Marlène Hospice
La première période de Conquête
Vers 1440, premiers exploits de navigation des Portugais descendant les côtes africaines. Ils ramènent au Portugal les premiers esclaves noirs.
En 1492, Christophe Colomb à la recherche de la Route des Indes touche terre dans un monde immédiatement sti- pulé « Nouveau Monde ».
En 1493, la bulle papale octroie le Nouveau Monde à l’Espagne et au Portugal. Les puissances européennes s’y refusent sur le champ.
Jusque vers 1680, ce sont presque deux siècles de guerres permanentes pour accéder au « Nouveau Monde ». Corsaires mandatés ou simples aventuriers, ma- rins hors pair donnant la chasse aux ga- lions espagnols. Chaque rocher dans la
mer Caraïbe est une prise de guerre.
En 1625, d’Esnambuc s’installe à Saint- Christophe, déjà occupée par les An- glais (à peine 260 km2, on se la dispute : elle est au premier rang dans le chapelet d’îles des Petites Antilles).
En 1635, le même D’Esnambuc dé- barque en Martinique.
La France détient alors un territoire dans les Petites Antilles et en Guyane. Mais sa grande perspective visant la moitié de l’île de Saint-Domingue tarde à se concrétiser. Les Français n’occupent toujours que l’île de la Tortue.
Dans la réalité, dès les années 1700- 1730, quoique sur le pied de guerre avec l’autre moitié de l’île espagnole, l’occu- pation française s’est déployée sur « son » territoire. Avec ses 28000 km2, c’est
la seule grande île caraïbe que possède la France.
La deuxième période de Conquête
Le peuplement, la mise en culture, l’ex- ploitation des Iles, l’implantation du sucre, s’épanouissent au niveau mon- dial.
En Martinique, vers les années 1650, les Français n’occupent que la côte caraïbe du Prêcheur jusqu’à Fort-Royal. Les Caraïbes chassés vont se regrouper sur la côte atlantique d’accès très difficile. Les petites guerres du début contre les Caraïbes se terminent par une guerre d’extermination. Ceux qui ne sont pas tués tentent de quitter l’île. Quelques- uns se réfugient dans les bois, en parti-
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culier les femmes et les enfants.
Sur tout le « Nouveau Monde » le schéma est ancré : génocide ou ethno- cide, les nations indigènes sont vain- cues ; les Blancs sont les colons, dorénavant seuls « propriétaires » des nouveaux territoires.
Il faut de la main-d’œuvre ; les Afri- cains raflés sur les côtes africaines de- viennent un butin que s’arrachent les négriers.
En Martinique vers 1658, il existe en- viron 3000 blancs, ils seront 16 000 en 1742, majoritairement des Blancs créoles nés aux colonies.
Les premiers esclaves débarquent en petits groupes en Martinique dès les an- nées 1644 ; ils sont au nombre de 2760 en 1664 et seront 36000 en 1719. La traite négrière est un trafic organisé par les grandes puissances sous la férule en particulier de la Grande-Bretagne. Tandis que l’empire espagnol bat de l’aile et se délite, l’Angleterre est deve- nue la première puissance maritime mondiale.
Ce ne sont pas seulement les côtes afri- caines qui sont ravagées. La pénétration à l’intérieur du continent africain s’en- chaîne naturellement. La razzia des es- claves arrachés de l’intérieur des
terres s’établit comme un commerce stable avec la complicité de royaumes africains recevant leur dîme sur le trafic dont ils deviennent les partenaires.
Les nègres
S’il est vrai que dans les premiers temps lorsque les colons vivent encore dans des ajoupas recouverts de feuilles, les nègres (deux ou trois à peu près par pro- priétaire) dorment à côté des maîtres ; le fait sera tenu comme irréel dans les années qui suivent.
L’industrie négrière prend son ampleur au début des années 1650. Les premiers bateaux négriers débarquent « leur mar- chandise » en présence de religieux. La « neutralité » de ces religieux pour ne pas dire leur indifférence ou leur complicité, se conjugue dans l’endoctri- nement des nouveaux venus, hébétés, sortis du voyage d’enfer qui a été le leur.
Dans les débuts, les suicides sont nom- breux. Peu à peu les nouveaux arrivants découvrent que d’une certaine manière ils sont arrivés dans des pays de nègres.
On aurait tort de croire à une solidarité quel- conque s’établissant de fait entre anciens es- claves et nouveaux venus.
Tant de scènes racontées avec la précision minutieuse des reportages du dix-huitième siècle, grand siècle de la découverte épisto- laire du Monde.
Des nègres étaient arrivés dès 1502 avec les Espagnols. La conquête de la partie française de Saint-Domingue s’est faite avec des nègres, partie prenante de toutes les attaques corsaires lancées par les Français depuis l’île de la Tortue. La fameuse attaque de Cartha- gène des Indes en mai 1697, complot de cor- saires de plusieurs nationalités (commanditée en sous-main par la Marine française sur ordre de Louis XIV) propulsait ses guerriers nègres aux avant-postes. Nombre d’entre eux reçurent leur liberté pour leurs exploits — l’un d’eux emmené en France pour être pré- senté à Louis XIV.
Le mythe du marronnage :
Le nègre débarquant et prenant ses jambes à son cou pour disparaître dans la nature est un mythe littéraire.
Ce qu’a été la totalité des violences qu’il a déjà subies avant d’être embarqué sur un na- vire négrier ; les épreuves de ce voyage dans ces quinzième, seizième siècles où même les pays les plus avancés croyaient que les mers étaient tenues par des démons surgissant de tous les univers possibles ; les mauvais trai- tements qui instaurent immédiatement la re- lation entre les maîtres blancs et les esclaves ; l’état mental de l’esclave mis aux enchères ; l’arrivée dans un nouveau monde totalement inconnu, ce ne sont pas seulement des constats imaginaires qui fabriquent le scéna- rio, mais les constats écrits par les inter- médiaires du système esclavagiste lui-même. Tout est noté, comptabilisé au cours d’un transport négrier. Les bateaux négriers ont des comptes à rendre à leurs Compagnies.
Le fameux « nègre marron » mettant pied à terre, se débarrassant de ses chaînes et filant vers la forêt à la vitesse d’un Usain Bolt, pour s’y terrer et se redonner à lui-même sa liberté, n’est qu’une perle de la littérature. On recueille partout sur tous les territoires de ce monde caraïbe et latino-américain des ci- tations de nègres marrons en fuite. Dans l’in- tervalle des années 1650-1750 alors que « les maîtres » ne sont pas encore stabilisés dans leur position sociale et surtout ne tiennent pas entre leurs mains tous les pouvoirs de commande sur la colonie, « la police des nègres » si redoutable et efficace donnant la chasse aux nègres marrons s’est institution- nalisée.
Que des nègres, seuls ou en groupe, s’enfon- cent dans une forêt et prennent le large est
une hypothèse plausible. En ce qui concerne la Martinique les nègres marrons découvri- ront rapidement leur ennemi insurmontable : le trigonocéphale !
Que des « bandes » de nègres puissent s’em- parer d’un territoire et fonder en quelque sorte un espace de liberté, cette possibilité n’a pris forme qu’à travers deux histoires parfaitement inventoriées de nos jours, loca- lisées, remontées à la surface des faits histo- riques depuis plus de deux siècles.
La première, la fabuleuse épopée du qui- lombo dos Palmarès au Brésil.
Le quilombo dos Palmarès, 65 ans de liberté marronne, son dernier Roi, Zumbi dos Pal- marès.
Après l’attaque du quilombo en 1694, Zumbi est décapité le 20 novembre 1695. Retenons le fait capital qui figure toujours comme l’arme de la défaite d’une liberté marronne, savoir la trahison de Zumbi par l’un des siens.
La deuxième, le morcellement à la Jamaïque de plusieurs « territoires marrons ».
Les Anglais avaient pris la Jamaïque aux Es- pagnols en 1655. Des groupes d’esclaves marrons s’étaient formés dans les montagnes. En 1739-1740, le gouverneur anglais pro- pose aux territoires marrons une certaine li- berté à condition que ceux-ci ramènent les nouveaux marrons.
La guerre contre les territoires de marrons est déclarée. Les Anglais trouveront la solution en les déportant en Sierra Leone.
Martinique 1665, Francisque Fabulé (du nom de son maître) entraîne derrière lui 400 à 500 fugitifs. Cette fuite dure deux à trois mois. Une ordonnance du 13 avril 1665 accorde à tous ceux qui ramèneraient des nègres fugi- tifs depuis un mois, cent livres de pétun, de- puis deux mois, deux cents livres de pétun, depuis 6 mois à un an, cinq cents livres. Six mois plus tard, Fabulé lui-même se rend et ramène douze fugitifs. (Le gouverneur Clo- doré lui donne la liberté, l’engage chez lui, l’envoie chercher les autres nègres. Après le départ de Clodoré, Fabulé est condamné comme forçat aux galères perpétuelles).
