affirme Jean. Déjà de son vivant, il tendait la main aux plus jeunes : Alex Bernard, Alex Théodose, Ralph Thamar, Tony Chasseur… « Il aurait continué ce travail. Ce que nous faisons aujourd’hui avec quelques passionnés, lui l’aurait fait naturellement, avec générosité. » Il n’avait pas reçu d’enseignement académique, mais il savait enseigner à sa façon : par l’exemple, l’écoute, la liberté.
Dans un paysage musical qui, selon lui, s’uniformise trop souvent, Marius aurait résisté. « Aujourd’hui, beaucoup font du rap, ou du compas, ou du zouk — mais une seule chose. Lui, il aurait cherché la profondeur, la diversité, la richesse. Il aurait formé les jeunes à ne pas oublier d’où vient leur musique. Il aurait refusé l’amnésie. » Pour lui, la musique antillaise n’avait pas à disparaître dans l’évolution : elle devait évoluer en restant elle-même, à l’image du jazz ou de la chanson française qui, malgré les modes, conservent leurs racines.
« Marius aurait été notre conscience musicale vivante, ajoute Jean Trudo. Il aurait dit aux jeunes : “Vous pouvez innover, mais n’effacez pas ce qui vous a construits.” Il savait que la mémoire, en musique comme ailleurs, est ce qui nous donne une voix. »
Article Laurianne Nomel et Philippe Pied