Invité par la Philharmonie de Paris à commenter le nouvel accrochage du Musée de la musique, l’écrivain Patrick Chamoiseau a livré une réflexion profonde sur le rôle des musiques et des arts dans la période de l’esclavage, à la lumière de la créolisation et de la relation, concepts chers à Édouard Glissant.
Par Gérard Dorwling-Carter.
Danser pour renaître dans un corps volé
Pour Patrick Chamoiseau, la danse pratiquée par les esclaves était bien plus qu’un simple divertissement : elle était une stratégie de survie et de résistance. Face à la déshumanisation radicale imposée par l’esclavage industriel des Amériques, la danse permettait aux captifs de “renaître dans un corps qui ne leur appartenait plus”. Par l’improvisation et la mémoire corporelle des rythmes africains, les esclaves reconstituaient une autorité secrète sur leur propre corps, inaccessible aux maîtres, et retrouvaient ainsi un espace de réhumanisation.
Création et résistance : le rôle du conteur et du musicien
La résistance ne s’exprimait pas seulement par la fuite ou la révolte ouverte, mais aussi par la création culturelle. Le conteur, en s’appropriant la langue créole de la plantation, offrait une expression collective et une philosophie à la communauté. Le tambouyé, par la polyrythmie et l’improvisation, réactivait des traces de mémoire africaine et nourrissait la révolte. Ensemble, danseurs, musiciens et conteurs inventaient une nouvelle humanité, forgeant un collectif à partir d’individus issus d’ethnies différentes.
La relation, moteur de création
L’auteur reprend la notion de “relation” d’Édouard Glissant pour décrire le choc de la créolisation : la rencontre brutale de civilisations sous la colonisation. Mais la véritable rencontre, selon lui, n’advient que si elle est créatrice, si elle permet de produire du nouveau à partir de la diversité. Pour sortir du récit colonial, il appelle à inventer une narration du monde “relationnelle”, qui valorise la diversité et l’échange, et qui s’incarne dans les pratiques artistiques.
La spiritualité et l’improvisation, sources du jazz
L’art, pour les sociétés africaines déportées, n’était pas séparé du sacré. Le tambour, instrument sacré, portait la mémoire des divinités et des rituels. L’improvisation, essentielle dans la réhumanisation, a permis l’émergence de formes musicales nouvelles, jusqu’au jazz, où la créativité individuelle devient centrale.
Folklorisation et invention esthétique
Si la folklorisation permet de préserver la mémoire des gestes et des rythmes, elle comporte le risque de figer la créativité. Monsieur Chamoiseau insiste sur la nécessité de poursuivre l’invention esthétique, à l’image d’Aimé Césaire qui a su prolonger l’héritage du conteur sans l’enfermer dans la tradition.
Langue, domination et créativité
Enfin, Patrick Chamoiseau revient sur l’usage de la langue du colon. Pour lui, il ne s’agit pas de choisir entre créole et français, mais de déployer une autorité créatrice dans la langue, quelle qu’elle soit. L’imaginaire de la relation invite à aimer et à explorer toutes les langues, à en faire des instruments de création et d’émancipation.