La suite de cet épisode à la Martinique ne laisse voir que de pauvres hères partis en marronnage sur un coup de tête, vite repris et soumis à toutes les horreurs (jambe coupée etc..).
La troisième période :
une Conquête s’asseyant sur ses acquis ; les colons en attente de l’Âge d’or comme un dû
Vers les années 1680-1700 partout dans l’univers du Nouveau Monde on aspire à une paix générale. Le commerce le réclame. L’in-
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dustrie du sucre et du café a besoin de s’épanouir. La production du sucre devient l’épine dorsale d’un commerce mondial comme le pétrole par exemple le deviendra au vingtième siècle.
Entre les colons des Petites îles et la Métropole un bras de fer est engagé. Les colons se prétendent seuls maîtres des terres conquises et stabilisées. Mais la Mé- tropole avait racheté les îles aux premiers propriétaires qu’elle avait adoubés.
La Métropole qui seule a les moyens de fournir les nègres, d’impulser un nouveau financement capitaliste à la hauteur des ambitions pour la fabrique du sucre, impose sa supériorité hiérarchique sur les prétentions des colons.
Tous les colons dans les îles n’ont qu’un horizon : fa- briquer du sucre. Le gouvernement français interdit la création de nouvelles sucreries… En 1715 mort de Louis XIV, instabilité dans la relation métropole-colo- nies, tensions sur le numerus clausus du nombre de su- creries ; en 1717, en Martinique, c’est la révolte du Gaoulé lorsque les colons proclament la destitution des représentants de la métropole…
La méfiance des colons martiniquais envers la métro- pole ne faiblira pas. Maintenant c’est la colonie fran- çaise de Saint-Domingue qui devient l’emblème de leur ressentiment. En effet, le développement de cette partie française est spectaculaire.
La partie française de Saint-Domingue est considérée comme la propriété du Ministère de la Marine. Saint- Domingue recueille tous les investissements métropo- litains.
La source la plus amère pour les colons martiniquais est la priorité accordée à Saint-Domingue dans l’appro- visionnement « en nègres ». Ils se plaignent de ne ré- cupérer que « les nègres de rebut », ceux dont Saint-Domingue ne veut pas.
Dès la fin des années 1740-1750, la politique de la France est différente entre la partie de Saint-Domingue et le reste des Petites Antilles.
Pour les petites îles, la dynamique du ressentiment l’emporte.
Dans la partie française de Saint-Domingue, d’un côté c’est l’exaltation du grand siècle capitaliste qui s’y configure. Mais d’un autre c’est le regard du Siècle des Lumières qui s’y projette et met à la question le fait co- lonial.
On ne peut plus traiter dans un même ensemble les pe- tites colonies et la colonie française de Saint-Do- mingue.
1745-1750 à 1785-1794 : les fulgurances de l’Histoire Les esclaves en Martinique et autres Petites Antilles, les nègres à Saint-Domingue
Dans les années 1745 -1750, d’une île à l’autre, la du- reté des conditions de vie de l’esclave soumis à l’arbi- traire sans limites des maîtres blancs est la même que toujours.
On n’a pas vécu en Martinique une légende d’Habitations de 500 es- claves et au-delà. La moyenne maxi- male des meilleurs temps ne dépasse pas les 200 esclaves. Tandis qu’à Saint-Domingue, les Habitations de mille esclaves et plus sont légion. En 1710 estimation de l’Habitation Ducasse : « 58 hommes, 48 né- gresses, 35 négrillons et négrittes, 141 têtes au total (2 aradas, 3 oucesnothes, 2 congos, 2 mandingues, 4 créoles, 4 sangs-mêlés).
« J’ai vendu mon nègre. Il avait de- puis longtemps de grands défauts qui sont la paresse et la mauvaise volonté. Il en a acquis deux autres qui ont achevé d’en faire un sujet décidément mauvais : il était devenu voleur et marron. (…) Depuis cet instant mon nègre n’a pas approché de ma cham- bre. Je l’ai fait rigoureusement châtré en présence de mes propriétaires. Je l’ai fait mettre à la chaîne et fait tra- vailler dans leurs jardins pendant en- viron six mois, au beau duquel temps il est tombé malade d’une fluxion de poitrine. J’ai manqué le perdre. Tout méchant qu’il était, il fallait bien en avoir soin pour le réchapper. Enfin je l’ai tiré d’affaire. (…) J’en ai tiré le meilleur parti qu’il m’a été possible et placé sa valeur en deux petits de 10 à 11 ans. (1785, Correspondance de Regnaud de Beaumond à sa mère, Extrait de « À Saint-Domingue, avec deux jeunes économes de plantation, 1774-1785, Debien Gabriel) Défricher, mettre en culture, immé- diatement produire ; du nord au sud, d’est en ouest, c’est Saint-Domingue. L’ambition est un vécu quotidien. D’un seul tenant, on prétend occuper tout l’espace géographique et phy- sique. Les seules barrières infranchis- sables se trouvent dans les perpétuelles récriminations et petites guerres le long de la frontière entre la partie française et la partie espagnole. L’Histoire n’a pas le temps de s’écrire. Le vécu au présent se raconte tambour battant et apparemment ne s’imprime pas. Chaque nouvelle page effaçant la précédente.
En 1739, un inspecteur de la police du Cap s’étonne des jeux d’argent à ciel ouvert :
« Nulle part on ne joue avec plus d’audace. Les esclaves eux-mêmes y font publiquement des parties très chères. » Les cabarets doivent être fermés à des heures marquées et ce-
pendant j’ai eu le voisinage d’un ca- baret où les nègres m’empêchaient de dormir longtemps après (…) « (Mo- reau de Saint-Méry)
« Les nègres vont armés de gros bâ- tons, ils tiennent des chambres à loyer, ils jouent, ils forment des as- semblées, ils violent enfin tous les règlements et les hommes de police sont spectateurs tranquilles de leurs contraventions (…) » (Moreau de Saint-Méry)
Au Cap en 1767, un marché tenu par des nègres est ouvert Place de Clu- gny. Ce marché, non pavé, boueux, recevra jusqu’à 20 000 esclaves en- voyés par leurs maîtres pour vendre les produits de leurs habitations (les plus fidèles esclaves sont désignés pour ce marché, ils s’en vont libre- ment, prennent le bateau, effectuent de longs parcours presqu’en hommes libres). En principe la police du mar- ché est là pour tenir les gens sous sé- questre. Ce sont toujours des libres de couleur, pauvres, qui assument cette surveillance. Mais ils ont appris à re- garder au loin et à ne se quereller avec personne.
Penser en terme d’évidence du Social n’est pas encore dans les stratifica- tions mentales du dix-huitième siècle. Du côté des nègres, c’est le vécu d’une expérience collective.
Qui se hasarderait à en tirer une pré- diction pour l’Avenir, à mesurer la grande bascule de l’esclave dans ses chaînes au nègre placé de fait dans une liberté d’action et de participa- tion ?
Comment ce présent en miettes, in- stable, dans l’insécurité permanente, constitue-t-il un chaînon qui s’insère naturellement dans un processus en cours bien qu’indétectable ?
Vers les années 1780-1785 s’écrivent les premières grandes compilations avec une visée rétrospective et totali- satrice (Hilliard d’Auberteuil, Médé- ric Louis Élie Moreau de Saint-Méry, et de nombreux autres…)
Le marqueur le plus impressionnant, c’est l’évaluation du nombre d’es- claves : 500.000 environ. L’évaluation du nombre de nègres à Saint-Domingue continue d’être un sujet contesté entre historiens. Les grands témoins qui ont participé aux évènements donnent des chiffres qui tournent autour de 900 000 nègres (à mettre en relief par rapport aux
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60.000 nègres de la Martinique).
Une donnée pèse lourd dans la balance et ce- pendant demeure indéchiffrable. Elle concerne les nègres mercenaires, farouches soldats qui ont toujours occupé la chaîne de montagnes sé- parant la moitié française de l’île de l’autre moitié espagnole. Ces nègres marrons ser- vaient à tour de rôle l’Espagne ou l’Angleterre. Jamais les Français n’avaient fait appel à eux. Dans l’embrasement général de la partie fran- çaise de Saint-Domingue à partir des années 1797-1801, il faudra compter avec eux.
L’incontournable Makandal, brûlé vif le 20 janvier 1758 :
En 1748, Makandal, le grand nègre de « la né- gritude », le premier à ouvrir pour ses compa- triotes la voie unique du gladiateur descendant dans l’arène.
Makandal, débarqué dans la partie nord, est acheté par Lenormand Le Mezy un colon du Limbé. Il est victime d’un accident, son bras est pris dans le moulin. Il faut le lui couper. Il est sauf. On l’affecte à la surveillance des trou- peaux.
