Le militantisme a-t-il changé de visage ?
À l’ère des réseaux sociaux et des plateformes en ligne, l’engagement citoyen s’est déplacé des rues aux écrans, questionnant la profondeur et la sincérité des actions entreprises. Dans cette tribune “Argent et Militant, ça rime ?”, et à travers un regard critique sur des figures locales comme Rodrigue Petitot, des exemples historiques comme l’OJAM, et des mouvements mondiaux comme Black Lives Matter, Frédérique Dispagne explore les transformations du militantisme.
Entre clics anodins, hashtags viraux et monétisation stratégique, cet article interroge la frontière entre mobilisation sincère et activisme de façade.
Que reste-t-il du militantisme traditionnel et à quel prix ce basculement vers le numérique se fait-il ?
Argent et Militant, ça rime ?
Par Frédérique Dispagne
Le militantisme est-il devenu paresseux ? Plusieurs contacts me font parvenir un lien « Signez la pétition » sur Change.org. Je regarde la vidéo, j’adhère, je lis (trop) rapidement le texte pour vérifier qu’il correspond bien à la vidéo. Puis je clique pour confirmer mon adhésion à l’idée, je dois encore indiquer mon prénom, mon nom et mon adresse e-mail. L’interlude me paraît presque trop long. Je réalise qu’il me faut encore confirmer mon adresse email et je ressens un certain agacement.
Le process finalement s’achève, non sans l’écueil d’une tentative d’engagement supplémentaire relative à d’autres pétitions qui me « ressemblent » de la part de la plate-forme Change.org. Ne dépendant ni de la politique ni des décideurs, Change.org est un site gratuit qui permet à tous les citoyens de changer les choses. Chaque jour, de véritables victoires sont remportées sur des questions qui vous tiennent à cœur.
Je refuse d’être embarquée dans d’autres « combats », je tape « non » et « non » aux deux étapes d’engagement supplémentaires suggérées. J’ai déjà perdu trop de temps. Je finalise la confirmation de mon identité et je dépose mon portable, satisfaite. Me revient quelques secondes plus tard l’encart initial de Change.org à propos de leurs pétitions : Financées à 100 % par des gens comme vous. Des gens comme moi ? De qui parlons-nous précisément ? Quel type de personne ai-je été en cliquant sur Oui, je le veux.
Je me demande alors si mon militantisme est si militant. Si je suis un dindon, une farce, ou le dindon de la farce, de ma propre farce. Que penserait une militante de l’OJAM de mes clics sur mon canapé, en regardant Amazon Prime ? Le militantisme est-il devenu paresseux ?
Reconnaissons-le : les plateformes digitales ont permis de démocratiser l’engagement. Droit des femmes, Droits de l’homme, Environnement, Racisme, Immigration, Santé, Transport, Justice économique. Nous pouvons signer en temps réel pour des causes, la nôtre, celle de notre environnement, de celles et ceux qui nous touchent et pour lesquels nous souhaitons nous battre. 542 580 874 personnes qui agissent titre le site et des victoires chaque jour. De quelles victoires parlons-nous, vraiment, concrètement ?
Pouvons-nous nous défendre de nous interroger : notre nouvelle façon de militer à l’ère du digital est-elle un engagement virtuel ou un désengagement réel ? Dans notre univers connecté, les réseaux sociaux ont transformé nos interactions sociales, nos échanges d’idées et, par répercussion, notre manière de militer. Nos campagnes militantes actuelles sont passées de la rue, des boulevards, des places, des facultés aux sacro-saints WWW et se retrouvent en grande partie en ligne.
Le militantisme digital ne peut pas rimer pas avec le militantisme traditionnel. Celui-ci requiert de l’effort, de la concertation, et des besoins opérationnels : obtenir les autorisations nécessaires, mobiliser les participants, concerter les valeurs, les éléments de langage, les discours, mettre en place une scénographie, une politique de sécurité, d’évacuation de site, se positionner ensemble sur les conséquences de ses actes. Poster une story ou un tweet, et en anonyme de surcroît, est bien plus aisé.
On qualifie cette démarche d’activisme performatif. Des gestes symboliques, comme signer ma pétition en ligne, génèrent un sentiment d’engagement sans effort ou changement concrets, manifestés dans notre vie de tous les jours. Le phénomène, qualifié de “slacktivisme” (contraction de “slacker” voulait dire paresseux et “activism”), correspond à notre activisme paresseux, où le clic remplace l’action.
Les réseaux sociaux disséminent aux quatre vents l’information, et la désinformation, la prolifération de fake news et la négation de la crédibilité des causes. Les outils comme les deepfakes et les bots travestissent les voix, les images et rendent les mouvements sociaux davantage manipulés que militants. Les manifestations physiques impliquent souvent des confrontations réelles et avérées avec les autorités, les stigmatisations sociales et les violences policières –, le militantisme en ligne peut se faire dans l’ultra-facilité de l’anonymat chez soi, sur son canapé.
Hashtags viraux, vidéos TikTok, pétitions sur Change.org, et threads divers sur X (anciennement Twitter) manifestent l’ère virtuelle du militantisme. Pour le meilleur ? Ces supports accélèrent les rythmes de diffusion instantanée et excite la sensibilité de masse. En revanche, quid de la profondeur, de la fièvre militante, de la passion politique (ces deux mots peuvent aller de pair.) et de la durabilité de notre engagement ? Sans parler de la polarisation des uns et des autres en fonction des idées et sans débat possible.
