En pleine tourmente face à des mobilisations sans précédent contre la vie chère, la Martinique se trouve confrontée à une crise qui dépasse la simple question économique. Jeanne Wiltord, Psychiatre, Psychanalyste, revient dans cette tribune intitulée “Yo paka bokanté pawol pou kou”, sur l’origine de cette fracture profonde, rappelant que les tensions sociales d’aujourd’hui résonnent avec des héritages historiques non résolus, amplifiés par des discours identitaires. Alors que des actes violents et des revendications radicales occupent l’espace public, Madame Wiltord nous invite à interroger le passé colonial et les choix politiques qui continuent de façonner les réalités de la Martinique.
“Yo paka bokanté pawol pou kou”
De très violentes manifestations contre la vie chère en Martinique occupent depuis plusieurs semaines les médias.
Il y a quinze ans, en 2009, une mobilisation populaire massive contre la vie chère organisée par les syndicats avait débuté en Guadeloupe menée par Elie Domota. La population de la Martinique s’y était massivement associée. Après des années, les résultats attendus n’ont pas été au rendez-vous pour les populations antillaises.
Cette année, la mobilisation a été initiée par une association récemment constituée, le RPPRAC (Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens). Commencées à la préfecture, où le préfet a refusé que les débats soient diffusés en direct, elles se sont poursuivies à la Collectivité Territoriale de la Martinique (CTM), dirigée par Serge Letchimy.
Au terme des négociations menées à la CTM, partiellement diffusées au public, un protocole d’objectifs et de moyens de lutte contre la vie chère en Martinique a été signé le 16/10/2024. Ce protocole propose la suppression de l’octroi de mer sur 53 familles de produits alimentaires. L’État proposant une annulation de la TVA sur le même nombre de familles de produits alimentaires, soit 6000 produits alimentaires.
L’association initiatrice de ces travaux a refusé de le signer ce protocole, ses représentants exigeant la suppression de l’octroi de mer sur 40.000 produits alimentaires. Une telle demande, si elle était acceptée, n’aurait-elle pas risqué de grever lourdement et de détruire à terme, la production locale très fragile ?
L’assemblée de la CTM a confirmé ultérieurement, par le vote de la grande majorité de ses membres, la suppression de l’octroi de mer sur 53 familles de produits alimentaires. Et le protocole a été l’objet de critiques de certains syndicalistes.
À la suite de ces négociations, une mobilisation massive s’est organisée. Des actes violents se sont multipliés dans l’espace public (incendies de voitures, de biens publics, d’entreprises ; barrages sur les routes ; violences à l’entrée des grandes surfaces) se répètent et se maintiennent en dépit des mesures prises par l’autorité préfectorale représentante l’État, pour restaurer un ordre public.
Un silence préoccupant du côté des responsables politiques locaux laisse une place vide, que viennent occuper les très nombreuses images diffusées sur les réseaux sociaux. Vidéos des responsables du RPPRAC, de voitures calcinées, d’incendies d’immeubles divers (dont de pharmacies), d’entreprises, barrages avec pieux dans la chaussé, entravant la circulation des véhicules… La diffusion de ces images ne cesse pas de stimuler la violence pulsionnelle du regard qu’elles sollicitent.
Dans l’une de ces nombreuses vidéos, celle datée du 24/8/2024 a retenu mon attention. L’une des responsables du RPPRAC y parle de « l’après vie chère » et y articule « la souveraineté » à la majorité ethnique de la société martiniquaise : « Même si bleu, blanc rouge…la souveraineté c’est la majorité ethnique sur un territoire…alors tu peux me parler de bleu blanc rouge… de l’administration française…nous sommes une majorité de nègres sur notre territoire donc nous sommes ici chez nous et c’est important de le comprendre… ».
Une société d’apartheid est ainsi présentée comme programme de « l’après vie chère » en Martinique. Une société qui reproduirait les clivages coloniaux du temps de la colonie esclavagiste et racialisée…à ceci près que les nègres viendraient occuper la place alors occupée par les maîtres…
Comment en est-on arrivé là ?