Il ne recherche personne mais tout le monde le recherche. La puissance du silence, la puis- sance de la concentration. Il découvre plusieurs plantes vénéneuses. Comment un personnage aussi mutique, silencieux, devient-il une puis- sance incontestée ?
Les quelques Blancs (il y en eut) qui regar- daient les esclaves d’un autre œil et cher- chaient à entrer en contact avec eux, ne purent jamais rompre le mur avec lui. Petit à petit, Makandal agrège autour de sa personne des pe- tits groupes d’esclaves qui viennent danser avec lui la nuit dans la forêt et psalmodier quelques bribes incompréhensibles pour les Blancs qui les ont recueillies par la suite. (Quelques strophes : Baron-Samedi, Baron-La –Croix, Baron- Cimetière…Je suis taureau, je beugle / Dans mon pâturage, que vois-je ? Je vois cela. Je beugle…Je suis criminel/ Toute ma famille est criminelle/ En haut, en haut, en haut / Dis-leur que je suis criminel (…) ») Peu à peu Makandal multiplie les séances et étend son territoire d’action. Le Vaudou est né et s’implante à Saint-Domingue…(Tambour petro…Tambour rada… Les amis qui sont loin sont comme de l’argent mis de côté…Les amis proches sont des couteaux à deux tranchants… )
Makandal a jeté des graines d’identité dans les esprits des esclaves qu’on avait décérébrés, dé- connectés d’une mémoire du passé ne leur lais- sant comme socle unique de leur présent que les horreurs du transfert sur le bateau négrier et le quotidien de leur nouveau statut. Makandal va semer le poison dans les alen- tours. Lorsqu’il est pris, c’est par la trahison d’un des siens.
On n’a jamais pu s’entendre sur le nombre de morts laissés derrière lui par Makandal. Il ne fallait pas semer la pa- nique chez les Blancs (certains chiffres vont jusqu’à 3000 victimes). Makandal est condamné à être brûlé vif dans une scène grandiose sur la place principale du Cap le 20 janvier 1758. C’est l’écrivain cubain Alejo Carpen- tier qui, dans son ouvrage Le Royaume de ce Monde, fixe la légende. L’im- mense foule d’esclaves amenés de force pour assister au spectacle semble étouffer dans son silence. Lorsque tout d’un coup s’élève un grand cri : « Li sauvé! ». Ils avaient vu Makandal sortir du feu parfaitement intact et s’élever jusqu’au Ciel !
Un autre témoignage, celui de l’Abbé Le Monnier en 1769, parlant d’un autre nègre marron : « Discours d’un nègre marron qui a été repris et qui va subir le dernier supplice. (Saint-Domingue 1769).
De toute évidence l’abbé Monnier ne mettrait pas sur le même plan Makan- dal et son parfait héros princier arraché à sa principauté et qui philosophe comme s’il était dans son cabinet de lecture. Ses plaintes contre l’esclavage font pitié. Il reste un homme seul jusqu’au bout de sa plaidoirie : « Puisse donc la race des Noirs se multiplier et s’éclairer ! Puisse-t-elle un jour… Lâches tyrans, vous pâlissez, vous bais- sez la tête. Rassurez-vous, puisse-t-elle un jour, je ne dis pas réduire à la servi- tude, mais forcer à l’humanité les Blancs qui l’outragent (…) Bourreau, fais ton métier, mon corps est à toi. Brise la prison de mon âme, qu’elle aille s’unir à son Créateur. »
À Saint-Domingue un « espace social nègre » se fabrique spontanément en îlots dispersés, un processus lent, invi- sible parce qu’impensable.
Situation comparée : Martinique, Saint- Domingue
De 1740-50 aux années 1780 :
Les Grands Blancs de Martinique n’en- trent pas dans les mêmes standards de noblesse que ceux de Saint-Domingue. Ces derniers s’apparentent plus à la grande noblesse de La Marine fran- çaise. (La Révolution de 1789 ne son- geât même pas à attaquer ce privilège). Les Grands Blancs de Martinique sont majoritairement des Blancs créoles nés dans la colonie.
Nombre de Grands Blancs de Saint-
Domingue ont regagné leurs pénates dans leurs châteaux en déléguant la res- ponsabilité de leurs propriétés à des in- tendants, des économes, des sous-ordres de niveaux sociaux divers.
Ceux qu’on appelle les Petits Blancs en Martinique sont la seconde vague de peuplement de Blancs dans la colonie. Ils n’ont pas eu de facilités pour acqué- rir une terre, la monter en Habitation. Ils souffrent de leur statut infériorisé et n’en ont que plus de rage contre ceux sur lesquels ils peuvent déverser leur haine (c’est à dire les esclaves).
Le monde des Petits blancs de Saint- Domingue est une pâte feuilletée. Ca- tégories et sous-catégories s’entremêlent. Parmi eux d’ardents jeunes gens de bonne famille désargen- tée et de bonne éducation, déçus d’être mis en concurrence avec des vaga- bonds morts-de-faim du « bas peuple ».
Le total de Grands Blancs et Petits Blancs s’élève à 18 000 en moyenne en Martinique.
Il est de 30 000 à Saint-Domingue.
Les libres de couleur (mulâtres ou nègres libres) n’existent pas comme ca- tégorie en Martinique avant les années 1780. Les liens entre eux ne sont pas visibles. Un libre de couleur, surtout s’il est mulâtre, aura les bonnes ma- nières de demander à son ancien maître et de préférence à son géniteur Blanc de porter son enfant sur les fonts bap- tismaux.
À Saint-Domingue, dès les années 1760-1770, les libres de couleur sont une évidence : parmi eux de riches pro- priétaires, ils ont capitalisé sur les mornes ne cherchant pas de concur- rence avec les Blancs dont les Habita- tions sont toujours dans les plaines, cultivant plutôt le café que le sucre. Ils se fréquentent entre eux…Mariages, baptêmes… Leur appartenance à une catégorie sociale est tout autant de fait que pour les autres catégories (Grands Blancs, Petits Blancs). Dès les années 1780 ils sont 30 000, à égalité en nom- bre avec les Blancs. Ils sont eux-mêmes propriétaires d’esclaves.
En Martinique on compte 60.000 es- claves.
Dans les années 178O, les Blancs sont toujours obnubilés par la situation à Saint-Domingue.
Les trois guerres franco-anglaises qui se sont enchaînées (de 1744 à 1748, de
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1759 à 1763 et celle de 1778 à 1783 qui débouche sur la naissance des Etats-Unis d’Amérique) accroissent la mi- sère sur toutes les îles.
En 1780, alors qu’aucun signe n’est visible d’une agita- tion parmi les esclaves qui ne se méfient que trop les uns des autres, brusquement apparaissent sur deux ou trois Habitations des morts de bétail « suspectes ». Panique chez les Blancs, les Habitations sont supposées entre les mains d’empoisonneurs. Un des Grands Blancs les plus en vue, un Du Buc, demande en urgence la justice prévô- tale (il a perdu 169 nègres et tous ses bestiaux).
1780 : Dubuc de Sainte-Preuve au Galion ; chambre pré- vôtale demandée par Du Buc.
La chambre ambulante : 25 accusés : 3 furent condamnés à être brûlés vifs, 6 à être pendus et leurs corps jetés au feu, 4 à être marqués et fouettés et les autres à assister à l’exécution des condamnés.
(Greffier Rochery Ménaut et Pocquet de Janville ; conseil- lers commissaires Dubuc assisté de Dessalles fils nommé procureur général).
Contrairement à la situation qui a vu naître Haïti (l’an- cienne partie française de Saint-Domingue),
les esclaves de Martinique n’ont pas conscience de leur individualité.
L’espace de l’Habitation est pour chacun d’eux une prison à ciel ouvert, une condamnation à vie. On y est né, on y a grandi, la suspicion vis-à-vis de l’Autre est la règle.
La relation avec les maîtres est un nœud de vipères, flat- teries, haines ravalées, mensonges, jalousies, flagorneries, double jeu, un naturel dévastateur qui ne laisse même pas la possibilité du repli sur soi (ces deux-là par exemple qui accompagnent toujours le maître lorsque celui-ci quitte Trinité pour se rendre à Saint-Pierre, ils dorment dans sa chambre, ils sont éblouis de découvrir Saint-Pierre, ils re- viendront fiers d’eux-mêmes pour rendre les autres plus jaloux, plus amers, plus refermés sur eux-mêmes).
De 1780 à 1815, les esclaves martiniquais sont hors jeu, on ne peut pas les considérer comme étant « en lutte ».
Le 5 mai 1789 en France, les États généraux avec la dé- ferlante d’évènements qui suivent, provoque un état de choc chez les Grands Blancs de la Martinique. Il ne leur échappe pas que se débat à Paris le droit de pétition des délégués des libres de couleur de Saint-Domingue.
