Tribune –

Le 22 mai dernier, jour anniversaire de l’insurrection des esclaves du Nord de la Martinique qui précipita l’application du décret du 27 avril 1848 abolissant l’esclavage dans les colonies françaises, un petit groupe d’activistes déboulonnèrent deux statues de Victor Schœlcher à Fort-de-France et dans la ville de Schœlcher. Depuis lors, un déferlement de passions et un brouhaha de récits ont envahi les réseaux sociaux et l’espace public martiniquais, chacun y allant de son explication, de sa vérité, s’improvisant exégète mercenaire de textes de Victor Schœlcher brandits telles des pièces à conviction du crime colonial du personnage contre les ancêtres réduits en esclavage. Si chaque année le mois de mai donne lieu en Martinique à une effusion mémorielle désordonnée, cette fois l’ampleur de l’émotion et la force des divisions, véritables fractures entre plusieurs franges (générations?) de la population, ne peut qu’interpeler. En tant qu’intellectuelle martiniquaise d’abord, puis comme chercheuse ayant travaillé sur les tensions du républicanisme français durant la période post-esclavagiste aux Antilles, enfin comme enseignante – qui a donc parfois charge de former une partie de la jeunesse venue étudier à Paris –, je me suis profondément interrogée sur les enjeux contemporains de la violence de cet acte par la suite revendiqué sur les réseaux sociaux par deux jeunes femmes (dont l’une d’entre elles se dit par ailleurs afroféministe).

Parce qu’elle fut d’une ampleur et d’un éclat inhabituels cette violence a choqué. Pourtant elle n’est pas nouvelle. Je me souviens, gamine, avoir vu la statue du centre de Fort-de-France s’être vu couper la main censée octroyer la liberté à une petite fille noire, incarnation d’une Martinique mineure en dette à l’égard de « son » libérateur devant le tribunal rebaptisé par des graffitis anticoloniaux en « palais de l’in-justice française »… Dans la ville de Schœlcher, la statue avait plusieurs fois déjà été saccagée, puis réparée en vain par les services municipaux. On peut gloser sur l’ignorance d’une part écrasante de la population martiniquaise, notamment de sa jeunesse, quant à son propre passé colonial, esclavagiste, et post- esclavagiste comme à son histoire sociale plus récente —car où s’arrête le « post-esclavage » et faut-il rappeler que l’histoire de la Martinique n’est pas tout entière contenue dans la seule période de l’esclavage, fût-elle déterminante pour l’avenir ? Et pour cause ! Les actes récents en témoignent. J’y reviendrai. Des raisons structurelles et institutionnelles complexes expliquent cette méconnaissance et cette mécompréhension de son propre passé. Sans doute que l’organisation de l’enseignement scolaire en France, l’histoire laborieuse de la production académique régionale et nationale sur l’esclavage et sa diffusion hétérogène auprès d’un large public y ont leur part. On peut néanmoins rappeler que si Victor Schœlcher fut un républicain et un abolitionniste intransigeant, son abolitionnisme fut ancré dans l’adhésion à la mission civilisatrice et la conviction que la civilisation française fut supérieure à toutes les autres. Isolé dans sa volonté d’octroyer les droits électoraux aux affranchis, ignorant les recompositions culturelles des Africains à l’œuvre dans les plantations des Caraïbes, il considérait que « par frottement » avec les mœurs des colons les esclaves s’étaient déjà assimilés à la civilisation française. Il ne fit pas ce raisonnement pour les colonisés des territoires français de l’Inde ni moins encore pour les affranchis de l’Algérie musulmane. Aux premières élections législatives d’août 1848 en Guadeloupe et en Martinique, avec une participation électorale oscillant entre 60 et 65% les « nouveaux libres » récemment inscrits sur les listes électorales placèrent Victor Schœlcher en tête des résultats alors que ce dernier ne fit pas personnellement campagne sur place : durant toute son existence il fit un unique voyage aux Antilles en 1842. Sans qu’elle ne contredise leurs luttes contre l’esclavage, la conscience diffuse parmi les ex-esclaves qu’une initiative politique fut indispensable pour ancrer dans le droit la fin d’une institution séculaire avait beaucoup contribué à l’idolâtrie du personnage. C’est encore le soutien sans faille de Victor Schœlcher aux revendications des élites politiques antillaises de l’égalité législative entre métropole et « vieilles colonies », c’est-à-dire « l’assimilation politique », qui lui valut un culte tel que des statues et des noms de lieux lui furent dédiés en forme d’hommage dans les Antilles, en Guyane, à la Réunion et même au Sénégal. Voilà pour les faits historiques connus, qu’ils plaisent ou qu’ils heurtent, l’action des ancêtres n’anticipant jamais l’ampleur de la déshérence de la postérité.