Un bref rappel de l’histoire est nécessaire pour situer la trame où se tissent ces propos qui font entendre la violence du ressentiment qui nourrit un malaise qui ne cesse de hanter les relations avec la France et les békés.
Essayons d’en proposer certains éléments.
Des années après la mise en place du statut de département en 1946, un écart a été maintenu dans la société martiniquaise entre l’égalité institutionnelle officielle et la réalité vécue. Le poids du legs économique de l’esclavage était resté très concret :
- En 1953, les fonctionnaires « locaux » ont dû faire une grève de deux mois dans les quatre départements, pour obtenir de l’État français la prime « de vie chère » qu’il avait attribuée aux seuls fonctionnaires « métropolitains ».
- Absence d’un réel développement économique et avec une diversification de l’agriculture.
- Taux de chômage élevé.
- Importance du taux d’échec scolaire par rapport à la France continentale.
- Maintien aux Antilles de l’utilisation du chlordécone, obtenue grâce aux pressions des producteurs de bananes auprès de l’État. L’utilisation et la vente de ce pesticide hautement toxique, qui empoisonnait une grande partie des terres de la Martinique et de la Guadeloupe, ont été autorisées jusqu’en 1993 dans les deux îles, alors qu’elles avaient été retirées dès 1990 en France hexagonale. Une décision de non-lieu définitif rendue par la justice en 2023 contre les plaignants réclamant un dédommagement de l’État pour les problèmes de santé causés par ce pesticide, est venu ajouter à la colère sociale en Martinique et en Guadeloupe.
Ces faits sont connus, mais une lecture des importants problèmes économiques et sociaux devenus explosifs dans les sociétés antillaises, nécessite de prendre en compte la toile de fond des relations coloniales esclavagistes racialisées qui ont fondé la société martiniquaise.
« Quelque chose » n’a pas pu être refoulé : « Le gros problème c’est que nous n’avons jamais fait le deuil de cette période » disait J-L Romana dans le film de J-P Lespers, « La Guadeloupe une colonie française ? ».
L’interminable répétition de la référence à l’esclavages dans les propos aux Antilles, fait entendre l’impossible oubli d’un traumatisme collectif, toujours à l’œuvre dans ces anciennes colonies devenues départements en 1946. Ses conséquences ont longtemps été l’objet d’un déni. Le psychanalyste Octave Mannoni a éclairé ce déni d’une phrase : « Je sais bien… mais quand même ». Ce déni du traumatisme collectif qui a fondé la société martiniquaise ne cesse pas de peser dans les sociétés des anciennes « vieilles colonies » de la France.
Comment ne pas rester englués dans ce traumatisme collectif fondateur ?
Comment sortir du temps figé du traumatisme qui ne cesse d’obstruer, de boucher la perte nécessaire pour sortir de la contrainte de la répétition et construire un avenir ?
Intrinsèquement liée aux premiers balbutiements de la mondialisation du capitalisme marchand, la colonisation esclavagiste racialisée qui a donné naissance à la société martiniquaise, a déterminé un système de nomination coloniale des êtres humains à partir de ce qui se voyait d’eux : leurs différences de couleur de peau. Les femmes et les hommes réduits en esclavage sur le continent africain, déportés aux Antilles comme marchandises par le commerce de la traite négrière pour la culture de la canne à sucre, privés des repères symboliques (noms, langues, croyances ancestrales) nécessaires à l’humanisation dans toutes les cultures, sont devenus les Noirs, les colons, maîtres venus de France, les Blancs, et leurs descendants nommés les békés. Dans ces sociétés, les nominations coloniales à partir de ce qui se voit, ne cessent pas de solliciter la pulsionnalité du regard au détriment de ce que dit la parole (organisée par la structure symbolique du langage).