Le 3 juin 1790 à Saint-Pierre en Martinique, le jour de la Fête-Dieu, un groupe de mulâtres et nègres libres, pro- bablement presque tous gens de Saint-Pierre, s’insère dans la procession à la stupeur générale des Blancs. La proces- sion se fige dans un délire immédiat des Blancs, 33 mu- lâtres et libres de couleur, massacrés en plein jour, en pleine rue, les corps immédiatement jetés à la voirie.
En 1794, le décret du 16 pluviôse an II (4 février 1794) proclame l’abolition de l’esclavage.
Le 6 février 1794, une délégation de Grands Blancs mar- tiniquais va en Angleterre pour signer l’engagement qu’ils ont pris de « donner » la Martinique à l’Angleterre. De fait les Anglais ont déjà installé leurs batteries pour inter- dire à Rochambeau (commissaire délégué par la France pour la proclamation de l’abolition de l’esclavage) de prendre pied en Martinique.
De 1794 à 1815-1820, ce sont vingt an- nées d’une véritable incarcération des esclaves sur chaque Habitation.
De nouveau proclamé en 1811-1812 : -1°) Chaque commissaire de quartier formera un tableau des blancs et gens de couleur libres de son quartier en état de porter des armes, qui devront être tenus de faire le service, en cas de be- soin, pour le maintien de l’ordre et de la tranquillité intérieure de l’île.
2°) Qu’il sera fait ensuite une chasse gé- nérale dans la colonie, qu’en consé- quence on fera sortir le même jour, de chaque quartier, un détachement pour battre les bois et parcourir les différents endroits où pourraient se réfugier les nègres marrons et les fugitifs de la Mar- tinique.
3°) Que Monsieur le Général sera invité à faire une proclamation par laquelle il sera promis une récompense à celui qui arrêtera un ou plusieurs fugitifs de la Martinique. Cette récompense sera pour le nègre esclave de sa liberté ; et dans ce cas le prix de l’esclave sera payé à son maître par la Caisse coloniale ; et pour l’homme blanc ou de couleur libre de vingt cinq moëdes par tête, payable par la caisse de la colonie ; et que les per- sonnes qui seraient convaincu d’avoir reculé ou retiré les dits fugitifs, seraient poursuivis criminellement.
4°) Qu’il sera formé une compagnie de chasseurs de nègres marrons composée de trente hommes de couleur libres et recevant une demi-gourde chaque jour. .
Outre la paie ci-dessus mentionnée, le détachement qui fera des captures de nègres marrons profitera de leur paie à savoir : 10 gourdes pour ceux pris dans les bois et à 4 gourdes pour ceux arrêtés ailleurs. Vérification des titres des gens de couleur libres.
L’histoire de l’abolition de l’esclavage en Martinique ne s’enclenche qu’au 19ème siècle.
Les étapes de l’Histoire
Il est difficile de résumer en quelques lignes les évènements importants qui se déroulent en France et à Saint-Do- mingue.
Notre point de repères sera la guerre d’indépendance américaine de 1778 à 1783 (La France y participe du côté des treize colonies américaines réclamant leur indépendance contre l’Angleterre qui n’avait jamais été battue).
Saint-Domingue est la base des forces françaises, toute la population y parti- cipe.
Les corsaires des Petites Antilles sont naturellement de la partie.
Les libres de couleur de Saint-Do- mingue combattent en formant leur propre bataillon.
Dès 1785, les libres de couleur de Saint- Domingue se rapprochent des autorités et expriment le désir d’offrir au Roi un vaisseau et en même temps d’exposer leur situation à Sa Majesté : ils sont libres certes, mais sans la reconnais- sance des droits civiques dus à des hommes libres.
Vincent Ogé et Julien Raymond sont les figures de proue pour Saint-Domingue. Ils sont à Paris dès avant les États géné- raux. Ils ont réussi, avant novembre 1789, à former un groupe de plus de 78 libres de couleur ou nègres esclaves qui signeront devant notaire l’existence de leur groupe de pétitionnaires.
En Angleterre, William Wilberforce (1759-1833), député en 1784, entre déjà dans le combat contre la traite négrière (pour rappel l’Angleterre est à cette époque la première puissance négrière) et pour l’abolition de l’esclavage.
Très vite se constitue autour de lui une armée de militants (Thomas Clarkson, Charles Middleton…).
Entre eux règne l’esprit des Croisés d’antan.
Militants actifs ils sont en permanence sur le terrain. Ils prêchent et mobilisent particulièrement dans les environs por- tuaires. Ils exigent de visiter les bateaux négriers dans les ports. Ils dénichent quelques perles rares parmi des nègres débarqués en Angleterre et les aident à raconter leur histoire : Antony Amo, le guinéen ; Ignatus Sancho L’Africain ; Olaudad Equiano, le récit complet de sa vie ; le procès de l’esclave James So- merset venu de Virginie ; Ottobah Cu- goano (sur la traite des nègres )…
En France est fondée la Société des Amis des Noirs le 19 février 1788
141 membres. Parmi les plus en vue : Condorcet, Brissot, Carra, La Fayette, le financier Clavière, le Chevalier de Saint-Georges, Jérôme Pétion de Ville- neuve, Mirabeau, l’abbé Grégoire, l’abbé Sieyes, Le Duc de la Rochefou- cauld, Louis Monneron etc…
La phrase restée célèbre : « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ».
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Par contre, dès le 20 août 1789, la confrérie des Grands Blancs propriétaires de Saint-Domingue et les repré- sentants des ports français s’organisent en « Club des colons de l’Hôtel de Massiac ». Ce club est très orga- nisé pour tuer dans l’œuf toute remise en question de l’Ordre colonial tel qu’il existe.
Les 1200 députés venus de toute la France pour la convocation des États généraux, avec leur propre cahier de doléances, ne sont pas là pour discuter principale- ment des colonies dont un grand nombre ignore jusqu’à la situation géographique.
Saint-Domingue entre dans un chaos dès l’année 1789. La mort de Vincent Ogé est donnée en spectacle dans un grand décorum sinistre que les Blancs déchaînés ont mis en scène (il sera démembré après qu’il se soit age- nouillé une bougie à la main pour demander pardon aux Blancs d’avoir obtenu les droits civiques pour les libres de couleur).
De 1791 à 1793 la guerre civile embrase le pays entier. Le Pacte Vaudou est célébré au Bois Caïman avec Boukman.
Toussaint Louverture entre en lice.
En 1794, la proclamation de l’abolition de l’esclavage en France vise à reprendre la main sur Saint-Domingue. Mais les colons s’accrochent. La guerre civile continue. Napoléon est au pouvoir depuis son coup d’État du 18 Brumaire en 1799, consul à vie à partir du 2 août 1802, proclamé empereur en 1804. Il décide de reprendre la colonie de Saint-Domingue, de même que la Guade- loupe et d’y rétablir l’esclavage. Le retour de la Marti- nique dans le giron français ne demande qu’une négociation avec l’Angleterre. De toute façon la Mar- tinique n’avait pas connu d’abolition de l’esclavage. Expédition Leclerc à Saint-Domingue, arrestation par traîtrise de Toussaint Louverture emmené en France pour être jeté en prison jusqu’à sa mort, en 1803, Saint- Domingue est en feu, carnages, flots de sang, guerre sans merci.
Leclerc est vaincu.
Naissance d’Haïti le 1er janvier 1804, événement mon- dial de la fin du 18ème siècle.
C’est le seul pays dans lequel les nègres ont pu mener une bataille de cette ampleur.
Le dix-neuvième siècle s’ouvre par un coup d’éclat de l’Angleterre (première puissance négrière) qui convoque le Congrès de Vienne pour imposer la fin de la traite négrière. L’Angleterre reprend son rôle de pre- mière puissance mondiale. Elle s’arroge un droit de vi- site de n’importe quel bateau sous n’importe quel pavillon. (La France demande un délai, la traite clan- destine continuera jusqu’aux années 1840 et plus…)
Les Bourbon sont de retour. La France est redevenue royaliste. La grande ère révolutionnaire ouverte en 1789 est enterrée. La Martinique est remise solennelle- ment à la France le 2 décembre 1814.
Haïti est encore dans l’éclat de son triomphe. C’est vers Haïti que se tourne Simon Bolivar qui appelle à l’aide
pour un débarquement au Venezuela. Haïti le reçoit avec les honneurs, pro- pose toute son aide à condition que Bo- livar déclare l’abolition de l’esclavage dans tous les pays d’Amérique Latine qu’il aura conquis. Ce qui sera fait.
Le temps des vautours s’abattra sur Haïti à partir de 1825.
Pour commencer, la France qui réclame à Haïti ruinée, en cendres, une répara- tion financière faramineuse pour les dé- dommagements des Blancs ayant perdu leurs biens. La pression est accompa- gnée de menaces militaires, d’une nou- velle armada de 14 bâtiments de 28 canons.
La pression est telle que les Haïtiens sont contraints de signer un montage de dettes qui représentent un total de 150 millions de franc-or et pour Haïti une dette sur 125 ans.