Qu’elles l’applaudissent, la déplorent ou la condamnent –rôle dévolu aux autorités municipales et judiciaires –, les postures morales qui ont accueilli la destruction des statues empêchent de soulever un nœud de problèmes que cette radicalité inédite en Martinique demande d’affronter. Expression d’une immense colère mêlée d’impuissance, la volonté d’effacer toute trace de Victor Schœlcher de l’espace social martiniquais résonne comme l’expression d’une blessure intime en même temps qu’une demande criante de références historiques locales auxquelles rattacher publiquement une même communauté, désir avide d’affiliation à un récit vernaculaire d’héroïsme. À l’impuissance s’ajoute le sentiment d’injustice, indissociable de la situation sanitaire actuelle de la Martinique causée par l’usage durable et dérogatoire, à l’initiative des békés producteurs de bananes, du chlordécone dans les bananeraies. Dans la vidéo qui a circulé sur internet, en une hypothèse contrefactuelle touchante l’une des jeunes femmes se hasarde à se demander ce qu’aurait été la Martinique d’aujourd’hui « si Victor Schœlcher n’avait pas indemnisé les békés »… L’argument est court tant il fait d’un homme seul le moteur de l’histoire et reste en cela prisonnier de la vieille mythologie paternaliste de la fin du 19ème siècle, belle et bien martiniquaise, dénommée plus tard « schœlchérisme ». Mais cette naïveté touche au cœur un fait structurant de l’histoire martiniquaise : l’abolition de l’esclavage de 1848 renouvela de manière durable les hiérarchies anciennes, sociales et raciales, nées du ventre de la plantation. La Martinique est d’ailleurs la seule île de la Caraïbe où le groupe des anciens planteurs propriétaires d’esclaves s’est maintenu tout à la fois comme groupe racial et comme minorité économique dominante, caractérisation contenue dans le terme béké, par des stratégies sociales sophistiquées (notamment matrimoniales) de capitalisation de la blanchité. La coexistence dans l’espace public du mythe ancien d’un libérateur européen des esclaves des Antilles avec tant d’autres statues, noms de rues et monuments apparaissant comme des révérences anachroniques à la geste coloniale – de surcroît dans un contexte d’injustice sanitaire et environnementale aux racines coloniales profondes – aura certainement fini par donner à une partie de la population martiniquaise, et de sa jeunesse en particulier, l’impression pesante de devoir vivre en pleine déréalisation de son réel sensible.

La violence d’aujourd’hui vient ainsi poser avec force à la société martiniquaise cette question éthique et politique délicate : peut-on patrimonialiser la domination subie ? Et si oui, comment le faire ? En bien des endroits du monde dont l’histoire fut marquée par la violence, dans des musées, dans des commissions patrimoniales, on tente avec plus ou moins de succès de répondre à cette question. Des politiques publiques s’y confrontent. En Martinique, sous l’impulsion de la contre-mythologie nationaliste qui a construit le récit d’une libération autonome des esclaves déconnectée de sa dynamique sociale et juridique transatlantique pourtant décisive, des statues d’esclaves marrons ont fleuri aux abords des ronds-points. D’une certaine manière, au « schœlchérisme » des aïeux a succédé ce que j’appellerais le « marronisme », forgé par les militants nationalistes des années 60 et 70. Au prix de bien des arrangements avec la vérité historique, des récits parcellaires ont rétrospectivement fabriqué des héros locaux. Il en va ainsi de Cyrille Bissette qui, s’il fut tour à tour ennemi des esclaves révoltés au Carbet en 1822, martyr colonial dans les années 1823-1827, puis abolitionniste sincère, fut après l’abolition de 1848 autant un adversaire explicite des événements du 22 mai qu’un allié fidèle des békés… Dans une correspondance privée de 1849 parmi d’autres, il déclare « que les fatales journées de mai qui ont vu mourir à Saint-Pierre et au Prêcheur grand nombre de nos frères [les Blancs créoles], des vieillards, des femmes et des enfants, doivent être rachetées par tous en expiation de ce crime ». (ANOM, Martinique, C-11/D-108) Les ambiguïtés du personnage lui vaudront l’image d’un traître accueilli en ennemi en Guadeloupe lors de la campagne électorale des élections législatives de 1849. Mais on le sait, les mythes visent moins à dire le vrai qu’à produire des communautés sentimentales. À défaut d’avoir pu formuler une stratégie politique d’accession à l’indépendance ou à la souveraineté, le nationalisme martiniquais aujourd’hui en ruine a pris les contours rabougris d’un narcissisme de drapeau et d’une fétichisation consensuelle du Nous à travers des slogans qui exaltent la « fierté d’être Martiniquais.e » à l’arrière des pare-brise et sur les t-shirts. C’est donc empreints de ce nationalisme culturel que de jeunes militants d’une mémoire oblitérée opposent aujourd’hui, avec le zèle des convertis, une « liberté nègre » à une « liberté blanche ».