Une langue, la langue créole est née entre esclaves et maîtres dans la violence de la fondation coloniale esclavagiste et racialisée. Parler une même langue n’est pas sans conséquences. Cela installe des relations à l’insu de celles et de ceux qui la parlent : relations de proximité, voire de connivence, mais une langue dit aussi une expérience du monde. La langue créole née dans des conditions de violence ne cesse de faire un rappel incessant de la période esclavagiste racialisée dans ces sociétés. À quelles conditions peut s’établir un lien social apaisé ? Comment faire lyannaj, quand la couleur de la peau, devenue la scène visible des relations sexuelles, fait rappel incessant du passé colonial esclavagiste[1] ?
La question de l’assimilation des colonies esclavagistes a occupé une place importante dans le débat politique à divers moments révolutionnaires en France. Mais l’extension des droits politiques des citoyens de la « métropole » aux citoyens des « vieilles colonies » nées d’un esclavage racialisé, n’a pas cessé de se heurter aux limites anthropo-historiques qui posaient deux questions à la prétention universaliste républicaine de la citoyenneté française.
L’une concernait la manière d’administrer : peut-il y avoir deux manières d’administrer ?
L’autre question était celle de l’implantation aux colonies, des normes et des
valeurs de la « métropole ». Elle se rapporte à l’assimilation des personnes.
Les problèmes rencontrés par l’application du Code civil français (code Napoléon) est un exemple de l’influence des colons, soutenus par les pouvoirs locaux et par les partis politiques français pour faire « respecter les convenances locales », c’est à dire la distinction des couleurs de peau, « indispensable dans les colonies à esclaves ».
En 1946, la réalité des pouvoirs économique et politique continuait d’être détenue par l’oligarchie locale béké et la demande d’assimilation intégrale (assimilation des personnes et assimilation administrative) soutenue par les parlementaires des « vieilles colonies », était indissociable de cette situation locale restée marquée par la misère coloniale. Le député guadeloupéen, Paul Valentino, d’accord pour demander l’assimilation des personnes, était le seul parlementaire des colonies à demander qu’elle soit accompagnée par un renforcement des collectivités locales. Il soulignait par là même le risque d’une assimilation intégrale : que le sort des colonies se trouve décidé à Paris, sur la base d’informations insuffisantes sans connaissance des réalités de leurs pays. Il a fini par se joindre à ses collègues et à signer la demande d’assimilation intégrale dont Aimé Césaire a été le rapporteur en 1946.
L’au-delà d’une demande
Ni les parlementaires qui posaient cette demande d’assimilation intégrale, ni la réponse de la France à celles et ceux qu’elle considérait comme ses « enfants », n’ont pris la mesure de l’écart qu’une demande introduit par rapport à la seule satisfaction des besoins. La situation de misère coloniale dans laquelle vivait la majorité de la population martiniquaise en 1946 ne l’a pas permis.
Je souligne ici la complexité dans laquelle s’est inscrite la demande d’assimilation intégrale de 1946. Ni les parlementaires des colonies (soucieux de sortir leurs pays de la misère coloniale) ni la France (alors occupée à sa reconstruction) n’ont pu prendre en compte cet écart.
Si une demande cherche toujours à faire entendre un manque, celui-ci n’est pas à entendre au seul niveau de la satisfaction des besoins de la réalité. Parce qu’elle est articulée par une parole, une demande introduit toujours un écart, un au-delà de la satisfaction immédiate des besoins que peuvent procurer des objets de la réalité. Une demande est toujours à entendre au-delà de la satisfaction de besoins, dans le registre du manque qu’introduit la structure symbolique du langage qui organise la parole.
Nous sommes là au cœur de la complexité de la demande d’assimilation intégrale adressée en 1946 à la France par les descendants d’esclaves déportés d’Afrique- privés des références symboliques qui dans toute sociétés, inscrivent l’humanité des êtres qui parlent- devenus des « migrants nus », pour reprendre l’expression d’Edouard Glissant.
En 1946 l’au-delà de la demande d’assimilation intégrale, demande de reconnaissance symbolique par la France, n’a pas été entendue. Implicite, elle portait sur les réparations des conséquences déshumanisantes de la privation irrémédiable qu’avait été pour leurs ancêtres, la déportation d’Afrique et sur celles de la rencontre coloniale esclavagiste racialisée qui avait fait d’eux des Antillais… dont la couleur de peau restait un stigmate de l’esclavage.