Toutes les autres puissances euro- péennes soutiennent cette revanche (re- vanche contre les nègres). L’Amérique, qui dans sa guerre d’indé- pendance contre l’Angleterre avait vu venir des nègres haïtiens (de Saint-Do- mingue en ce temps-là) se battre pour elle, a déjà dans sa visée l’occupation d’Haïti qui ne tardera pas.
Après le retour des Bourbons le dé- dommagement des colons est un prin- cipe de base sacré, le dû aux colons va peser lourdement sur les luttes à venir.
En Martinique
De 1794 à 1822, les Blancs se régalent de vingt années de paix, ils n’affrontent aucun défi. L’âge d’or pour eux de l’Habitation devient réalité.
Soudain, l’échafaudage de tranquillité est ébranlé :
Tétis, un mulâtre cordonnier surnommé Molière menant jusque-là une vie tran- quille à Saint-Pierre mijote une révolte. Ils sont déjà plusieurs conjurés. Ils en- voient des émissaires pour soulever les Habitations Garou et Venancourt. Non seulement les esclaves de cette Habita- tion restent sourds mais le commandeur Vincent et le raffineur Paul dénoncent la conspiration. Molière se suicide. Son cadavre est recueilli par la justice qui condamne le cadavre à être traîné sur la claie et pendu par les pieds.
Élyzée, esclave du Sieur Faugas n’a pas quinze ans. Mulâtre comme sa mère Ay, esclave du Sieur Édouard Henry. Ély- zée est probablement le fils du Sieur Henry. Très jeune, Élyzée a été « donné
en cadeau » à un membre de la famille Faugas dont l’Habitation est très éloi- gnée de Saint-Pierre.
Élyzée s’enfuit de l’Habitation Faugas. Il fomente un complot avec une bonne dizaine de demandeurs, atteindre Saint- Pierre et s’y dissimuler puis voler un canot.
Il réussit à approcher sa mère qui le cache (aidée d’une amie, Agnès).
Le jour du départ est fixé.
Les partants n’ont pas le temps d’at- teindre le Prêcheur. Le complot est dé- noncé par Domette, une petite mulâtresse de 8 ans.
Un procès se prépare en grande pompe. Arrêt de la condamnation (le 30 décem- bre 1815) : condamnations à mort pour tous (Élyzée sera le premier à être pendu et étranglé sous les yeux de sa mère, son corps jeté à la voirie).
Près de cinq mille esclaves ont été ras- semblés pour assister à la scène d’exé- cution des peines.
Ay et Agnès reçoivent 29 coups de fouet et sont marquées des lettres GAL (condamnation aux galères perpétuelles sur les pontons).
Vers 1821, choc chez les Blancs, les libres de couleur sont aussi nombreux qu’eux.
11.073 libres de couleur contre 9.697 blancs
Quelques noms (Millet Joseph, né en 1782 ; Léonce Nicolas, (né en 1793 ?) le plus riche des libres de couleur ; Fa- bien Louis, né en 1794 ; Bissette Cy- rille, en 1795 ; Pory-Papy, en 1805 … )
Métiers des gens de couleur : maîtres charpentiers, maîtres maçons, entrepre- neurs de bâtiments, charpentiers, ma- çons, menuisiers, maîtres perruquiers, maîtres tailleurs, cordonniers, tonne- liers, marchands, marchandes grai- nières, marchand traiteur, navigateur, pêcheurs, charpentiers de marine, cal- fat, bouchers.
Les professions libérales sont interdites (clergé, administration, notaires, huis- siers, avocats, greffiers).
En Martinique, les libres de couleur sont pour la plupart de petits agricul- teurs ou des artisans. À Saint-Pierre et à Fort-Royal, ils sont plutôt marchands de gros, négociants, concessionnaires, c’est une classe de propriétaires d’im- meubles, quelques-uns possèdent un petit nombre d’esclaves. (À Saint Do- mingue, des libres de couleur sont très
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tôt de grands propriétaires d’Habitations et possesseurs d’esclaves).
En 1822, c’est la révolte du Carbet :
21 condamnés à la peine capitale, 10 aux galères perpé- tuelles, exécution des condamnés sur la place Bertin le 19 novembre 1822.
En 1823-1824, c’est la déportation massive de plus de 1500 libres de couleur au Sénégal !
En 1823, Cyrille Bissette ose adresser une lettre de cour- toisie
souhaitant la bienvenue au nouveau Commissaire de justice nommé en Martinique, le Baron de la Mardelle. Cette lettre présente des vœux au Souverain de la part des libres de couleur et déclare la fidélité des libres de couleur envers Sa Majesté.
Sitôt connue, cette pétition soulève l’ire des Blancs. Bissette irrite d’autant plus qu’il est le petit-fils du Grand Blanc Joseph Gaspard de Tascher de la Pagerie, père de Joséphine de Beauharnais. Âgé de 28 ans, père de quatre enfants, commerçant prospère à Fort-de- France, il y a là un profil-type de la haine des Blancs. En novembre 1823, Léonce Nicolas, l’homme de cou- leur le plus riche de la colonie (et pour comble d’ou- trance l’associé d’une grande société métropolitaine d’import-export) subit une attaque foudroyante. Un Blanc qui fait partie de ses nombreux débiteurs (on ne cesse de venir lui demander des emprunts, sorte de ran- çon qui ne dit pas son nom) s’insurge d’entendre Léonce hausser la voix pour lui parler. Léonce déclare qu’il ne peut plus lui prêter d’argent alors qu’il n’a toujours pas remboursé la dette qu’il a envers lui. Cette scène se dé- roule chez Léonce sans aucun témoin. Quarante-huit heures plus tard, Léonce Nicolas accusé comme « mu- lâtre insolent » est convoqué devant un juge unique. Il est condamné à une déportation immédiate. On ne lui laisse même pas le temps de rentrer chez lui et de se pro- curer quelques objets et documents qui lui sont indis- pensables. Fin novembre sans même avoir eu le temps de prévenir ses proches, de se procurer des vêtements pour affronter l’hiver, la déportation est effective.
Un train d’enfer est lancé.
Le 12 décembre 1823, une perquisition est ordonnée chez deux riches libres de couleur, Mont Louis Thébia et J. Ériché fraîchement arrivés au pays après une longue absence. On trouve chez eux quelques exem- plaires d’une brochure intitulée « De la situation des gens de couleur libres aux Antilles », un ouvrage qui circule depuis des mois à Paris et dont l’identité de l’au- teur ne fait aucun doute, Gabriel Jacques Laisné de Vil- levêque, ce dernier, ami de longue date de J. Ériché. Dans la foulée, une descente de police est diligentée chez Bissette et Fabien. On trouve chez chacun d’eux un exemplaire de l’ouvrage.
Le 13 décembre Bissette est appelé à comparaître (le procureur général est Richard de Lucy).
Le 22 décembre, arrestation de Fabien et Volny.
Le 23 décembre à 3 heures du matin, 12 hommes de couleur, les principaux négociants de Fort-Royal (Jo- seph Ériché, Mont Louis Thébia, Joseph Millet, Armand
Hilaire, Laborde, Germain Saint-Aude , Dufond, Étienne Pascal , Angel, Joseph Verdet, Montganier, Edouard Nouillé) sont arrêtés. Ils sont transférés à bord de la Goélette La Béarnaise, mouillée dans la rade.
Le 5 janvier 1824 un jugement condamne Bissette au bannissement perpétuel (il vient d’être père), Fabien et Volny à cinq ans de bannissement. (Le silence du gouverneur le général Donzelot : « …Je ferai poursuivre avec la dernière rigueur les perturba- teurs… »)
Le 12 janvier 1824 un second arrêt sur- classe le premier jugé trop clément. Cet arrêt définitif condamne Bissette, Fa- bien et Volny aux galères à perpétuité. Ils seront immédiatement marqués des lettres GAL (galères).
La Martinique entière est prise de folie.
Les Blancs de toutes les communes, Basse-Pointe, Marigot et la Grande Anse (Lorrain), parmi les plus enragées, participent à une rafle de libres de cou- leur dans toute l’île. Plus de 1500 hommes de couleur seront déportés sans procès, un grand nombre sont jetés dans les colonies espagnoles, anglaises, amé- ricaines.
La goélette « La Béarnaise » se lance avec une cinquantaine de condamnés à son bord, enlevés du pays sans avoir pu communiquer avec leurs familles, se munir de vêtements pour cette longe tra- versée qui se fera en plein hiver.
Cette déportation est si extraordinaire que les nouvelles se répandent dans le monde et parviennent en France à partir des colonies anglaises et espagnoles. Ni le gouverneur de la Martinique ni le Ministre de la Justice n’en avaient en- core averti le gouvernement français.
« La Béarnaise » entre dans la rade de Brest le 20 avril 1824 avec ses 43 dé- portés. Le mauvais temps ne lui permet pas de continuer sa route jusqu’à Dakar. Les déportés sont détenus à bord de la gabarre du Roi, « le Tarn ».