À certains égards, les deux déboulonnages du 22 mai 2020 racontent donc aussi une transmission d’héritage politique entre une nouvelle génération d’acteurs et d’actrices apparus sur la scène publique de façon tempétueuse à la faveur des mobilisations contre la pollution de l’île au chlordécone et celle de militants nationalistes aujourd’hui « papy- boomers ». Or il faut rappeler qu’à l’exception sans doute de Marc Pulvar et de quelques figures discrètes, la plupart de ceux qui en 1963 (en pleine guerre d’Algérie) rejetaient le colonialisme français aux cris de « La Martinique aux Martiniquais » finirent en rentiers de notabilités locales. Certains même, devenus sénateurs d’une république coloniale qu’ils conspuaient jadis, au soir de leur vie reçurent sans sourciller la légion d’honneur du même État colonial… Les contradictions du nationalisme culturel martiniquais ne disqualifient peut- être pas l’aspiration d’une partie de la jeunesse à décoloniser le paysage mémoriel et les sensibilités publiques. Cependant, elles montrent à quel point l’exaltation vide de l’identité collective échoue à défaire l’écheveau compliqué des hiérarchies socio-raciales anciennes et des injustices sociales soutenues durablement par l’État. Entre ces deux récits mémoriels polarisés, sorte de ventre mou, un discours social et politique lénifiant de pacification et de communion de la société autour de la mémoire et du patrimoine s’est imposé ad nauseam dans l’espace social martiniquais. Tout se passe comme si se projeter vers un horizon politique commun passait nécessairement par le fait d’hériter en bloc, verticalement, sans réflexivité ni conscience critique du chemin parcouru. Comme si l’identité collective n’était qu’inventaire de traditions perdues, somme d’héritages à sauver, en un mot, une affaire d’antiquaires.

Lors d’une émission de radio récente, un auditeur m’a fait remarquer que « depuis longtemps chacun fait son petit 22 mai à sa sauce ». Ces mots simples rappellent à juste titre que face à l’hétérogénéité intrinsèque des sociétés tenir les politiques mémorielles et patrimoniales pour un remède à la conflictualité sociale, pour un moyen de pacification du lien social, est une impasse. Les recherches en science politique ont montré que les politiques de mémoire échouaient à pacifier les sociétés. Qu’il s’agisse du Rwanda, de l’Afrique du Sud, du Liban, de la Palestine ou encore de l’Argentine, elles ne produisent pas une communauté unifiée de sensibilités historiques. L’existence d’un rond-point baptisé du nom de Cyrille Bissette dans la ville de Schœlcher n’aura pas empêché que la statue de l’initiateur du décret du 27 avril y fût déboulonnée… Tandis que l’on célèbre officiellement le 22 mai en Martinique depuis 1983 et près de 20 ans après l’adoption de la loi Taubira, l’illusoire épiphanie d’une mémoire commune n’a pas apaisé les tensions structurelles à la société martiniquaise. Ces politiques permettent à celles et ceux qui se vivent en relais présents des victimes du passé de ritualiser le temps du souvenir et de l’hommage aux ancêtres, de voir reconnu un pan d’histoire dans des célébrations officielles, à des chercheurs ou à des personnalités publiques de se sentir utiles et d’occuper des positions leur assurant des rétributions symboliques, à des artistes de faire exister leurs créations aux yeux d’un public élargi, ou encore à des inconnus de se rencontrer en des circonstances solennelles. En revanche, elles ont pour redoutable efficacité d’épargner aux gouvernants d’avoir à engager en faveur des populations qui le nécessitent des politiques de redistribution socio-économique et de justice sociale. En Martinique, la religion de la mémoire et du patrimoine a fini par constituer le ferment d’une imagination politique en panne, les élus s’étant à ce jour montrés incapables de s’attaquer aux conditions institutionnelles et matérielles de reproduction et de transformation des stratifications héritées.

Si les iconoclastes du 22 mai 2020 ont imposé aux Martiniquais dans la douleur un moment de réflexivité commune sur leur passé, puisse ce présent critique avoir au moins la vertu pédagogique d’inviter intellectuels, classe politique, femmes et hommes ordinaires à retrouver un trésor perdu : la liberté d’imaginer, mais aussi de disputer courageusement, des futurs politiques inexplorés.

Silyane Larcher

Chargée de recherche au CNRS en sciences politiques (IRIS-EHESS)
Autrice de L’autre citoyen. L’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage, Paris, Armand Colin, 2014. Prochain ouvrage à paraître sur l’afroféminisme aux éditions du Seuil

Partager.

Comments are closed.

Exit mobile version