Comment ne pas souligner ce qu’a pu être pour eux la question centrale d’un nom de famille, marqueur d’identité symbolique ? Chargés du legs de l’esclavage et de son abolition, des noms ont été attribués à la quasi-totalité des Martiniquais : celles et ceux dont les ancêtres avaient étés dépossédés des noms qu’ils avaient en Afrique.
La réponse
La réponse apportée par la France à leur demande d’assimilation intégrale a privilégié la mise en circulation dans la société antillaise d’objets de consommation[2]. Cette réponse n’a pas cessé d’entretenir les Antillais dans le leurre que ces objets, produits du marché capitaliste pourraient satisfaire leur manque.
Nous pouvons nous demander si les conditions d’accès à la langue française à l’école républicaine pour tous, quelle que soit la couleur de peau, où l’exclusion de l’enseignement de l’histoire de la Martinique et de la langue créole (alors parlée dans la majorité des familles martiniquaises) n’ont pas participé à l’institution de ce que la psychanalyse appelle un déni culturellement institué.
Le déni est un mécanisme paradoxal qui ne porte pas sur des représentations symbolisées par la parole qui peuvent être refoulées, générant alors un malaise dans la civilisation. Le déni opère sur des éléments du lien social (aux Antilles, la réalité des liens coloniaux structurés par l’esclavage racialisé) restés non symbolisés par la parole…(paroles des récits familiaux ; des récits de l’histoire dans l’enseignement scolaire) dont les retours ne cessent de hanter la culture dont ils font le malheur. Les coups (dans l’éducation des enfants), la violence des passages à l’acte (dans le social) ont-ils cessé de remplacer la parole ?
Comment faire le deuil de la violence coloniale esclavagiste quand par exemple, les cases d’esclaves d’une habitation sucrière ont pu être un temps, transformées en chambres d’hôtel ? Comment faire le deuil des ancêtres quand leurs cadavres ont été laissés sans sépultures et que leurs ossements ont pu être retrouvés dans du sable de construction ? Comment se dégager du déni quand la nomination coloniale par les différences de couleur de peau ne cesse de faire rappel du passé ?
Les objets de la mondialisation capitaliste déversés dans les sociétés des Antilles, n’ont pas cessé d’apporter aux Antillais des satisfactions immédiates. Mais à ces « satisfactions » apportées par les objets du marché, ne manquent pas de répondre un « encore plus » qui relance toujours d’autres demandes, auxquelles sont apportées les mêmes réponses qui ne cessent pas de relancer d’autres demandes restées inaudibles.
Dans le monde contemporain où le développement des technologies ne cesse de disqualifier le temps nécessaire pour donner place à la parole et au dialogue, la possibilité de prendre en compte l’au-delà d’une demande (respect et dignité) s’amenuise. La complexité de la parole et du dialogue se réduit à une binarité appauvrissante où yo ka bokanté kou pou pawol. Ainsi a disparu l’usage de certains mots : celui de bétjé gouyav par exemple.
« Aucune race ne possède le monopole
De la beauté, de l’intelligence, de la force
Et il est place pour tous au
Rendez-vous de la conquête.
Aimé Césaire -Cahier d’un retour au pays natal
Jeanne Wiltord
Psychiatre,Psychanalyste
Paris Octobre 2024
[1] Jeanne Wiltord, Les békés maîtres et pères ? Conférence faite le 14 Juillet 2010 dans le cadres du Cénacle du festival culturel du SERMAC- F-de-F.
[2] En 2009, à la sortie d’une grande surface, une femme âgée s’exclamait devant les clients poussant des caddies débordant d’achats : « Sa ki rivé nou, séboudin nou sèl nou ka sonjé ? »
Un commentaire
Le nœud du problème clairement mis en évidence…mais sans les pistes de réparation