Un deuxième transport à bord du « Cha- meau » transporte 166 déportés.
Les deux convois sont censés se rendre en ligne directe au Sénégal.
Entrée en lice d’un spectaculaire défen- seur de la cause des déportés : Maître François-André Isambert,
Maître François-André Isambert, avocat aux Conseils du Roi, au Conseil d’État
et à la Cour de Cassation, directeur du Bulletin des Lois, il a alors 32 ans. L’homme est engagé dans une œuvre monumentale en 28 volumes sous le titre « Recueil général des anciennes lois françaises depuis 420 jusqu’à la Ré- volution de 1789 ».
Il est tellement choqué par la nouvelle de cette déportation qu’il décide de se rendre sur-le-champ à Brest.
À cette époque, les voyages se font en diligences.
À peine arrivé, il sort tout son arsenal juridique pour obtenir l’autorisation de rencontrer les déportés.
Il rédige son « Mémoire pour les dépor- tés de Martinique » en même temps que toutes les interpellations qu’il adresse à la Cour de Cassation, au Ministre de la Marine, à toutes les instances juridiques de France, à de hautes personnalités comme le Duc d’Angoulême, à Londres et autres capitales européennes.
Il dépose même une plainte contre le gouverneur de Martinique le Général Donzelot.
Sa présence à Brest suscite l’organisa- tion d’un comité de soutien.
Les déportés reçoivent des vêtements, un soutien moral inestimable qui les aide petit à petit à sortir de leur abatte- ment (41 déportés ont laissé derrière eux 57 enfants).
Tout le monde est accroché à la météo (le mauvais temps a interrompu la route imposée jusqu’au Sénégal), c’est la course contre la montre.
Le 10 mai, requête en cassation pour Bissette, Fabien, Volny et demande d’une réponse dans les 24 h (Maître Isambert rappelle la loi qui impose pour les libres de couleur la capacité de se pourvoir en cassation).
Maître Isambert manie tous les styles, il peut se montrer sec et cassant.
Le 30 juin 1824, réponse dilatoire du Ministre de la Marine à Me Isambert qui interpelle alors le Président du Conseil des ministres.
Pour Maître Isambert, le temps presse (le second bateau « Le Chameau » a pris la route du Sénégal, plus rien ne peut l’arrêter). Il interpelle presque tous les Barreaux de la côte atlantique : Rouen, Rennes, Rochefort…
Il trouve le temps de rédiger une Note sur la législation coloniale extraite des Recueils officiels, il relève 179 dates et jugements.
Le 15 juillet 1824, un arrêt de la Cour de Cassation déclare que les pourvois des déportés sont recevables à la Cour de Cassation.
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Le 22 juillet 1824 le « Mémoire pour les déportés de Martinique » de Maître Isambert est publié dans « le Journal des Débats (créé en 1789) » et dans « le Constitutionnel » (les deux journaux les plus diffusés en France).
Cette publicité annonce la révélation à la France de la grande plaie qu’est l’Affaire des déportés de Martinique.
Le 26 août 1824,Thébia, Ériché, Laborde et Mil- let ne sont plus retenus à Brest.
Le 17 septembre 35 autres seront libérés. (…)
En Martinique les Blancs pavoisent toujours. Cer- tains d’entre eux (Fortier, Brettevil, Dufond…) ne cessent de proclamer : « Les Blancs ne consen- tiront jamais à se voir les égaux d’hommes qui, comme la plupart des mulâtres et même de ceux qui font le plus de bruits, ont des parents très proches qui sont dans nos ateliers ».
Les libres de couleur se terrent.
Victor Schoelcher
Victor Schœlcher a 30 ans lorsqu’il crée en 1834 avec le Duc de Broglie « la Société d’abolition de l’esclavage ».
La génération de Schœlcher n’a pas grandi sous les étendards révolutionnaires mais plutôt dans les replis frileux des périodes de transition (les Trois glorieuses de 1830, la naissance de la classe ouvrière avec Karl Max et Engels et la naissance des socialistes…).
Fils unique d’une famille catholique de la bour- geoisie, son éducation a été plutôt ouverte sur le monde extérieur.
Études au Lycée Condorcet.
S’intéresse à la littérature et à la musique (pre- mières rencontres avec George Sand, Hector Ber- lioz, Franz Liszt).
Son père, propriétaire d’une manufacture de por- celaine, voit en lui son successeur et l’envoie au Mexique en 1828, aux USA et à Cuba de 1828 à 1830.
Ce voyage est pour lui un grand choc. Il prend vé- ritablement pied dans le monde des colonies. Il découvre l’esclavage à Cuba, il est bouleversé (Cuba, Puerto Rico et Santo Domingo, les der- niers bastions des siècles espagnols dans la Ca- raïbe, sont les lieux les plus féroces contre les nègres et seront d’ailleurs les derniers à abolir l’esclavage).
De retour à Paris, c’est un autre homme.
Il entre dans la carrière de journaliste et critique artistique, adhère à la franc-maçonnerie (« Les Amis de la vérité »).
Il revend la manufacture héritée de son père. Toujours vêtu comme un ecclésiastique, il se consacre entièrement à son métier de journaliste et à ses activités philanthropiques.
Sa plume a déjà son caractère affirmé, précis et clair.
Ses articles sont attendus dans « le Courrier Fran- çais », « le Siècle », « le journal des Écono-
mistes », « l’Atelier », « l’Abolitionniste fran- çais », « la Revue indépendante », « La Ré- forme ».
En 1833, il publie un essai « De l’esclavage des Noirs et de la législation coloniale ». Au chapitre XI il proclame : « L’esclavage des nègres est une injure à la dignité humaine parce que l’intelligence de l’homme noir est parfaitement égale à celle de l’homme blanc. »
En 1834 il a choisi son combat : l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. Il décide en 1840 un voyage aux Antilles, il en revient convaincu : abolition immédiate et complète.
La Martinique traverse de nouveau une pé- riode de terreur.
En1831 à Saint-Pierre, jugement de 50 es- claves, 23 condamnations à mort, 23 exécu- tions.
En 1833, à la Grande Anse (Le Lorrain), 93 esclaves sont condamnés.
Les Blancs sont toujours enragés.
S’il y a eu en France une campagne de blâme qui leur était défavorable, ils n’ont reçu au- cune réprimande officielle ou mise en de- meure de la part du gouvernement. Ils savent pertinemment et ils ne s’y trompent pas que la majorité en France vit dans les mythes de la colonisation dont les colons sont les héros (la colonisation de l’Algérie est en cours).
Il n’y a pas lieu de s’étonner de cette nouvelle explosion de rage.
Depuis février 1831 on débat l’octroi des droits civils aux libres de couleur, un statut qui sera définitivement légalisé en 1833. (Entre autres, l’ouverture des études aux libres de couleur est accordée à partir de 1831).
La Terreur s’abat alors sur les esclaves.
En France, le combat des abolitionnistes s’in- tensifie et travaille à la mobilisation de tous (notamment des ouvriers français).