Les plateformes digitales ont totalement démocratisé l’accès à la parole et à la visibilité. Toute personne dotée d’un smartphone peut prétendre à la sensibilisation de milliers, voire des millions de personnes pour une cause, sa cause… L’un des exemples le plus flagrant à l’international est celui du mouvement Black Lives Matter (BLM). Consécutivement au meurtre de George Floyd en mai 2020, les revendications sont amplifiées mondialement au moyen de hashtags comme #BlackLivesMatter. Certainement, les réseaux ont transmuté un combat par la société civile américaine, très localisé, en un soulèvement planétaire, médiatique et politique. Certains activistes, comme Greta Thunberg pour le climat, font usage de la communication digitale afin de renforcer les mobilisations d’ampleur sur le terrain. Les actions sont concrètes et non violentes : grèves scolaires ou marches pour le climat.
Autre exemple, autre modèle avec, chez nous en Martinique, le mouvement du RPRACC. Rodrigue Petitot, surnommé “Le R”, est devenu une figure centrale du mouvement contre la vie chère en Martinique, tout particulièrement par le biais de son utilisation stratégique des réseaux sociaux. Président du Rassemblement pour la Protection des Peuples et des Ressources Afro-Caribéens (RPPRAC), il a su rallier en très peu de temps une audience conséquente, en diffusant des messages aux accents militants sur des plateformes telles que TikTok et Facebook.
Pléthore de communications ciblées, actives et permanentes en ligne lui ont livré un accès direct à l’audience des jeunes générations, renforçant l’impact du mouvement. Son lourd passé judiciaire caractérisé par des condamnations pour trafic de stupéfiants est devenu, par une réthorique bien menée, un outil d’affirmation à sa détermination dans la lutte contre les injustices sociales.
Autre période, autre ambiance, mais en Martinique. L’ouvrage de “L’affaire de l’OJAM : La Martinique aux Martiniquais” de Raphaël Confiant dépeint l’engagement concret et ultra-militant de 18 membres de l’Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste de la Martinique (OJAM). Fondée en 1962, ces jeunes militants martiniquais visaient un objectif clair, affirmé et raisonné : l’autonomie de l’île. Le 23 décembre 1962, l’OJAM publiait un manifeste intitulé “La Martinique aux Martiniquais”, pour la fin de la domination coloniale française. En janvier 1963, l’État Français réagissait en arrêtant 18 membres de l’OJAM, au motif de la sûreté de l’État. Le procès des membres de l’OJAM s’est tenu en 1964, soutenus par la population indignée par les pressions et les motifs d’arrestation. L’acquittement de l’ensemble des membres de l’OJAM a porté ses fruits de victoire symbolique contre la répression coloniale.
60 ans plus tard, les influenceurs militants sur TikTok sont capables de générer des revenus significatifs par une monétisation stratégique. Selon les études de Marketing d’Influence, les créateurs comptant moins de 5 000 abonnés facturent en moyenne 153 euros par contenu sponsorisé, entre 5 000 et 10 000 abonnés demandent environ 204 euros. Les influenceurs au delà d’un million d’abonnés, peuvent atteindre 2 250 euros par publication, et même 3 700 euros pour ceux ayant plus de 5 millions d’abonnés.
TikTok rend possible la monétisation directe : le TikTok Creator Fund rémunère les créateurs en fonction du nombre de vues de leurs vidéos. Les analyses démontrent que les créateurs gagnent entre 2 et 4 centimes pour chaque millier de vues, soit entre 20 et 40 euros pour une vidéo atteignant un million de vues. Les chiffres varient en fonction de la taille de l’audience, du taux d’engagement et de la nature des collaborations. Ainsi, les influenceurs militants sur TikTok conjuguent allègrement l’engagement militant et les ressources financières. Le mariage de l’authenticité et de la monétisation est-il devenu le nouveau tandem des engagés ?
Une chaîne WhatsApp martiniquaise, se décrivant comme point d’information et de mobilisation, de transmission de lieux de rendez-vous de manifestation et de rassemblement, d’information sur les barrages, compte aujourd’hui plus de 80 000 followers. La publicité et les partenariats rémunérés y figurent pour communiquer au plus grand nombre.
Stéphane HESSEL, diplomate, résistant écrivain et militant politique, auteur du poignant ouvrage « Indignez-vous », définissait ainsi le Militant : “Quand quelque chose vous indigne, comme j’ai été indigné par le nazisme, alors on devient militant, fort et engagé. On rejoint le courant de l’histoire et le grand courant de l’histoire doit se poursuivre grâce à chacun. Et ce courant va vers plus de justice, plus de liberté, mais pas cette liberté incontrôlée du renard dans le poulailler.”
Des renards dans le poulailler écrit Monsieur HESSEL. Oui, nous retrouvons aussi ces renards en Martinique. Ils ont pu se repaître des exactions, des pillages, des destructions. Les rackets au barrage par des délinquants et des laissés pour compte en toile de fond et de forme, assortis d’un millier d’emplois et de 200 entreprises au bord du dépôt de bilan figurent au bilan dont qui paiera la facture ? Argent et Militant, ça rime ? La nature challenge toujours le Vide. Notre militantisme paresseux, insincère, non manifesté nous mène à un militantisme de réseaux, de façade, superficiel et qui coûtera de plus en plus cher à la Martinique, si nous ne réagissons pas.
Frédérique DISPAGNE