Dans sa Préface à son œuvre la plus décisive d’environ 1500 pages « Histoire de l’escla- vage pendant les deux dernières années », Victor Schœlcher lance encore un cri :
« Tout le monde est d’accord sur la sainteté du principe de l’abolition, nous avons eu l’es- poir de rendre plus évidente que jamais l’ur- gence de son application immédiate (…) Les adoucissements qu’on a cru y porter font il- lusion à l’humanité dans l’esclavage. Il n’existe qu’un moyen d’améliorer réellement le sort des nègres, c’est de prononcer l’éman- cipation complète et immédiate. » (1847)
Cet ouvrage de Victor Schœlcher est le mo- nument le plus complet de la description des horreurs de l’esclavage :
« Sévices et cruautés, les mots ont beau être exacts, ils ne portent pas la chair de la réalité lorsque le fond du sujet n’est pas sédimenté dans les consciences. D’où l’obsession de ces lignes de remettre à chaque fois la dimension de la souffrance réelle qui se cache derrière ces mots : un maître qui fait chanter à ses pe- tits nègres « manger des excréments est bien bon » pendant qu’ils sont fouettés par ses or- dres et contraints de manger des excréments de chien et de porc mélangés» (Cour d’As- sises de Saint-Pierre en Martinique, 1ère au- dience du 18 décembre 1845) ; la mère des enfants, Rosette, enceinte de cinq mois, éten- due par terre, les mains liées derrière le dos, le corps mis à nu, exposé en plein soleil, a été vigoureusement fouettée avec effusion de sang et les blessures saignantes ont été impré- gnées de citron et de piment ; immédiatement après, malgré ses souffrances, elle a été contrainte d’une marche d’une heure et demie pour aller au bourg effectuer sa tâche de ven- dre du charbon ; quelques jours après, Rosette a reçu le desmême châtiment parce qu’elle n’était pas remontée assez tôt du bourg ; le fils de cette femme, Gustave, envoyé au tra- vail avec un carcan de fer, accouplé à son frère aîné Jean-Baptiste âgé de douze ans à une même chaîne, sous les coups qu’un autre esclave avait la charge de leur distribuer pour les obliger à chanter en travaillant « nous ar- rachons les herbes, nous sarclons… ». Ro- setta eut le courage d’aller se plaindre au Parquet lorsque son troisième fils Vincent, âgé de sept ans commença à subir le même sort que ses aînés et que Jean-Baptiste eut l’oreille coupée par son maître et fut enfermé dans le cachot de l’Habitation où il mourut. Lors du procès, Rosetta avait fait une fausse couche, Jean-Baptiste, l’aîné était mort, Gus- tave n’eut pas le temps de témoigner à l’au- dience, il mourut à son arrivée à l’hôpital, c’est Vincent, le petit de cinq ans qui fut ap- pelé à témoigner. Verdict d’acquittement des maîtres (deux frères) !!! Ils avaient été res- pectueusement accompagnés par les gen- darmes dans le prétoire. Ils sont portés en triomphe après le verdict. Célébration de ce verdict au cours d’une fête somptueuse don- née sur l’Habitation d’un grand propriétaire, membre du Conseil colonial en présence de l’élite des magistrats créoles. Les trois méde- cins n’avaient pas été en état de confirmer aucun des faits de l’accusation. (Fait rare de ce procès, nombre d’esclaves appelés à té- moigner reconnaissent clairement les mau- vais traitements et confirment less accusations). Le ministre Mackau interpellé à la Chambre le 15 mai 1846 sur l’iniquité de ce procès est interrogé sur le sort des esclaves qui victimes de sévices auraient dû être ra- chetés selon la loi Mackau sur le fond spécial
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alloué à cet effet. Mackau soutient que tel a été le cas avant d’être convaincu de mensonge. 3 esclaves témoins ayant soutenu les accusations avaient été vendus aux enchères. Les victimes Rosette et son fils de 8 ans, au lieu d’être saisis avaient été rachetés par le Domaine, administration de la Martinique, vente à l’amiable très favorable à leurs maîtres au vu des sommes exorbitantes pour l’époque consenties pour cette vente. Les victimes n’étaient pas libérées deve- nant esclaves du Domaine. Ce n’est qu’à la suite de la ques- tion à la Chambre qu’interviendra la liberté de Rosette et de son fils (acte d’affranchissement du 19 juin 1846). (Vic- tor Schœlcher, « Histoire de l’esclavage pendant les deux dernières années », 1847, p 298 à 323) »
Les débats sur l’esclavage à la Chambre des députés s’éta- lent de 1833 à 1847, quatorze années de petites mesures.
L’amiral Ange René Mackau (1832-1918), commandant en chef des forces navales aux Antilles et dans l’Atlantique, gouverneur de la Martinique, Pair de France en 1842, Mi- nistre de la Marine et des colonies en 1843, mène les débats sur l’esclavage à la Chambre des députés ( lois Mackau de 1845 à 1847).
Les députés réformateurs lui rappellent que, gouverneur en Martinique, possesseur d’esclaves, il s’était rendu à Puerto Rico reconnu comme étant l’île la plus féroce contre les nègres, pour échanger des nègres qu’il jugeait indociles et irrécupérables, contre du bétail.
De plus en plus attaqué et hué, il démissionne le 8 mai 1847 laissant les abolitionnistes pétrifiés à l’idée d’avoir à tout recommencer de zéro.
Les mots de désespoir de Victor Schœlcher à la fin de l’an- née 1847 :
« Sans doute la cause de l’abolition est gagnée chez nous, on le dit tous les jours ; ce n’est plus, répète chacun, qu’une affaire de temps, mais il y a déjà un quart de siècle que l’on dit cela et les esclaves sont toujours dans les fers (…) On avait dit que les colons ouvraient enfin les yeux à la lumière, qu’ils renonçaient à défendre une propriété vraiment in- fâme, qu’ils faisaient résolument le sacrifice d’une puis- sance prête à leur échapper, et que leurs délégués, munis d’instructions libérales, devait se borner à traiter de l’in- demnité. (…)Hélas ! Non, ceux-mêmes qui auraient aimé à louer nos planteurs d’une aussi bonne résolution sont condamnés à voir toujours en eux des ennemis acharnés, aveugles de l’affranchissement. Les possesseurs d’hommes sont implacables, ils ne cèdent rien, ils veulent garder des esclaves à tout prix (…) »
(…)
Et qu’on ne s’y trompe pas, le gouvernement n’est pas seul coupable ici, le pays tout entier qui ne lui force pas la main se rend solidaire de son mauvais vouloir. L’esclavage est une tache pour tout le pays, une souillure publique. Chacun croit se sauver en disant : je ne puis rien seul ; on se trompe ainsi, mais on ne sauve pas. L’usage, le fait accompli n’em- pêchent pas que ce qui est mal ne soit mal, et en n’agissant point individuellement contre le mal, on contribue à le per- pétuer. Sur chaque membre de la grande nation retombe donc la malédiction des désespérés de la servitude. Tant que la France qui a le pouvoir de délivrer les nègres ne l’aura pas fait, tous les Français auront leur part de responsabilité dans les atrocités et les iniquités du grand crime de l’escla- vage, tous seront coupables de la barbarie des maîtres et des
souffrances des esclaves. »
( 554 pages dans l’édition du tome 1 Paris 1847 par les Éditions Dés- ormeaux, Pointe-à-Pitre, 1973).
La France renverse le roi Philippe 1er et proclame la Seconde République. C’est la Révolution des 22 au 25 février 1848.
Schœlcher aussi bien que Perrinon et les autres abolitionnistes n’acceptent pas le principe de l’indemnisation des colons. La Révolution de 1848 prend tout le monde par surprise. Les révolution- naires sont ivres de bonheur mais ils ne se font pas d’illusions. Ils savent que le temps est compté, que les conservateurs sont trop forts. Ils acceptent la mort dans l’âme l’idée de l’indemnisation pour en arriver au plus vite à l’essentiel : l’abolition de l’esclavage.
Le gouvernement provisoire (Dupont de l’Eure, Lamartine, Armand Marrast, Garnier Pagès, Marie, Ledru Rollin, Ferdinand Flocon, Crémieux, Louis Blanc, Arago, Pagnerre) est à l’œuvre 24 h sur 24.
La commission de l’émancipation est validée par le décret du 4 mars :
Victor Schœlcher est Sous-secrétaire d’État de la Marine et des colonies. Mestro directeur des colonies. Perrinon chef de bataillon de l’artillerie de Marine.
L’avocat Gatine, l’ouvrier horloger Gaumont, le professeur d’histoire Wal- lon, le secrétaire adjoint Percin sont des membres importants de cette Commis- sion qui se met au travail avec ardeur. C’est une course contre la montre.
Il faut respecter les délais règlemen- taires pour ne pas provoquer une annu- lation générale pour défaut de législation.
Le décret d’émancipation ne peut être pris que le 27 Avril 1848.
Le 8 mai 1848, le commissaire Perrinon part pour la Martinique, le commissaire Gatine pour la Guadeloupe, tous les deux à bord de la même frégate à vapeur « Le Chaptal » qui ne touchera la Mar- tinique que le 27 Mai.
Fin Mars 1848 les nouvelles de la Ré- volution de Février, de l’émancipation prochaine, circulent dans les îles. Il y a une attente anxieuse dans l’air. Pour cer- tains c’est l’opportunité pour des tenta- tives couvées dans le secret, un homme réussit à voler un canot et à s’enfuir avec sa femme et ses cinq enfants à Sainte-Lucie.
Le 21 mai, dans un des « ateliers » du
Prêcheur, l’esclave Romain donne un coup de tambour. Aussitôt, Huc, maire du Prêcheur, un des Blancs les plus hys- tériques de la confrérie, décide immé- diatement de traîner l’esclave Romain jusqu’à Saint-Pierre pour le faire mettre en prison. Un soulèvement spontané se produit dans l’atelier et une bande suit le convoi qui conduit Romain en prison. Sur le chemin ils découpent en mor- ceaux le Blanc Dujon, gendre de Huc. Huc s’enfuit avec sa famille à Puerto Rico.
Pory-Papy, homme libre de couleur, bien connu depuis les années 1835, avait été appelé dès le 30 mars 1848 comme adjoint de police dans le Conseil municipal de Saint-Pierre par le gouver- neur Rostoland. Dès qu’il apprend l’ar- restation de Romain et l’agitation qui en résulte, il se rend immédiatement dans la prison et libère Romain. Romain est porté en triomphe par son comité de soutien, toute la bande se met à courir dans Saint-Pierre. Ils sont devant la mai- son Sanois, une maison de Blancs, un seul homme âgé s’y trouve, il sort et tente d’affronter la bande qui le cerne, la réponse des émeutiers est fou- droyante. Ils incendient la maison (32 femmes et enfants brûlés vifs).
La police municipale est débordée.
Le Conseil municipal se réunit en ur- gence.
Pory-Papy parvient à leur imposer l’idée de proclamer immédiatement l’abolition de l’esclavage : d’où la date du 22 mai 1848 d’abolition de l’escla- vage.
Le 23 mai, une amnistie pleine et entière est accordée par le général Rostoland, gouverneur provisoire de la Marti- nique.
Si Pory-Papy n’avait pas pris la décision de libérer tout de suite Romain et de tuer dans l’œuf les troubles provoqués par l’incendie de la maison Sanois, c’est toute la Martinique qui aurait été incen- diée.
Les Blancs étaient armés comme ils l’avaient toujours été. Combien de morts à ce moment-là ? Le feu sur toute l’île ?
Non seulement les Blancs se seraient jetés dans une bataille à mort mais ils auraient été soutenus par les forces mi- litaires françaises présentes dans les An- tilles françaises, un bataillon chevronné avec un total de plus de 2020 personnes (officiers, sous-officiers, gendarmes, ca- nonniers…accompagnés des milices déjà existantes).
Page 12 ANTILLA N° 1930- – 30 Juillet 2020
Le commissaire Perrinon arrive le 27 mai en Martinique. Il se met immédiatement à l’œuvre dans sa fonction de gou- verneur.
Les célébrations sont solennelles à Fort-de-France et à Saint-Pierre (on plante des arbres de la Liberté…) Pendant son discours la voix de Perrinon s’éteint et son vi- sage est inondé de larmes tandis que des cris unanimes s’élèvent « Vive la République ! Vive Perrinon ! »
La magistrature coloniale était recrutée parmi les familles les plus riches de la colonie. Après 1830 le Ministère de la marine et des colonies commence à introduire dans la ma- gistrature coloniale des juges métropolitains. C’est ainsi que le conseiller Garnier, Président du Tribunal de Parthenay est nommé le 27 janvier 1848 à la Cour Royale de Marti- nique. Embarqué le 26 avril 1848 il débarque en Martinique le 27 mai. Il commence à écrire le Journal qu’il tiendra pen- dant tout son séjour. Première notation : « le capitaine per- siste à vouloir qu’on pende Mr. Schœlcher pour l’abolition de l’esclavage ». Garnier tiendra son journal régulièrement, un document riche par ces petites annotations prises sur le vif. Nous apprenons ainsi : qu’en 1848 Fort-Royal est dé- baptisé et renommé Fort-de-France. Le dimanche 28 mai à Saint-Pierre : « La ville de Saint-Pierre est traversée par des cavalcades de nègres qui sont dans l’ivresse de la joie. » 1er juillet 1848, il note l’ambiance de guerre civile fomentée par les Blancs.
À Paris les résultats des élections de l’Assemblée consti- tuante sonnent comme un glas de la République voulue par ses fondateurs : 800 élus dont 5OO dits républicains (parmi lesquels les radicaux et les socialistes ne sont qu’une cen- taine tandis que les 400 autres ne sont que des conservateurs qui ne veulent pas apparaître comme royalistes).
On s’empresse de se débarrasser des Rouges (Louis Blanc et Albert).
Le 15 mai, arrestation de Blanqui, Barbès, Albert. Victor Schœlcher n’est plus membre du gouvernement.
Les Blancs créoles nagent dans le bonheur. Même si la nou- velle assemblée ne revient pas sur la loi d’abolition, elle va l’aménager sérieusement pour redonner le pouvoir exclusif aux Blancs créoles.
Perrinon et Gatine sont rappelés à Paris.
Le 27 novembre 1848, la Cour va en robes rouges au siège du gouvernement faire ses adieux à Perrinon. Le vice-ami- ral Bruat, son remplaçant, donne le bras à Mme Perrinon et la conduit jusqu’au navire qui l’amène à Saint-Pierre.
Jusqu’au coup d’état de Louis Napoléon Bonaparte du 2 dé- cembre 1851, Victor Schœlcher garde son influence en Martinique et en Guadeloupe.
En 1849, Bissette reçoit enfin la consécration de sa vie par l’appel qu’il reçoit des Grands Blancs et se voit enfin re- connu comme l’un d’entre eux. Il fera campagne pour eux et avec eux.
Après 1851, les esclaves (« libres » depuis 1848 mais qui n’ont pas eu droit à la case et au jardin qu’ils cultivaient) sont maintenus dans un régime de servage jusqu’en 1870. (Arrêté du 22 août 1848 portant création d’ateliers de dis-
cipline ; 22 octobre 1848, interdiction de vente « sauvage » de cannes à sucre ; 1850, nouvelle réglementation du tra- vail : le 13 février1852, confirmation et généralisation du livret ouvrier et du passeport intérieur.
Dès la fin de l’année 1848, le Journal Officiel en Martinique publie des listes impressionnantes de jugements « pour vagabondage » :
Extraits du JOM du mercredi 26 dé- cembre 1849 (Vol 33, N 104)
« Le directeur de l’intérieur à l’honneur de rappeler à Messieurs les maires que, aux termes de l’article 104 du code civil, tout individu voulant quitter son domicile pour aller se fixer dans une autre commune, est tenu d’en faire la déclaration à la mairie des deux communes.
Il doit exister, dans chaque mairie, un registre spécial sur lequel s’inscrivent les déclarations de l’espèce ; c’est à l’aide de ces inscriptions que Messieurs les maires peuvent rectifier les tableaux de population, ainsi que les listes élec- torales, et fournir aux besoins les ren- seignements qui leur seraient demandés sur leur administrés.
Messieurs les commissaires de police et les agents sous leurs ordres sont in- vités à signaler à l’autorité municipale les personnes qui, à leur reconnais- sance, n’auraient pas satisfait à l’obli- gation dont il s’agit. » Fort-de-France, le 21 décembre 1849. Bontemps, « Di- recteur de l’Intérieur ».
Une autre loi de répression est encore plus virulente : c’est la loi qui interdit de seulement prononcer le mot escla- vage dans l’espace public (loi du 7 août 1850, renouvelée par un décret impérial de 1863).
Si en France la décennie post 1862 avait vu des brèches s’ouvrir dans la forteresse du régime autoritaire de Louis Napoléon, avec une multitude de petits journaux de province en particu- lier, il n’en va pas de même dans les co- lonies où il n’y a aucune possibilité d’imprimerie clandestine.
Par ailleurs, il règne un climat patho- gène de suspicion générale avec hantise de fausses accusations et de délation à tous les étages. Les personnalités de la lutte post 1848 se terrent chacun dans son chez soi.)
En 1870, défaite de Sedan, fin du règne de Louis Napoléon.
Schœlcher, Victor Hugo et tous les
autres exilés de Londres reviennent aussitôt à Paris pour proclamer la Troi- sième République.
Schœlcher se remet sur le champ au service de la Martinique et de la Gua- deloupe.
Le 3 décembre 1870 le gouvernement provisoire de la défense nationale dé- crète que dans les 15 jours il sera pro- cédé au renouvellement intégral en France et dans les colonies des conseils généraux et municipaux, des maires et adjoints et que les conseillers généraux éliront en leur sein le Président, le vice- président de chaque session et les se- crétaires, à la majorité des suffrages (élections au suffrage universel mascu- lin).
Cette inclusion des colonies dès le pre- mier acte de la Troisième République porte déjà la marque du retour de Schœlcher comme défenseur intégral des colonies. Les Blancs sont immédia- tement fous de rage (toutes les mairies, le Conseil général, sont aux mains des Blancs) d’autant qu’on avait connu en Martinique l’Insurrection du Sud au mois de septembre 1870.
L’abolition de l’esclavage, une longue, une très longue histoire.
Sur plus de 280 années l’esclavage s’est industrialisé comme un « trafic commercial » quelconque.
La lutte contre l’esclavage, avec les en- jeux qui le soutenaient, s’annonçait dif- ficile.
Cette lutte a duré près d’un siècle (même durée sur tout le continent amé- ricain et sud-américain et tout l’espace caraïbe).
Aux U.S.A, l’esclavage remonte aux années 1619, en 1865 on compte 4.000.000 d’esclaves. Il faudra la guerre de Sécession pour que soit pro- clamé en 1863 le XIIIème Amende- ment de la Constitution américaine déclarant l’abolition définitive de l’es- clavage. C’est le cas le plus spectacu- laire des abolitions. Au siècle d’après les esclaves « libérés » n’ont reçu aucun des droits civiques élémentaires, ils sont les proies faciles des fanatismes des Blancs (lynchages, humiliations, mesures d’intimidation et d’infériorisa- tion de toutes catégories). Ce n’est qu’à partir des années 1965 que se lance la campagne de l’ultime bataille des Noirs américains pour obtenir les droits ci-